Nous n’utilisons que 10 % de notre cerveau ? Écouter Mozart booste le QI ? Bienvenue au royaume des mythes propres aux neurosciences, des concepts largement répandus… mais faux. Comment se répandent-ils, et pourquoi sont-ils si coriaces ?
Commençons avec un mythe qui, comme en témoigne encore un film récent, est très répandu : celui selon lequel nous n’utiliserions que 10 % des capacités de notre cerveau. D’où vient-il ?
C’est un mythe très bizarre. Il a une longue histoire puisqu’on le fait parfois remonter à une phrase d’Albert Einstein, qui aurait dit : « Je n’utilise pas plus de 10 % de mon cerveau. » C’est assez drôle, mais la famille a réagi en démentant avec vigueur ! Et en effet, la phrase est absente des archives Einstein. Ce qui est intéressant dans cette attribution d’origine, c’est que, quand bien même Einstein aurait dit cela, c’était peut-être un génie de la physique mais il avait bien le droit de se tromper en parlant du cerveau, qui n’était pas son domaine d’expertise. C’est révélateur d’une image, d’une perception qu’on a de la science et des scientifiques, considérés comme des touche-à-tout, des experts tous azimuts… Le mythe des 10 % remonterait peut-être aussi à des études mettant en évidence que le cerveau n’est pas composé exclusivement de neurones, c’est-à-dire de cellules assurant la transmission du signal électrique, donc la communication de l’information dans le cerveau, mais aussi de cellules gliales, qui assurent entre autres la nutrition des neurones et le nettoyage des « déchets ». Mais la proportion de neurones par rapport aux cellules gliales n’est pas de 1 à 10… D’autres origines possibles du mythe tiennent au fait que les scientifiques se sont longtemps interrogés sur le rôle de certaines régions du cerveau. Si vous stimulez ou lésez les zones motrices ou sensorielles, ça se voit tout de suite, mais pour les régions frontales, ce n’est pas toujours aussi visible que cela, à première vue. On sait pourtant aujourd’hui que leur lésion produit des effets assez dramatiques, avec des pertes de la régulation des émotions, des problèmes pour contrôler ses comportements, des troubles de l’attention et de la mémoire… Là encore, cette origine se démonte assez rapidement. De plus, à la faveur de l’imagerie cérébrale, ce mythe ne tient plus du tout. On sait très bien qu’on utilise tout notre cerveau, parce qu’on le voit en action ! D’ailleurs, du point de vue évolutif, un organe aussi coûteux en énergie n’aurait pas survécu en étant utilisé partiellement. Depuis des décennies, de nombreuses observations directes et indirectes récusent donc de manière indéniable ce neuromythe, qui survit malgré tout. En fait, il nous plaît !
Mais pourquoi nous plairait-il particulièrement ?
Je pense que sous un aspect négatif, puisqu’il présente l’utilisation de notre cerveau comme limitée, le mythe des 10 % présente aussi un aspect très fortement optimiste. Si je n’utilise que 10 % de mes capacités cérébrales, ça veut dire que mes bêtises ou mes problèmes d’aujourd’hui pourraient s’améliorer si j’utilisais davantage mon cerveau. Certains exploitent cet optimisme pour commercialiser des méthodes visant soi-disant à s’améliorer. Je pense qu’ils piochent dans cette illusion que nous nourrissons tous, qu’on peut être beaucoup mieux que ce qu’on est…
C’est aussi le cas de l’effet Mozart, selon lequel il suffirait d’écouter du Mozart pour être plus intelligent. C’est un peu la version paresseuse du mythe des 10 %
Exactement. C’est un mythe génial : si on pouvait, en écoutant 10 minutes de Mozart, devenir plus intelligent à chaque fois, je mettrais la musique à fond pendant un mois ! Cette fois il est possible de donner une date de naissance à ce neuromythe : il s’agit d’un article paru en 1993 dans Nature, revue ô combien prestigieuse, et qui relate une expérience tout à fait réelle, montrant que des adultes ayant écouté 10 minutes de Mozart gagnaient quelques points de QI. À y regarder de plus près, le résultat était sujet à caution : les auteurs avaient mesuré uniquement des performances à des tâches spatiales, sans vérifier si le résultat se maintenait dans le temps. Et ils ne proposaient aucune explication. S’agissait-il d’un simple état d’excitation suite à l’écoute de Mozart ? En tout cas, l’article a frappé l’imagination et fait le tour du monde. Toujours cette illusion optimiste de devenir plus intelligent, mais cette fois, sans aucun effort, sans passer 10 ans sur les bancs de l’école, ni même jouer de la musique, mais simplement en l’écoutant… D’autres tests ont échoué à reproduire l’effet Mozart dans d’autres laboratoires que celui d’origine, mais c’est trop tard : le mythe est lâché dans la nature, tout le monde se l’est approprié. Et des personnes particulièrement futées en ont fait une affaire de plusieurs millions de dollars avec des CDs, des DVDs, différentes formations… Et on en arrive aux bananes Mozart, au saké Mozart, aux vaches Mozart qui produisent du lait en musique, et aux marchés pour les bébés !
