La nouvelle guerre de Moscou en Syrie a tout d’un futur bourbier, mais elle posera des problèmes à Washington bien avant qu’elle ne le devienne.
Le 30 septembre au matin, des représentants russes sont venus frapper à la porte de l’ambassade des États-Unis à Bagdad avec un message important: nous allons bombarder la Syrie dans une heure. Depuis, beaucoup de choses, souvent contradictoires, ont été dites sur cette histoire et je me propose donc de livrer ici quelques pensées à chaud sur cette dernière manœuvre de la Russie.
Les frappes aériennes russes sont peut-être choquantes, mais elles n’ont certainement rien de surprenant. Cela faisait plusieurs semaines que Lattaquié se remplissait d’avions, d’héliports, de baraquements, de tours de contrôle et même de personnel militaire russe. Cela n’était, a priori, pas là à des fins décoratives. L’Occident a semblé être pris par surprise mais, comme l’a résumé Georgy Mirsky, spécialiste du monde arabe qui enseigne la géopolitique moyen-orientale à l’École des hautes études en sciences économiques de Moscou, «à quoi pouvait-on s’attendre d’autre? Ce qui [l]’aurait étonné, c’est que Poutine apporte tout ce matériel et ces avions en Syrie et qu’il les laisse là sans s’en servir». Et soyons réalistes: la Russie est le pays d’Anton Tchekhov, dont la maxime «si vous dites dans le premier chapitre qu’il y a un fusil accroché au mur, il doit absolument servir dans le deuxième ou le troisième chapitre» est restée célèbre. Voilà où nous en sommes.
Il est à noter que le bombardement a eu lieu après la rencontre de Poutine avec Obama. On sait que Poutine n’a pas parlé de ce projet de frappes aériennes avec le président américain. On sait également qu’ils ne se sont finalement pas entendus sur grand-chose lors de ladite réunion. Pourtant, Poutine en est ressorti assez confiant pour faire cette surprise à Obama deux jours plus tard. «Ils ne se sont pas mis d’accord pour une action coordonnée, mais, au moins, Poutine a pu jauger sa réaction, commente Fyodor Lukyanov, rédacteur en chef de Russia in Global Affairs. Au moins, ils semblent s’être mis d’accord pour ne pas se gêner mutuellement, ce qui est déjà beaucoup.»
Discours familier
«Le seul véritable moyen de combattre le terrorisme, a déclaré Poutine mercredi 30 septembre, est d’agir de manière préventive, en combattant et en détruisant les combattants et les terroristes sur les territoires qu’ils ont déjà conquis, sans attendre qu’ils viennent chez nous.» Ça ne vous rappelle rien? «La défense de notre sécurité va obliger tous les ressortissants américains à être vigilants et résolus, prêts à prendre des mesures préventives lorsque cela sera nécessaire, afin de défendre notre liberté et nos vies», avait déclaré George W. Bush à West Point à l’été 2002. Bush, parlait lui aussi d’aller chercher les méchants où ils vivaient, avant qu’ils viennent chez nous. C’était l’un des axes-clés de sa politique extérieure.
Le langage utilisé par Moscou pour justifier son intervention militaire en Syrie emprunte à la terminologie utilisée par les Américains pour décrire leur invasion de l’Irak
Alexander Kliment, spécialiste de la Russie auprès de l’Eurasia Group
«Il est intéressant de constater que le langage utilisé par Moscou pour justifier et décrire son intervention militaire en Syrie emprunte autant à la terminologie utilisée par les Américains pour décrire leur invasion de l’Irak, affirme Alexander Kliment, spécialiste de la Russie auprès de l’Eurasia Group. Cela reflète à la fois les ressentiments et les aspirations qui résident au cœur du révisionnisme russe. Utiliser les mêmes mots que les Américains est une manière de titiller Washington à propos de l’échec irakien, mais aussi de dire “nous aussi, nous pouvons le faire”. Et être en position de pouvoir faire ce genre de choses est l’une des ambitions majeures de Poutine.» Mais comme le souligne Masha Lipman, une analyste politique russe indépendante, cette aspiration est contradictoire, notamment parce qu’elle vient d’un homme qui a toujours dit qu’il n’y avait pas de solution militaire à apporter pour résoudre les conflits au Moyen-Orient. «Il y a toujours un peu de “pourquoi vous pourriez le faire et pas nous?”, m’a dit Lipman. Mais c’est deux poids, deux mesures: si vous le faites, vous, c’est mal, mais si nous le faisons, nous, c’est bien.»
