L'écrivain algérien Kamel Daoud répond sous la forme d'une lettre à un ami et nous voilà dans "la métaphore abîmée du vin arabe*
Par Kamel Daoud
"... Tu sais, l'ami, tu m'as demandé ce que je pense des vins*. Cela est difficile tant nos deux terres n'ont pas la même géographie. Pour toi, un verre de vin est goût, parfums, robe et palais. Pour moi, il est dissidence, désobéissance, infraction et exclusion et honte. Regarde : la poésie bacchanale dans mes parages a toujours été, chez nous les "Arabes", immense et plus fournie que les vins. Il y a plus de poèmes délicats sur le vin que de sortes de vins. Donc, il y a plus de poètes qui chantaient le vin que de vin à boire dans ma géographie. Je veux dire autrefois, à l'époque où le soleil tournait autour de nous et nos empires selon la légende. Quelle belle poésie ! Tu devrais la lire ! La vie de ces gens (Omar Khayyam, Abou Nouwas... ) était si mêlée à la coupe que le vin avait une bouche et une langue et se proposait d'expliquer le ciel et la terre en restant allongé.
Mais, même à cette époque, il fallait ruser : escamoter, par jeu de métaphores, la coupe et l'extase. Parler d'une cuite comme si on parlait d'une rencontre avec le divin. Dégrader l'ivresse sous la robe d'un cantique. C'était un moyen de faire lire et entendre le poème des vins sans se faire couper la tête ou la parole. Étrange quand même que les plus grands mystiques de ma géographie aient puisé leurs images dans la bouteille et pas dans le livre sacré ! Le vin exprimait mieux le ciel que le verset ?
Mais aujourd'hui je n'ai même plus cela : on ne chante plus le vin, le vin est muet. Il se boit à l'ombre, derrière les murs des bars, quand on ne veut ni rejoindre Dieu ni retrouver sa femme. Il est mauvais, parfois mal fait comme des pierres, acide comme un refus, mais on le boit : son goût vient de notre désobéissance. Parfois, il est fort, lumineux, et a la réussite d'un hasard. Les métiers des vins disparaissent ici avec les morts. Ceux qui vivaient de fabriquer le vin meurent les uns après les autres et les caves sont en ruine. C'est une histoire. Au bannissement du ciel s'ajoute au vin son histoire dans notre pays : Dieu et colonisation lui ont donné mauvaise réputation.
Donc, j'ai bu avec malaise au début de ma vie. Je ne reconnaissais pas au vin son goût mais son dégoût. J'avais le visage toujours inquiet. Il m'a fallu du temps pour le laisser mûrir dans ma tête, l'accepter, le tolérer comme le goût du sanglier, le palper et le choisir. Le boire sans me sentir coupable, fuyard ou menteur. L'apprécier et l'acheter sans le cacher. Toute une vie pour apprendre à boire le vin au soleil et pas sous les murs. Et encore ! Je reste prude avec les miens, je cache mes bouteilles et, pour les jeter à la poubelle au matin, je les emballe lourdement pour les cacher aux éboueurs. Étrange, non ? Tu vois, mon ami, qu'écrire sur le vin peut me mener à écrire sur une vie entière. Etrange qu'on doive attendre chez nous la mort pour boire, car le vin est licite dans l'au-delà. Cela me sert à quoi, le vin au paradis, au juste ? On dit qu'il y coule en rivières. Mais où mènent-ils, ces fleuves ? Peut-être qu'il faut boire après la mort pour se soulager de l'ennui. Passons. Je voulais écrire sur le vin. C'est donc une vie entière et là où toi tu goûtes et choisis, moi je résiste. Dans les bars à vin, ici, on a les airs de rescapés, nous, les buveurs. Et cela vous donne ces vieilles scènes de bars enclavés : les uns pleurent salement une femme, les autres se disputent avec un dieu inexplicable, d'autres jouent aux mots croisés et les derniers font le bras de fer avec une ride ou une mémoire. Viens ici pour voir comment on boit le vin. Tu comprendras, Nathanaël, pourquoi, malgré ses goûts inhabiles et parfois grossiers, on le boit dans un territoire : l'au-delà gambadant de la malédiction. On en revient avec les teints de couchers de soleil ou la vigueur d'hommes qui ont tenu tête à des dieux au risque de se faire dévorer le foie par les oiseaux...".
