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La haine de la littérature

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  • La haine de la littérature

    Inutile la littérature ? La question ne date pas d'hier, et ils furent nombreux à n'y voir que vanité, immoralité ou mensonges. Dans son dernier essai, William Marx recense dans un bêtisier amoureux les attaques contre les livres, et rappelle avec effroi que l'arrogance et l'inculture sont millénaires^

    Il y a quelques jours, le ministre japonais de l’Education nationale demandait aux universités nipponnes la fermeture de leurs départements de lettres, au profit d’enseignements « plus directement utiles à la société ». C’est précisément cette détestation, ici sous prétexte d’utilitarisme à courte vue, que le nouvel essai de William Marx, la Haine de la littérature, essaye de comprendre, en réunissant tous ceux qui, selon lui, auraient combattu l’empire des belles-lettres, de Xénophane de Colophon six siècles avant notre ère, jusqu’à un certain Nicolas Sarkozy.

    Dans un précédent essai, l’Adieu à la littérature. Histoire d’une dévalorisation, William Marx avait montré qu’un des traits les plus caractéristiques de la littérature moderne était précisément de s’inquiéter d’elle-même et de mettre en scène sa propre disparition. Aujourd’hui, nous y sommes, affirme-t-il en analysant cette fois les menaces « extérieures » pesant sur ce que Valery Larbaud nommait joliment « ce vice impuni, la lecture » : nous vivrions dans un « monde où la littérature a perdu presque tout pouvoir et toute autorité, coquille vide bonne à meubler les heures perdues d’une classe de plus en plus restreinte et accaparée par bien d’autres distractions », affirme l’essayiste, pour qui la littérature est, une fois de plus, menacée.

    Culte de l’écrivain

    Des Lois de Platon (« qui valent bien le “Petit Livre rouge” de Mao ») où le « grand inquisiteur » justifie l’expulsion des poètes loin de la cité idéale, jusqu’aux propos de Bourdieu et Passeron contre la littérature, « discours illégitime par excellence » puisque considérée comme une manière de conforter les inégalités sociales, en passant par Renan, faisant des belles-lettres une béquille pour « l’enfance de l’humanité », les discours antilittéraires et les autodafés qui les accompagnent nous offrent la face cachée de l’histoire littéraire heureuse enseignée (pourtant) dans les écoles. Contre les lettres, les arguments invoqués par le pouvoir sont innombrables et variés : on peut s’en prendre à l’influence de la littérature sur les esprits, en critiquer l’immoralité, en contester la vérité par rapport aux sciences, s’attaquer à la figure de l’écrivain dont le culte agace de tout temps, voire désavouer au nom du scientisme l’ensemble du champ des humanités.

    Ce catalogue des vices et défauts attribués à ceux qui « créent de nouveaux univers, de nouvelles cités, renomment le réel, le transforment, l’abolissent », comme l’écrit magnifiquement William Marx, est aussi une histoire de l’idée de littérature : Roland Barthes suggérait qu’il n’y avait pas « une essence intemporelle de la littérature, mais, sous le nom de littérature (d’ailleurs lui-même récent), un devenir de formes, de fonctions, d’institutions, de raisons, de projets fort différents » et ce seraient donc paradoxalement les discours antilittéraires qui font l’identité des lettres. Non sans quelque romantisme, l’essayiste fait ici des poètes et des romanciers d’éternels résistants, les défenseurs marginaux d’un art sans foi ni loi, d’une pratique qui ne saurait recevoir de définition stable et positive, ni de vraie place sociale.

    Quand le régime est aristocratique, on reproche (à la littérature) de ne l’être pas assez et de ne pas appartenir au clan des puissants ; quand il est démocratique, on l’accuse d’être élitiste et de concourir aux failles du système. Bref, elle semble toujours dans l’inadéquation par rapport à une demande politique : trop peu aristocratique, trop peu démocratique. L’écrivain est partout méprisé, sous tous les régimes, ou bien considéré comme dangereux, ou bien dénoncé comme serviteur aveugle d’un système condamnable.