Soutien affirmé à Assad
Lorsque Poutine a dit qu’il allait soutenir Bachar el-Assad, il avait vraiment l’intention de soutenir Bachar el-Assad. Les Russes ont prétendu viser l’État islamique, mais, dès que les bombes sont tombées, il est devenu clair que l’État islamique n’était pas du tout leur cible. En effet, les bombes ont frappé des zones où le groupe islamiste n’est pas du tout présent. Qui s’y trouvait? Des rebelles anti-Assad, supervisés par la CIA et soutenus par les Américains. En outre, il est apparu clairement que la Russie, à la manière d’Assad, avait utilisé des bombes gravitaires (et non des missiles guidés) pour frapper ces cibles.
L’opposition syrienne a rapporté que trente-six civils, parmi lesquels six enfants, avaient été tués lors de l’attaque russe (les rapports suivants n’ont fait qu’augmenter le nombre de victimes). En d’autres termes, la Russie ne fait rien d’autre en Syrie que ce que fait déjà Assad, peut-être juste avec un peu plus de force, et il faut donc s’attendre, si la campagne aérienne russe se poursuit, à ce que les attaques continuent d’éviter l’État islamique, visent les rebelles anti-Assad soutenus par l’Occident et sèment autant la mort, la destruction et la terreur que l’ophtalmologue zozotant en personne (il convient aussi de noter que plus la Russie supprime de combattants non islamistes, plus elle renforce l’État islamique et se met donc en contradiction directe avec son but affiché en Syrie).
L’Ukraine et la Crimée oubliées
Avec sa campagne de bombardements en Syrie, Poutine fait d’une seule pierre plusieurs coups. Qui pense encore à l’Ukraine? À la Crimée? Plus grand monde. Et c’est bien là toute la question, comme l’a fait remarquer Michael McFaul, ancien ambassadeur des États-Unis à Moscou, lors d’une interview pour NPR le 27 septembre. En déplaçant son champ de bataille, Poutine sort de son isolement politique (consécutif à sa double invasion de l’Ukraine) et force l’Occident à lui parler.
«Poutine ne résout rien, explique Gleb Pavlovsky, un politologue russe qui a jadis conseillé le chef d’État russe. Il ne règle pas le problème Assad, il ne règle pas le problème État islamique. Il résout son problème ukrainien via la Syrie.» Comme le remarque Pavlovsky, avec les afflux massifs de réfugiés du conflit, le problème aujourd’hui pour l’Europe se trouve bien en Syrie plutôt qu’en Ukraine. Ayant toujours hésité à se fâcher contre la Russie, au point d’avoir rongé son frein tout l’été parce qu’elle envisageait de lever les sanctions économiques imposées à la Russie pour avoir envahi l’Ukraine, l’Europe en tant qu’entité politique voit désormais Moscou comme un partenaire possible pour régler la crise la plus pressante: la Syrie.
Vers un Afghanistan bis?
Poutine ne règle pas le problème Assad, il ne règle pas le problème État islamique. Il résout son problème ukrainien via la Syrie
Gleb Pavlovsky, un politologue russe qui a jadis conseillé le chef d’État russe
Poutine a-t-il une stratégie de sortie? Le secrétaire à la Défense Ashton Carter affirme que la Russie est «vouée à l’échec» en Syrie et les soutiens du gouvernement américain expliquent de même que Moscou finira perdante, empêtrée dans une guerre civile sanglante et chaotique (cette même guerre civile qu’Obama fuit comme la peste depuis quatre ans). Mais c’est un sentiment qui trouve aussi des échos à Moscou. Il se dit, par exemple, que la télévision russe a tenté hier de rassurer les téléspectateurs en affirmant que la Syrie ne deviendrait pas un nouvel Afghanistan (où l’Union soviétique avait combattu neuf longues années et perdu plus de 14.000 hommes, traumatisant la nation tout entière). Il est certes peu probable que la Syrie devienne un Afghanistan bis («notre système ne se répète pas», explique Pavlovsky) mais la population russe semble assez peu encline à mener une guerre au Moyen-Orient. À en croire un sondage récent, bien qu’une majorité de Russes soutienne la politique de Poutine en Syrie, ils ne sont que 14% à approuver un soutien militaire direct à Assad.
Pas que cela ne puisse être réglé par une campagne de propagande massive à la télévision (Lipman remarque que l’opinion publique était aussi contre une action militaire en Ukraine au début 2014) mais les chiffres laissent néanmoins apercevoir une certaine méfiance chez les Russes. «Tous ceux à qui j’ai parlé, affirme Mirsky, disent: “Quelle guerre? Vous voulez envoyer nos gars aider des Arabes à tuer d’autres Arabes? Vous êtes fous ou quoi?”»
«Personne ne sait comment cela va finir», explique Lukyanov. Pour Pavlovsky, «il n’y aucune stratégie. Il n’y a que quelques plans tactiques… C’est une faute stratégique très grave, encore plus qu’en Ukraine. C’est une guerre que la Russie a perdue dès le départ».