le point fr
Par Kamel Daoud
"... Tu sais, l'ami, tu m'as demandé ce que je pense des vins*. Cela est difficile tant nos deux terres n'ont pas la même géographie. Pour toi, un verre de vin est goût, parfums, robe et palais. Pour moi, il est dissidence, désobéissance, infraction et exclusion et honte. Regarde : la poésie bacchanale dans mes parages a toujours été, chez nous les "Arabes", immense et plus fournie que les vins. Il y a plus de poèmes délicats sur le vin que de sortes de vins. Donc, il y a plus de poètes qui chantaient le vin que de vin à boire dans ma géographie. Je veux dire autrefois, à l'époque où le soleil tournait autour de nous et nos empires selon la légende. Quelle belle poésie ! Tu devrais la lire ! La vie de ces gens (Omar Khayyam, Abou Nouwas... ) était si mêlée à la coupe que le vin avait une bouche et une langue et se proposait d'expliquer le ciel et la terre en restant allongé.
Mais, même à cette époque, il fallait ruser : escamoter, par jeu de métaphores, la coupe et l'extase. Parler d'une cuite comme si on parlait d'une rencontre avec le divin. Dégrader l'ivresse sous la robe d'un cantique. C'était un moyen de faire lire et entendre le poème des vins sans se faire couper la tête ou la parole. Étrange quand même que les plus grands mystiques de ma géographie aient puisé leurs images dans la bouteille et pas dans le livre sacré ! Le vin exprimait mieux le ciel que le verset ?
Mais aujourd'hui je n'ai même plus cela : on ne chante plus le vin, le vin est muet. Il se boit à l'ombre, derrière les murs des bars, quand on ne veut ni rejoindre Dieu ni retrouver sa femme. Il est mauvais, parfois mal fait comme des pierres, acide comme un refus, mais on le boit : son goût vient de notre désobéissance. Parfois, il est fort, lumineux, et a la réussite d'un hasard. Les métiers des vins disparaissent ici avec les morts. Ceux qui vivaient de fabriquer le vin meurent les uns après les autres et les caves sont en ruine. C'est une histoire. Au bannissement du ciel s'ajoute au vin son histoire dans notre pays : Dieu et colonisation lui ont donné mauvaise réputation.
Donc, j'ai bu avec malaise au début de ma vie. Je ne reconnaissais pas au vin son goût mais son dégoût. J'avais le visage toujours inquiet. Il m'a fallu du temps pour le laisser mûrir dans ma tête, l'accepter, le tolérer comme le goût du sanglier, le palper et le choisir. Le boire sans me sentir coupable, fuyard ou menteur. L'apprécier et l'acheter sans le cacher. Toute une vie pour apprendre à boire le vin au soleil et pas sous les murs. Et encore ! Je reste prude avec les miens, je cache mes bouteilles et, pour les jeter à la poubelle au matin, je les emballe lourdement pour les cacher aux éboueurs. Étrange, non ? Tu vois, mon ami, qu'écrire sur le vin peut me mener à écrire sur une vie entière. Etrange qu'on doive attendre chez nous la mort pour boire, car le vin est licite dans l'au-delà. Cela me sert à quoi, le vin au paradis, au juste ? On dit qu'il y coule en rivières. Mais où mènent-ils, ces fleuves ? Peut-être qu'il faut boire après la mort pour se soulager de l'ennui. Passons. Je voulais écrire sur le vin. C'est donc une vie entière et là où toi tu goûtes et choisis, moi je résiste. Dans les bars à vin, ici, on a les airs de rescapés, nous, les buveurs. Et cela vous donne ces vieilles scènes de bars enclavés : les uns pleurent salement une femme, les autres se disputent avec un dieu inexplicable, d'autres jouent aux mots croisés et les derniers font le bras de fer avec une ride ou une mémoire. Viens ici pour voir comment on boit le vin. Tu comprendras, Nathanaël, pourquoi, malgré ses goûts inhabiles et parfois grossiers, on le boit dans un territoire : l'au-delà gambadant de la malédiction. On en revient avec les teints de couchers de soleil ou la vigueur d'hommes qui ont tenu tête à des dieux au risque de se faire dévorer le foie par les oiseaux...".
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