Il y a donc des neuromythes qui ne reposent sur rien, comme celui des 10 %, d’autres qui relèvent d’une erreur initiale, comme l’effet Mozart… D’autres encore relèvent de faits scientifiques bien établis, mais mal interprétés ou suscitant trop d’enthousiasme, comme la plasticité à tout-va…
Il existe des études scientifiques tout à fait solides identifiant certaines fenêtres temporelles pour l’apprentissage, des périodes pendant lesquelles il est particulièrement facile de développer certaines habiletés, à condition de recevoir des stimulations pour que les fonctions en question se développent correctement. Certains aspects de la vision, par exemple, ont besoin de stimulations précoces, et normales (pas de sur-stimulations), pour se développer. C’est pour cela qu’il est très important d’intervenir très tôt sur le strabisme des enfants. Ce sont des faits étayés. Mais parfois, on prend ces faits et on commence à les tirer dans toutes les directions : si c’est vrai pour certaines fonctions visuelles, on a tendance à penser que ce pourrait être vrai pour toutes les fonctions cognitives. Il y aurait une période d’or pour apprendre (à trois ans pour certains auteurs, à six ans pour d’autres), et même pour tout apprendre, après quoi ce serait trop tard. On retrouve le double jeu du pessimisme et de l’optimisme… Or les fenêtres ne se ferment pas : l’enfance reste une période dorée pour l’apprentissage, grâce à une meilleure plasticité cérébrale mais aussi parce que, contrairement aux adultes, on ne demande pas aux enfants d’être productifs, mais d’apprendre. Du coup, se crée un mouvement inverse : on va affirmer que tout ne se joue pas avant trois ans, et que donc, tout est possible à tout âge ! On tombe dans le mythe opposé, où le cerveau humain serait une sorte de masse molle avec laquelle on pourrait tout faire, à tout moment, et qui pourrait récupérer de tous les troubles. Or, on connaît très peu la plasticité du cerveau. Il a des possibilités très surprenantes, qu’on n’arrive pas toujours à expliquer, mais on sait aussi que dans le quotidien, ses possibilités sont, en réalité, largement limitées. Nico, un enfant dont je possède un tableau chez moi, a subi l’ablation d’un de ses hémisphères avant ses quatre ans, pour venir à bout de ses crises d’épilepsie. Aujourd’hui, il est scolarisé et se livre à des prestations presque normales, surprenantes avec la moitié d’un cerveau. D’autres sujets, avec des lésions importantes, arrivent à récupérer des parties importantes de leurs pertes. Mais la plupart des adultes qui ont eu un AVC n’arrivent pas malheureusement, à tout récupérer. Le cerveau, fruit d’une longue évolution qui l’a sculpté, n’est pas complètement plastique. Il impose des contraintes dès la naissance : quand on arrive au monde, il est déjà structuré, ce qui lui donne des possibilités mais aussi des limites. Le mythe de la plasticité absolue s’élève contre cette idée plus réaliste, plus modeste, selon laquelle le cerveau se modifie bien tous les jours mais ne peut pas tout faire. Et puis, il ne faut pas tomber dans l’idée que la seule chose qui compte pour le cerveau, c’est fabriquer des synapses. La plasticité, c’est aussi éliminer les connexions inutiles pour devenir plus efficace : un cerveau d’enfant qui a beaucoup de synapses mais n’en élimine pas n’est pas un cerveau efficace. Ce réalisme a du mal à passer…
D’autres découvertes comme les neurones miroirs se retrouvent victimes d’un enthousiasme non plus seulement du public mais de la communauté scientifique elle-même, qui leur attribue trop d’importance…
Quand on découvre un mécanisme aussi intéressant que celui des neurones miroirs, on a envie d’en évaluer et d’en mesurer toutes les possibilités. C’est un phénomène normal pour un scientifique, et dans toutes les sciences. Et si ces neurones étaient impliqués dans cette notion qu’on n’arrive pas très bien à expliquer, l’empathie ? Et aussi dans l’apprentissage du langage, qui reste l’un des grands mystères des sciences cognitives ? Il est normal de chercher à faire jouer de nouveaux concepts dans différents contextes. On a une nouvelle pièce du puzzle, et on cherche où elle peut s’emboîter. En contrepartie, on sait malheureusement que pour obtenir des financements, les concepts sexy marchent mieux. Et les neurones miroirs, c’est sexy… On a l’impression qu’ils peuvent être facilement compris par les commissions qui évaluent les projets de recherche.