Le 30 septembre au matin, des représentants russes sont venus frapper à la porte de l’ambassade des États-Unis à Bagdad avec un message important: nous allons bombarder la Syrie dans une heure. Depuis, beaucoup de choses, souvent contradictoires, ont été dites sur cette histoire et je me propose donc de livrer ici quelques pensées à chaud sur cette dernière manœuvre de la Russie.
Les frappes aériennes russes sont peut-être choquantes, mais elles n’ont certainement rien de surprenant. Cela faisait plusieurs semaines que Lattaquié se remplissait d’avions, d’héliports, de baraquements, de tours de contrôle et même de personnel militaire russe. Cela n’était, a priori, pas là à des fins décoratives. L’Occident a semblé être pris par surprise mais, comme l’a résumé Georgy Mirsky, spécialiste du monde arabe qui enseigne la géopolitique moyen-orientale à l’École des hautes études en sciences économiques de Moscou, «à quoi pouvait-on s’attendre d’autre? Ce qui [l]’aurait étonné, c’est que Poutine apporte tout ce matériel et ces avions en Syrie et qu’il les laisse là sans s’en servir». Et soyons réalistes: la Russie est le pays d’Anton Tchekhov, dont la maxime «si vous dites dans le premier chapitre qu’il y a un fusil accroché au mur, il doit absolument servir dans le deuxième ou le troisième chapitre» est restée célèbre. Voilà où nous en sommes.
Il est à noter que le bombardement a eu lieu après la rencontre de Poutine avec Obama. On sait que Poutine n’a pas parlé de ce projet de frappes aériennes avec le président américain. On sait également qu’ils ne se sont finalement pas entendus sur grand-chose lors de ladite réunion. Pourtant, Poutine en est ressorti assez confiant pour faire cette surprise à Obama deux jours plus tard. «Ils ne se sont pas mis d’accord pour une action coordonnée, mais, au moins, Poutine a pu jauger sa réaction, commente Fyodor Lukyanov, rédacteur en chef de Russia in Global Affairs. Au moins, ils semblent s’être mis d’accord pour ne pas se gêner mutuellement, ce qui est déjà beaucoup.»
Discours familier
«Le seul véritable moyen de combattre le terrorisme, a déclaré Poutine mercredi 30 septembre, est d’agir de manière préventive, en combattant et en détruisant les combattants et les terroristes sur les territoires qu’ils ont déjà conquis, sans attendre qu’ils viennent chez nous.» Ça ne vous rappelle rien? «La défense de notre sécurité va obliger tous les ressortissants américains à être vigilants et résolus, prêts à prendre des mesures préventives lorsque cela sera nécessaire, afin de défendre notre liberté et nos vies», avait déclaré George W. Bush à West Point à l’été 2002. Bush, parlait lui aussi d’aller chercher les méchants où ils vivaient, avant qu’ils viennent chez nous. C’était l’un des axes-clés de sa politique extérieure.
Le langage utilisé par Moscou pour justifier son intervention militaire en Syrie emprunte à la terminologie utilisée par les Américains pour décrire leur invasion de l’Irak
Alexander Kliment, spécialiste de la Russie auprès de l’Eurasia Group
«Il est intéressant de constater que le langage utilisé par Moscou pour justifier et décrire son intervention militaire en Syrie emprunte autant à la terminologie utilisée par les Américains pour décrire leur invasion de l’Irak, affirme Alexander Kliment, spécialiste de la Russie auprès de l’Eurasia Group. Cela reflète à la fois les ressentiments et les aspirations qui résident au cœur du révisionnisme russe. Utiliser les mêmes mots que les Américains est une manière de titiller Washington à propos de l’échec irakien, mais aussi de dire “nous aussi, nous pouvons le faire”. Et être en position de pouvoir faire ce genre de choses est l’une des ambitions majeures de Poutine.» Mais comme le souligne Masha Lipman, une analyste politique russe indépendante, cette aspiration est contradictoire, notamment parce qu’elle vient d’un homme qui a toujours dit qu’il n’y avait pas de solution militaire à apporter pour résoudre les conflits au Moyen-Orient. «Il y a toujours un peu de “pourquoi vous pourriez le faire et pas nous?”, m’a dit Lipman. Mais c’est deux poids, deux mesures: si vous le faites, vous, c’est mal, mais si nous le faisons, nous, c’est bien.»
