Est-il possible que ceux qui en avaient appelé à une intervention rapide des États-Unis en Syrie il y a plusieurs années aient eu raison?
À l’inverse des néoconservateurs, qui n’admettent jamais leurs erreurs (ce ne sont pourtant pas les occasions qui manquent), je passe une bonne partie de mon temps à revenir sur mes analyses des grands événements du monde, en me demandant si elles étaient justes ou non (vous trouverez quelques exemples de cette forme «d’autocritique» ici, là et encore là). J’assume et je maintiens la grande majorité de ce que j’ai pu écrire dans mes travaux universitaires et dans mes commentaires pour Foreign Policy, mais je pense qu’il est utile (et même nécessaire) de se demander parfois si l’on a pu avoir tort et, si oui, pourquoi.
En l’espèce: à propos de la situation sans cesse plus dramatique en Syrie. Dès les premières manifestations, j’ai pensé que ce conflit n’était pas d’un intérêt stratégique capital pour les États-Unis et qu’une intervention américaine trop importante risquait de faire plus de mal que de bien. Nous savons depuis quelle insupportable tragédie s’est jouée là-bas, mais j’ai quand même conclu que ma première analyse était correcte. Et pourtant je ne cesse de me demander si je n’ai pas eu tort.
Déclaration prématurée
Une chose est sûre, c’est que le gouvernement Obama n’a pas du tout su gérer la situation syrienne comme il le fallait.
Obama a commis une erreur en 2011 en déclarant prématurément qu’Assad devait «partir», ce qui a eu pour effet de coincer les États-Unis dans une position maximaliste et d’empêcher des solutions diplomatiques possibles, qui auraient pu sauver des milliers de vies. Ensuite, avec ses remarques improvisées en 2012 sur les armes chimiques et la «ligne rouge», le président n’a en rien arrangé la situation et a même tendu à ses opposants le bâton pour se faire battre. Sagement, il est toutefois revenu sur sa position et (avec l’aide des Russes) et a fini par obtenir un accord pour se débarrasser de l’arsenal chimique d’Assad. En elle-même, ce fut une victoire diplomatique importante mais l’on ne peut pas dire que l’épisode suscita la confiance. Le gouvernement finit par accepter un programme d’entraînement des forces anti-Assad, mais cela fut fait sans grande compétence et sans enthousiasme.
Et voyons ce qui s’est passé depuis. Aujourd’hui, le conflit a tué plus de 200.000 personnes (c’est presque cent fois le nombre de victimes des attentats du 11-Septembre) et un grand nombre de villes et villages ont été gravement endommagés, si ce n’est complètement détruits. Il y aurait quelque 11 millions de personnes déplacées à cause du conflit, que ce soit à l’intérieur ou à l’extérieur du pays, soit la moitié de la population syrienne. Une énorme vague de réfugiés et de migrants est arrivée en Europe, posant un nouveau défi à la cohésion politique européenne et faisant ressurgir le spectre de la montée xénophobe d’extrême droite. Les carnages en Syrie ont aussi contribué à alimenter l’émergence et la consolidation du soi-disant «État islamique», accentué le clivage entre chiites et sunnites à l’intérieur de l’islam et imposé des contraintes supplémentaires aux voisins de la Syrie.
En dépit de tout cela, est-il possible que ceux qui en avaient appelé à une intervention rapide des États-Unis il y a plusieurs années aient eu raison? Si les États-Unis, l’Otan, les pays de la Ligue arabe ou une coalition des trois avaient établi une zone d’exclusion aérienne et s’étaient tenus prêts à intervenir, le régime d’Assad serait-il tombé rapidement, évitant à la Syrie et au monde ce sombre désastre dont on ignore encore l’issue? Ou encore, cela aurait-il donné aux puissances étrangères un meilleur contrôle de la situation, en appuyant les premiers efforts diplomatiques, qui aurait rendu plus probable une sorte de solution politique négociée?
Peut-être.
Il est impossible de retourner dans le passé pour savoir où nous aurait conduits une politique différente, mais on ne peut réfuter a priori la possibilité qu’une réponse internationale rapide, forte et engagée aurait permis à la Syrie de connaître un autre sort que celui qu’elle vit aujourd’hui. Si tout s’était bien passé, la Syrie pacifiée pourrait aujourd’hui être perçue comme une belle réussite, un peu comme les défenseurs d’une intervention humanitaire dans les Balkans perçoivent aujourd’hui l’intervention de l’Otan dans les années 1990.
Pente glissante
Mais quelle était la probabilité de voir réellement se dérouler ce scénario optimiste? Pour y avoir beaucoup réfléchi et pour en avoir parlé avec plusieurs amis bien avisés qui étaient d’un avis différent du mien, je continue à penser qu’une intervention en Syrie n’était pas dans l’intérêt des États-Unis et était plus susceptible d’aggraver les choses que de les améliorer. Je ne tire aucun plaisir de ces conclusions; il serait plus rassurant de penser que même les problèmes qui semblent les plus insolubles peuvent avoir une solution. Mais, dans ce cas, je fonde ce verdict malheureux sur les arguments suivants.