    Voilà pour ceux qui penseraient que la littérature peut trouver sa place dans nos débats d’idées : le lettré ne sera en fait jamais écouté, il restera un parasite. Certes, ces discours antilittéraires ne sont pas sans utilité : dans une étrange dynamique, ce qui est refusé à la littérature (le bien, la vérité, l’autorité, etc.) la conduit à investir la forme et le style (« la théorie du classicisme est-elle tout droit sortie de la distinction de la littérature et de la vérité : il arrive parfois à l’antilittérature de donner naissance à une autre littérature », explique, par exemple, William Marx) et à se réinventer perpétuellement pour échapper à ces procès.

    Guerre secrète

    C’est donc en fait une guerre secrète que William Marx nous raconte, avec un humour et une érudition digne d’un Umberto Eco, en exhumant des figures aussi attachantes qu’oubliées (le prude Tanneguy Le Fèvre ou le féroce sir Charles Percy Snow), et autant des discours surannés (d’Alembert demandant aux bons poètes de « faire des tragédies en prose, et des vers sans rimes ») que des questions éminemment actuelles.

    Lorsque Isidore de Séville s’en prend aux « livres des païens », condamnant ceux qui « trouvent plus de plaisir à méditer les propos des païens, en raison des boursouflures et des ornements de leur discours », comment ne pas penser aux résurgences contemporaines de l’obscurantisme religieux ? Quand le philosophe Gregory Currie mène bataille contre l’utilité psychologique de la littérature, comment ne pas penser à la transformation progressive d’une partie non négligeable du roman contemporain en méthodes de développement personnel ? Lorsque Nicolas Sarkozy s’en prend en 2006 à la présence de la Princesse de Clèves dans les concours d’accès à la fonction publique, comment ne pas confronter cette sortie aux interrogations suscitées par la marginalisation des études classiques dans la toute récente réforme du collège ?

    Archéologie amusante

    Publiée dans la même collection (« Paradoxe ») que les essais astucieux de Pierre Bayard, la Haine de la littérature ne redoute ni les rapprochements surprenants ni les perspectives cavalières. Car ce bel essai ne se contente pas d’entreprendre une archéologie amusante, un bêtisier des discours absurdes contre les écrivains : il en tire un bilan qui plairait peut-être trop aux pessimistes. Cela ferait la joie de ces clubs littéraires chic que sont l’Académie française ou le Collège de France, qui dénoncent régulièrement le déclin contemporain de la culture française et de ses valeurs…

    Pour que le débat reste ouvert, on lira donc la Haine de la littérature en songeant qu’une professeur de Harvard, Deidre Shauna Lynch, a publié il y a quelques mois un essai, encore hélas inédit en français, intitulé Loving Literature : A Cultural History (l’Amour de la littérature. Une histoire culturelle). Et l’on se rappellera ce que disait le grand philologue allemand -Curtius : « La littérature joue un rôle capital dans la conscience que la France prend d’elle-même et de sa civilisation. »



    Cinq auteurs contre la littérature

    Platon :
    « Quand les expressions des poètes sont dépouillées des colorations de la musique, et qu’elles sont énoncées en elles-mêmes, pour elles-mêmes, […] elles ressemblent aux visages de ceux qui ont l’éclat de la jeunesse, mais qui sont sans beauté, tels qu’on finit par les voir lorsque leur fleur les a quittés. »
    François de Malherbe :

    « Un bon poète n’est pas plus utile à l’Etat qu’un bon joueur de quilles. »

    Jean-Jacques Rousseau :

    « Je hais les livres ; ils n’apprennent qu’à parler de ce qu’on ne sait pas. »

    Emmanuel Kant :

    « Cet exercice dans l’art de tuer le temps [lire des romans] et de se rendre inutile au monde (ce qui n’empêche pas après coup de se plaindre de la brièveté de la vie) est, sans parler de l’humeur imaginative qu’il provoque, une des attaques les plus nuisibles qui se puissent infliger à la mémoire. »

    Ernest Renan :

    « Le temps viendra où l’art sera une chose du passé, une création faite une fois pour toutes, création des âges non réfléchis, qu’on adorera, tout en reconnaissant qu’il n’y a plus à en faire. La sculpture, l’architecture et la poésie grecques sont déjà dans ce cas. »

    Marianne

  • #2
    Puisque Barthes est cité dans cet article, il aurait probablement réagi à cette notion de "haine de
    la littérature" en lui opposant celle de "plaisir du texte", nettement plus riche en nuances.

    Fortuna nimium quem fovet, stultum facit.

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