Commençons avec un mythe qui, comme en témoigne encore un film récent, est très répandu : celui selon lequel nous n’utiliserions que 10 % des capacités de notre cerveau. D’où vient-il ?
C’est un mythe très bizarre. Il a une longue histoire puisqu’on le fait parfois remonter à une phrase d’Albert Einstein, qui aurait dit : « Je n’utilise pas plus de 10 % de mon cerveau. » C’est assez drôle, mais la famille a réagi en démentant avec vigueur ! Et en effet, la phrase est absente des archives Einstein. Ce qui est intéressant dans cette attribution d’origine, c’est que, quand bien même Einstein aurait dit cela, c’était peut-être un génie de la physique mais il avait bien le droit de se tromper en parlant du cerveau, qui n’était pas son domaine d’expertise. C’est révélateur d’une image, d’une perception qu’on a de la science et des scientifiques, considérés comme des touche-à-tout, des experts tous azimuts… Le mythe des 10 % remonterait peut-être aussi à des études mettant en évidence que le cerveau n’est pas composé exclusivement de neurones, c’est-à-dire de cellules assurant la transmission du signal électrique, donc la communication de l’information dans le cerveau, mais aussi de cellules gliales, qui assurent entre autres la nutrition des neurones et le nettoyage des « déchets ». Mais la proportion de neurones par rapport aux cellules gliales n’est pas de 1 à 10… D’autres origines possibles du mythe tiennent au fait que les scientifiques se sont longtemps interrogés sur le rôle de certaines régions du cerveau. Si vous stimulez ou lésez les zones motrices ou sensorielles, ça se voit tout de suite, mais pour les régions frontales, ce n’est pas toujours aussi visible que cela, à première vue. On sait pourtant aujourd’hui que leur lésion produit des effets assez dramatiques, avec des pertes de la régulation des émotions, des problèmes pour contrôler ses comportements, des troubles de l’attention et de la mémoire… Là encore, cette origine se démonte assez rapidement. De plus, à la faveur de l’imagerie cérébrale, ce mythe ne tient plus du tout. On sait très bien qu’on utilise tout notre cerveau, parce qu’on le voit en action ! D’ailleurs, du point de vue évolutif, un organe aussi coûteux en énergie n’aurait pas survécu en étant utilisé partiellement. Depuis des décennies, de nombreuses observations directes et indirectes récusent donc de manière indéniable ce neuromythe, qui survit malgré tout. En fait, il nous plaît !
Mais pourquoi nous plairait-il particulièrement ?
Je pense que sous un aspect négatif, puisqu’il présente l’utilisation de notre cerveau comme limitée, le mythe des 10 % présente aussi un aspect très fortement optimiste. Si je n’utilise que 10 % de mes capacités cérébrales, ça veut dire que mes bêtises ou mes problèmes d’aujourd’hui pourraient s’améliorer si j’utilisais davantage mon cerveau. Certains exploitent cet optimisme pour commercialiser des méthodes visant soi-disant à s’améliorer. Je pense qu’ils piochent dans cette illusion que nous nourrissons tous, qu’on peut être beaucoup mieux que ce qu’on est…
C’est aussi le cas de l’effet Mozart, selon lequel il suffirait d’écouter du Mozart pour être plus intelligent. C’est un peu la version paresseuse du mythe des 10 %
Exactement. C’est un mythe génial : si on pouvait, en écoutant 10 minutes de Mozart, devenir plus intelligent à chaque fois, je mettrais la musique à fond pendant un mois ! Cette fois il est possible de donner une date de naissance à ce neuromythe : il s’agit d’un article paru en 1993 dans Nature, revue ô combien prestigieuse, et qui relate une expérience tout à fait réelle, montrant que des adultes ayant écouté 10 minutes de Mozart gagnaient quelques points de QI. À y regarder de plus près, le résultat était sujet à caution : les auteurs avaient mesuré uniquement des performances à des tâches spatiales, sans vérifier si le résultat se maintenait dans le temps. Et ils ne proposaient aucune explication. S’agissait-il d’un simple état d’excitation suite à l’écoute de Mozart ? En tout cas, l’article a frappé l’imagination et fait le tour du monde. Toujours cette illusion optimiste de devenir plus intelligent, mais cette fois, sans aucun effort, sans passer 10 ans sur les bancs de l’école, ni même jouer de la musique, mais simplement en l’écoutant… D’autres tests ont échoué à reproduire l’effet Mozart dans d’autres laboratoires que celui d’origine, mais c’est trop tard : le mythe est lâché dans la nature, tout le monde se l’est approprié. Et des personnes particulièrement futées en ont fait une affaire de plusieurs millions de dollars avec des CDs, des DVDs, différentes formations… Et on en arrive aux bananes Mozart, au saké Mozart, aux vaches Mozart qui produisent du lait en musique, et aux marchés pour les bébés !