Les limites de la force aérienne. Les défenseurs de «zones d’exclusion aériennes» exagèrent souvent leur impact et, par là même, la capacité de la force aérienne à déterminer les résultats politiques. L’US Air Force et la flotte aérienne de la Navy peuvent faire bien des choses impressionnantes, mais la force aérienne reste un instrument brut et ce n’est pas le meilleur pour contrôler ce qui se passe au sol. Rappelez-vous que les États-Unis avaient mis en place des «zones d’exclusion aériennes» au-dessus de l’Irak durant toutes les années 1990 et cela n’a pas empêché Saddam Hussein de rester solidement installé au pouvoir jusqu’à l’invasion américaine de 2003. De la même manière, les avions américains ont opéré des milliers de sorties en Irak et en Afghanistan durant les dix dernières années (sans compter les frappes de drones) et cela n’a pas permis à Washington d’imposer sa loi à ceux qui étaient au sol, ni à façonner leurs avenirs politiques d’une manière un tant soit peu prévisible.
Certes, une zone d’exclusion aérienne aurait limité certains des pires excès du régime d’Assad (comme son utilisation de bombes barils) et aurait sans doute permis de sauver des vies. Mais clouer l’aviation syrienne au sol n’aurait pas pour autant empêché Assad et compagnie d’utiliser d’autres moyens plus destructeurs. Et cela n’aurait pas rapidement chassé Assad du pouvoir. Comme plusieurs commentateurs sceptiques l’avaient fait remarquer à l’époque, une zone d’exclusion aérienne était un premier pas sur une pente potentiellement glissante: si la force aérienne n’était pas parvenue à chasser Assad, il y aurait sans doute eu des demandes pour intensifier les attaques, ce qui aurait entraîné les États-Unis et d’autres vers une implication plus coûteuse et lourde de conséquences.
Compte tenu de tout cela, les demandes américaines de voir Assad partir n’ont, bien entendu, pas été entendues et les interventions extérieures (force aérienne, zones d’exclusion aérienne, armes livrées aux rebelles, etc.) n’ont que peu modifié les calculs d’Assad. La seule possibilité de finir la guerre rapidement aurait été d’inclure Assad dans une position défendable, mais les États-Unis avaient exclu cette possibilité (certes peu engageante) dès le départ. Ajoutez à cela le fait que beaucoup ont pensé très tôt que le gouvernement syrien était aux abois et vous comprendrez pourquoi certains ont cru qu’une petite secousse venue de l’extérieur pourrait permettre de le renverser, sans recourir à des négociations politiques sérieuses et soutenues.
À l’inverse des néoconservateurs, qui n’admettent jamais leurs erreurs (ce ne sont pourtant pas les occasions qui manquent), je passe une bonne partie de mon temps à revenir sur mes analyses des grands événements du monde, en me demandant si elles étaient justes ou non (vous trouverez quelques exemples de cette forme «d’autocritique» ici, là et encore là). J’assume et je maintiens la grande majorité de ce que j’ai pu écrire dans mes travaux universitaires et dans mes commentaires pour Foreign Policy, mais je pense qu’il est utile (et même nécessaire) de se demander parfois si l’on a pu avoir tort et, si oui, pourquoi.
En l’espèce: à propos de la situation sans cesse plus dramatique en Syrie. Dès les premières manifestations, j’ai pensé que ce conflit n’était pas d’un intérêt stratégique capital pour les États-Unis et qu’une intervention américaine trop importante risquait de faire plus de mal que de bien. Nous savons depuis quelle insupportable tragédie s’est jouée là-bas, mais j’ai quand même conclu que ma première analyse était correcte. Et pourtant je ne cesse de me demander si je n’ai pas eu tort.
Déclaration prématurée
Une chose est sûre, c’est que le gouvernement Obama n’a pas du tout su gérer la situation syrienne comme il le fallait.
Obama a commis une erreur en 2011 en déclarant prématurément qu’Assad devait «partir», ce qui a eu pour effet de coincer les États-Unis dans une position maximaliste et d’empêcher des solutions diplomatiques possibles, qui auraient pu sauver des milliers de vies. Ensuite, avec ses remarques improvisées en 2012 sur les armes chimiques et la «ligne rouge», le président n’a en rien arrangé la situation et a même tendu à ses opposants le bâton pour se faire battre. Sagement, il est toutefois revenu sur sa position et (avec l’aide des Russes) et a fini par obtenir un accord pour se débarrasser de l’arsenal chimique d’Assad. En elle-même, ce fut une victoire diplomatique importante mais l’on ne peut pas dire que l’épisode suscita la confiance. Le gouvernement finit par accepter un programme d’entraînement des forces anti-Assad, mais cela fut fait sans grande compétence et sans enthousiasme.