Soutien affirmé à Assad
Lorsque Poutine a dit qu’il allait soutenir Bachar el-Assad, il avait vraiment l’intention de soutenir Bachar el-Assad. Les Russes ont prétendu viser l’État islamique, mais, dès que les bombes sont tombées, il est devenu clair que l’État islamique n’était pas du tout leur cible. En effet, les bombes ont frappé des zones où le groupe islamiste n’est pas du tout présent. Qui s’y trouvait? Des rebelles anti-Assad, supervisés par la CIA et soutenus par les Américains. En outre, il est apparu clairement que la Russie, à la manière d’Assad, avait utilisé des bombes gravitaires (et non des missiles guidés) pour frapper ces cibles.
L’opposition syrienne a rapporté que trente-six civils, parmi lesquels six enfants, avaient été tués lors de l’attaque russe (les rapports suivants n’ont fait qu’augmenter le nombre de victimes). En d’autres termes, la Russie ne fait rien d’autre en Syrie que ce que fait déjà Assad, peut-être juste avec un peu plus de force, et il faut donc s’attendre, si la campagne aérienne russe se poursuit, à ce que les attaques continuent d’éviter l’État islamique, visent les rebelles anti-Assad soutenus par l’Occident et sèment autant la mort, la destruction et la terreur que l’ophtalmologue zozotant en personne (il convient aussi de noter que plus la Russie supprime de combattants non islamistes, plus elle renforce l’État islamique et se met donc en contradiction directe avec son but affiché en Syrie).
L’Ukraine et la Crimée oubliées
Avec sa campagne de bombardements en Syrie, Poutine fait d’une seule pierre plusieurs coups. Qui pense encore à l’Ukraine? À la Crimée? Plus grand monde. Et c’est bien là toute la question, comme l’a fait remarquer Michael McFaul, ancien ambassadeur des États-Unis à Moscou, lors d’une interview pour NPR le 27 septembre. En déplaçant son champ de bataille, Poutine sort de son isolement politique (consécutif à sa double invasion de l’Ukraine) et force l’Occident à lui parler.
«Poutine ne résout rien, explique Gleb Pavlovsky, un politologue russe qui a jadis conseillé le chef d’État russe. Il ne règle pas le problème Assad, il ne règle pas le problème État islamique. Il résout son problème ukrainien via la Syrie.» Comme le remarque Pavlovsky, avec les afflux massifs de réfugiés du conflit, le problème aujourd’hui pour l’Europe se trouve bien en Syrie plutôt qu’en Ukraine. Ayant toujours hésité à se fâcher contre la Russie, au point d’avoir rongé son frein tout l’été parce qu’elle envisageait de lever les sanctions économiques imposées à la Russie pour avoir envahi l’Ukraine, l’Europe en tant qu’entité politique voit désormais Moscou comme un partenaire possible pour régler la crise la plus pressante: la Syrie.
Vers un Afghanistan bis?
Poutine ne règle pas le problème Assad, il ne règle pas le problème État islamique. Il résout son problème ukrainien via la Syrie
Gleb Pavlovsky, un politologue russe qui a jadis conseillé le chef d’État russe
Poutine a-t-il une stratégie de sortie? Le secrétaire à la Défense Ashton Carter affirme que la Russie est «vouée à l’échec» en Syrie et les soutiens du gouvernement américain expliquent de même que Moscou finira perdante, empêtrée dans une guerre civile sanglante et chaotique (cette même guerre civile qu’Obama fuit comme la peste depuis quatre ans). Mais c’est un sentiment qui trouve aussi des échos à Moscou. Il se dit, par exemple, que la télévision russe a tenté hier de rassurer les téléspectateurs en affirmant que la Syrie ne deviendrait pas un nouvel Afghanistan (où l’Union soviétique avait combattu neuf longues années et perdu plus de 14.000 hommes, traumatisant la nation tout entière). Il est certes peu probable que la Syrie devienne un Afghanistan bis («notre système ne se répète pas», explique Pavlovsky) mais la population russe semble assez peu encline à mener une guerre au Moyen-Orient. À en croire un sondage récent, bien qu’une majorité de Russes soutienne la politique de Poutine en Syrie, ils ne sont que 14% à approuver un soutien militaire direct à Assad.
Pas que cela ne puisse être réglé par une campagne de propagande massive à la télévision (Lipman remarque que l’opinion publique était aussi contre une action militaire en Ukraine au début 2014) mais les chiffres laissent néanmoins apercevoir une certaine méfiance chez les Russes. «Tous ceux à qui j’ai parlé, affirme Mirsky, disent: “Quelle guerre? Vous voulez envoyer nos gars aider des Arabes à tuer d’autres Arabes? Vous êtes fous ou quoi?”»
«Personne ne sait comment cela va finir», explique Lukyanov. Pour Pavlovsky, «il n’y aucune stratégie. Il n’y a que quelques plans tactiques… C’est une faute stratégique très grave, encore plus qu’en Ukraine. C’est une guerre que la Russie a perdue dès le départ».
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