Il y a donc des neuromythes qui ne reposent sur rien, comme celui des 10 %, d’autres qui relèvent d’une erreur initiale, comme l’effet Mozart… D’autres encore relèvent de faits scientifiques bien établis, mais mal interprétés ou suscitant trop d’enthousiasme, comme la plasticité à tout-va…
Il existe des études scientifiques tout à fait solides identifiant certaines fenêtres temporelles pour l’apprentissage, des périodes pendant lesquelles il est particulièrement facile de développer certaines habiletés, à condition de recevoir des stimulations pour que les fonctions en question se développent correctement. Certains aspects de la vision, par exemple, ont besoin de stimulations précoces, et normales (pas de sur-stimulations), pour se développer. C’est pour cela qu’il est très important d’intervenir très tôt sur le strabisme des enfants. Ce sont des faits étayés. Mais parfois, on prend ces faits et on commence à les tirer dans toutes les directions : si c’est vrai pour certaines fonctions visuelles, on a tendance à penser que ce pourrait être vrai pour toutes les fonctions cognitives. Il y aurait une période d’or pour apprendre (à trois ans pour certains auteurs, à six ans pour d’autres), et même pour tout apprendre, après quoi ce serait trop tard. On retrouve le double jeu du pessimisme et de l’optimisme… Or les fenêtres ne se ferment pas : l’enfance reste une période dorée pour l’apprentissage, grâce à une meilleure plasticité cérébrale mais aussi parce que, contrairement aux adultes, on ne demande pas aux enfants d’être productifs, mais d’apprendre. Du coup, se crée un mouvement inverse : on va affirmer que tout ne se joue pas avant trois ans, et que donc, tout est possible à tout âge ! On tombe dans le mythe opposé, où le cerveau humain serait une sorte de masse molle avec laquelle on pourrait tout faire, à tout moment, et qui pourrait récupérer de tous les troubles. Or, on connaît très peu la plasticité du cerveau. Il a des possibilités très surprenantes, qu’on n’arrive pas toujours à expliquer, mais on sait aussi que dans le quotidien, ses possibilités sont, en réalité, largement limitées. Nico, un enfant dont je possède un tableau chez moi, a subi l’ablation d’un de ses hémisphères avant ses quatre ans, pour venir à bout de ses crises d’épilepsie. Aujourd’hui, il est scolarisé et se livre à des prestations presque normales, surprenantes avec la moitié d’un cerveau. D’autres sujets, avec des lésions importantes, arrivent à récupérer des parties importantes de leurs pertes. Mais la plupart des adultes qui ont eu un AVC n’arrivent pas malheureusement, à tout récupérer. Le cerveau, fruit d’une longue évolution qui l’a sculpté, n’est pas complètement plastique. Il impose des contraintes dès la naissance : quand on arrive au monde, il est déjà structuré, ce qui lui donne des possibilités mais aussi des limites. Le mythe de la plasticité absolue s’élève contre cette idée plus réaliste, plus modeste, selon laquelle le cerveau se modifie bien tous les jours mais ne peut pas tout faire. Et puis, il ne faut pas tomber dans l’idée que la seule chose qui compte pour le cerveau, c’est fabriquer des synapses. La plasticité, c’est aussi éliminer les connexions inutiles pour devenir plus efficace : un cerveau d’enfant qui a beaucoup de synapses mais n’en élimine pas n’est pas un cerveau efficace. Ce réalisme a du mal à passer…
D’autres découvertes comme les neurones miroirs se retrouvent victimes d’un enthousiasme non plus seulement du public mais de la communauté scientifique elle-même, qui leur attribue trop d’importance…
Quand on découvre un mécanisme aussi intéressant que celui des neurones miroirs, on a envie d’en évaluer et d’en mesurer toutes les possibilités. C’est un phénomène normal pour un scientifique, et dans toutes les sciences. Et si ces neurones étaient impliqués dans cette notion qu’on n’arrive pas très bien à expliquer, l’empathie ? Et aussi dans l’apprentissage du langage, qui reste l’un des grands mystères des sciences cognitives ? Il est normal de chercher à faire jouer de nouveaux concepts dans différents contextes. On a une nouvelle pièce du puzzle, et on cherche où elle peut s’emboîter. En contrepartie, on sait malheureusement que pour obtenir des financements, les concepts sexy marchent mieux. Et les neurones miroirs, c’est sexy… On a l’impression qu’ils peuvent être facilement compris par les commissions qui évaluent les projets de recherche.
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