Et voyons ce qui s’est passé depuis. Aujourd’hui, le conflit a tué plus de 200.000 personnes (c’est presque cent fois le nombre de victimes des attentats du 11-Septembre) et un grand nombre de villes et villages ont été gravement endommagés, si ce n’est complètement détruits. Il y aurait quelque 11 millions de personnes déplacées à cause du conflit, que ce soit à l’intérieur ou à l’extérieur du pays, soit la moitié de la population syrienne. Une énorme vague de réfugiés et de migrants est arrivée en Europe, posant un nouveau défi à la cohésion politique européenne et faisant ressurgir le spectre de la montée xénophobe d’extrême droite. Les carnages en Syrie ont aussi contribué à alimenter l’émergence et la consolidation du soi-disant «État islamique», accentué le clivage entre chiites et sunnites à l’intérieur de l’islam et imposé des contraintes supplémentaires aux voisins de la Syrie.
En dépit de tout cela, est-il possible que ceux qui en avaient appelé à une intervention rapide des États-Unis il y a plusieurs années aient eu raison? Si les États-Unis, l’Otan, les pays de la Ligue arabe ou une coalition des trois avaient établi une zone d’exclusion aérienne et s’étaient tenus prêts à intervenir, le régime d’Assad serait-il tombé rapidement, évitant à la Syrie et au monde ce sombre désastre dont on ignore encore l’issue? Ou encore, cela aurait-il donné aux puissances étrangères un meilleur contrôle de la situation, en appuyant les premiers efforts diplomatiques, qui aurait rendu plus probable une sorte de solution politique négociée?
Peut-être.
Il est impossible de retourner dans le passé pour savoir où nous aurait conduits une politique différente, mais on ne peut réfuter a priori la possibilité qu’une réponse internationale rapide, forte et engagée aurait permis à la Syrie de connaître un autre sort que celui qu’elle vit aujourd’hui. Si tout s’était bien passé, la Syrie pacifiée pourrait aujourd’hui être perçue comme une belle réussite, un peu comme les défenseurs d’une intervention humanitaire dans les Balkans perçoivent aujourd’hui l’intervention de l’Otan dans les années 1990.
Pente glissante
Mais quelle était la probabilité de voir réellement se dérouler ce scénario optimiste? Pour y avoir beaucoup réfléchi et pour en avoir parlé avec plusieurs amis bien avisés qui étaient d’un avis différent du mien, je continue à penser qu’une intervention en Syrie n’était pas dans l’intérêt des États-Unis et était plus susceptible d’aggraver les choses que de les améliorer. Je ne tire aucun plaisir de ces conclusions; il serait plus rassurant de penser que même les problèmes qui semblent les plus insolubles peuvent avoir une solution. Mais, dans ce cas, je fonde ce verdict malheureux sur les arguments suivants.
Les limites de la force aérienne. Les défenseurs de «zones d’exclusion aériennes» exagèrent souvent leur impact et, par là même, la capacité de la force aérienne à déterminer les résultats politiques. L’US Air Force et la flotte aérienne de la Navy peuvent faire bien des choses impressionnantes, mais la force aérienne reste un instrument brut et ce n’est pas le meilleur pour contrôler ce qui se passe au sol. Rappelez-vous que les États-Unis avaient mis en place des «zones d’exclusion aériennes» au-dessus de l’Irak durant toutes les années 1990 et cela n’a pas empêché Saddam Hussein de rester solidement installé au pouvoir jusqu’à l’invasion américaine de 2003. De la même manière, les avions américains ont opéré des milliers de sorties en Irak et en Afghanistan durant les dix dernières années (sans compter les frappes de drones) et cela n’a pas permis à Washington d’imposer sa loi à ceux qui étaient au sol, ni à façonner leurs avenirs politiques d’une manière un tant soit peu prévisible.
Certes, une zone d’exclusion aérienne aurait limité certains des pires excès du régime d’Assad (comme son utilisation de bombes barils) et aurait sans doute permis de sauver des vies. Mais clouer l’aviation syrienne au sol n’aurait pas pour autant empêché Assad et compagnie d’utiliser d’autres moyens plus destructeurs. Et cela n’aurait pas rapidement chassé Assad du pouvoir. Comme plusieurs commentateurs sceptiques l’avaient fait remarquer à l’époque, une zone d’exclusion aérienne était un premier pas sur une pente potentiellement glissante: si la force aérienne n’était pas parvenue à chasser Assad, il y aurait sans doute eu des demandes pour intensifier les attaques, ce qui aurait entraîné les États-Unis et d’autres vers une implication plus coûteuse et lourde de conséquences.
Compte tenu de tout cela, les demandes américaines de voir Assad partir n’ont, bien entendu, pas été entendues et les interventions extérieures (force aérienne, zones d’exclusion aérienne, armes livrées aux rebelles, etc.) n’ont que peu modifié les calculs d’Assad. La seule possibilité de finir la guerre rapidement aurait été d’inclure Assad dans une position défendable, mais les États-Unis avaient exclu cette possibilité (certes peu engageante) dès le départ. Ajoutez à cela le fait que beaucoup ont pensé très tôt que le gouvernement syrien était aux abois et vous comprendrez pourquoi certains ont cru qu’une petite secousse venue de l’extérieur pourrait permettre de le renverser, sans recourir à des négociations politiques sérieuses et soutenues.
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