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Maïssa Bey : l'Algérie au fond des yeux

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  • Maïssa Bey : l'Algérie au fond des yeux

    Sombre et angoissante, l'Algérie dépeinte dans le dernier roman de Maïssa Bey interpelle d'autant plus que les éléments de son scénario sont actuellement en place.

    Il n'est pas bon d'avoir des rêves dans un pays qui n'a plus d'illusions. Il n'est pas bon de se nourrir de poésie dans un pays où les habitants s'étiolent dans le silence et les non-dits. Ce constat, simple et amer, Hizya, l'héroïne du nouveau livre éponyme de l'écrivain algérienne Maïssa Bey, l'apprendra à ses dépens.

    Maïssa Bey, un combat contre le sillage
    On avait découvert l'écrivain Maïssa Bey à travers une œuvre déjà dense et cohérente, faite de nouvelles, pièces de théâtre, poèmes et romans : Sous le jasmin, la nuit, On dirait qu'elle danse, Entendez-vous dans les montagnes, Cette fille-là, autant de livres qui observent, avec la minutie d'un entomologiste, la société algérienne. Des livres qui entendent lutter aussi contre le silence et son cortège violent qui pèse sur cette société si contradictoire. Plus encore, à l'instar d'Assia Djebar ou encore de Leïla Sabbar, Maïssa Bey est considérée comme une des premières féministes algériennes, de celles qui pensent que la culture et l'ouverture qu'elle permet demeureront toujours le meilleur viatique et la seule solution.

    Hizya en lutte contre le carcan patriarcal
    Hizya a 23 ans et vit dans la Casbah grise au cœur de la ville blanche. Elle a largement l'âge de se marier, selon les canons familiaux et sociétaux, l'âge d'apprendre déjà, dans une société algérienne vitrifiée par les traditions, qu'on ne sort pas aisément d'une assignation à existence. Avec ce dernier livre, Maïssa Bey décrit, avec férocité parfois, toute l'intimité d'une famille algérienne perchée sur les hauteurs d'Alger. Dans sa famille à l'anormalité banale, Hizya observe, espère, attend. La jeune femme a remisé son diplôme de traductrice faute de travail, pour se résigner à travailler dans un salon de coiffure. Là elle côtoie ses collègues, la célibataire, la divorcée, la mal-mariée, toutes devant ruser avec les impératifs du carcan patriarcal dans lequel elles évoluent pour simplement faire accepter qu'elles travaillent. Chacune subit en raison de son statut une stigmatisation : la surveillance incessante de la famille pour la célibataire, la jalousie maladive pour la mariée et le déshonneur social pour la divorcée. L'une d'elles, Sonia, devenue coiffeuse faute de pouvoir exercer son métier d'informaticienne, dira même drôlement : "Quand tu cherches l'expression bonheur à l'Algérie, l'ordinateur te répond systématiquement Error 404, not found."

    Hizya entre deux voix
    Dans cet "entre-femmes", Hizya apporte sa réserve et ses silences. Elle se nourrit en effet exclusivement de la romance écrite par le poète Benguitoun dans l'Algérie du XIXe siècle et qui conte les amours tragiques de la belle bédouine Hiziya et de Sayyad. Chef-d'œuvre de la poésie traditionnelle algérienne, le poème sert de viatique et d'horizon à l'Hizya contemporaine. La plume de Maïssa Bey a la subtilité d'offrir deux voix dans ce récit : celui à la première personne de Hizya elle-même, pages dans lesquelles elle décrit son quotidien de jeune fille à marier dans un milieu traditionaliste et son intention, malgré tout, "de tout mettre en œuvre pour vivre une histoire d'amour". Et puis, une autre voix se fait entendre aussi, qu'on imagine être la part raisonnable et réaliste de Hizya, voix au "tu" accusateur, qui l'interroge, la rudoie parfois, la met devant ses contradictions qui ne sont au final que celles de la société dans laquelle elle vit. Ces deux voix finiront par se confondre, ou plutôt l'une finira par faire taire l'autre.

    Le père, oui, mais quelle mère !
    D'autres personnages habitent le roman de l'écrivain algérienne. Le père, d'abord, taiseux brocanteur, qui rejoue sans cesse une guerre d'Algérie qu'il n'a pas connue, éternel Fabrice d'un Austerlitz algérien glorieux, "vétéran d'une guerre qu'il n'a pas faite" comme le dit joliment l'auteur. Un père tout-puissant théoriquement, mais au final écrasé par son épouse, mal marié, mal aimé, mal à l'aise avec ses enfants. La mère ensuite, pétrie de certitudes et de rancœurs, qui pense éduquer ses deux filles mais œuvre en fait au dressage de deux futures épouses silencieuses et dociles, comme elle-même avait été dressée. Une mère dont l'horizon social se borne aux rythmes biologiques, naissance, mariage, mort, autant de points d'ancrage de la société algérienne. Une mère qui résume toute existence au fameux "mektoub", l'autre nom algérien donné à la résignation. Cette mère n'imagine même pas que ses filles puissent rêver d'une autre destinée que la sienne : mariage, soumission à la toute-puissance du mari et de la belle-mère avant de devenir à son tour une épouse acariâtre, une belle-mère dominatrice et prendre enfin sa revanche. Cycle de la vie, cercle de la violence symbolique au sein de la famille toute-puissante algérienne que Maïssa Bey décrit, l'air de ne pas y toucher, mais avec des fulgurances d'écritures éclairantes : "Les femmes à qui on apprend très jeunes à se résigner et non à vivre", écrit ainsi Maïssa Bey. Règle n°1 pour elles : "sauver les apparences".

    Les frères dans la tourmente
    Dans cette famille algérienne férocement unie, on demande aussi les deux frères, Abdelkader et Boumediène, archétypes de la jeunesse gâchée de ce pays, ayant quitté tôt l'école, tentés par l'exil (la harraga), partagés entre le désœuvrement, errance immobile au pied des immeubles (les fameux hitistes qui "tiennent les murs") ou les petits boulots sans avenir. L'un des frères sera aussi vaguement attiré par l'islamisme, avant d'être rappelé sèchement à l'ordre par son père qui ne comprend décidément pas les prêches de l'imam de la mosquée du coin.

    Entre révolte et résignation
    Maïssa Bey rend aussi sa beauté au dédale des rues de la Casbah d'Alger, pourtant menacée de délabrement imminent, "le quartier le plus déglingué de la capitale", où Hizya cherche pourtant obstinément le poème. El Mahroussa, "la protégée" ou "la bien-gardée", la forteresse-prison dont les habitants vivent dans un entre-soi, seulement distraits par les antennes paraboliques qui trouent le ciel, tendues "les unes vers l'Orient, les autres vers l'Occident". Toute la force de l'écriture de Maïssa Bey est d'amener le lecteur à observer avec ces deux regards, l'un révolté, l'autre résigné, rêves et frustrations mêlés, l'Algérie d'aujourd'hui. Des mots qu'on devine soigneusement choisis, pesés, posés côte à côte pour former un roman fort. Pour ceux qui veulent comprendre cette société bruissante et labyrinthique, Maïssa Bey offre avec ce livre un fil de soie indispensable.

    * Maïssa Bey, "Hizya", éditions l'Aube.

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