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Qu'est-ce que le salafisme ?

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  • Qu'est-ce que le salafisme ?

    Nouvelle identité religieuse au sein de l’islam, le salafisme est-il la matrice idéologique des groupes jihadistes ?
    Le salafisme* fait peur. On l’accuse de fournir la matrice idéologique à laquelle s’adossent les groupes jihadistes tel al-Qaïda. Mais ce mouvement se comprend d’abord en tant qu’orthodoxie. Une orthodoxie qui s’est imposée progressivement, depuis quelques années, comme la norme à partir de laquelle les musulmans européens et nord-américains doivent aujourd’hui juger leur pratique religieuse. Son succès est tel que le monde arabe est à son tour très largement touché.
    La définition précise du salafisme fait l’objet de luttes intestines entre théologiens, prédicateurs et clercs, qui s’affrontent autour d’interprétations divergentes, voire antagoniques. C’est un ensemble composite, hétérogène, d’initiations multiples, pas toujours coordonnées, d’individus seuls ou formant de petits groupes autonomes. Mouvance complexe et évolutive, il couvre un large spectre de sensibilités politiques qui vont du salafisme prédicatif (salafiyya al-da’wa), socialement conservateur, politiquement mou, et dont l’action se fonde sur la formation religieuse, au salafisme révolutionnaire (souvent désigné par al-salafiyya al-jihadiyya), prônant des actions directes aux accents tiers-mondistes. Pour les uns, il est directement lié à l’institution religieuse officielle d’Arabie Saoudite et se superpose ainsi au wahhabisme*. Pour d’autres, il désigne une méthodologie réformatrice, qui détiendrait des vertus libératrices susceptibles de renouer avec l’« âge d’or » de l’islam. Malgré leurs divergences, ces différents courants partagent un fond idéologique commun, qui repose sur l’idée selon laquelle le retour à la religion musulmane des salaf(les pieux ancêtres) permettra aux sociétés de retrouver la gloire des premiers siècles de l’islam, au cours desquels les musulmans dominèrent le monde.

    S’inscrivant dans une filiation du hanbalisme sans en être exclusivement le décalque, le salafisme est composé d’un agrégat de plusieurs influences, dont les enseignements du théologien saoudien Mohammed ibn Abd al-Wahhab (1703-1792) constituent le cœur doctrinal. Le salafisme est avant tout marqué par la volonté de purger la pratique religieuse de ses particularités locales et des « innovations » qui auraient altéré l’islam originel au fil des siècles. Ce retour à la religion des origines s’opère sur la base d’une lecture littéraliste des versets coraniques et de la tradition prophétique. Fondé sur une volonté de purification, le salafisme appelle à rompre avec les superstitions et les croyances de l’islam populaire, qui pratique le culte des saints, mais aussi avec le courant mystique et ésotérique du soufisme. Les salafis refusent donc toute légitimité à l’ensemble des doctrines, écoles ou mouvements qui cherchent à affirmer une identité ou une méthodologie propre.

    Les trois tendances du salafisme

    Au sein du salafisme, il est nécessaire de distinguer trois tendances :
    1) Le salafisme quiétiste est convaincu que la seule solution aux problèmes des musulmans réside dans ce qu’il nomme al-tasfiyatu wal-tarbiyya, la purification et l’éducation : purifier la religion des « innovations » entachant ses préceptes et ses dogmes pour revenir à la religion transmise par le Prophète ; éduquer les musulmans pour qu’ils se conforment à cette religion et délaissent leurs mauvaises coutumes, toute autre solution (politique ou révolutionnaire) ne faisant que les détourner du bon chemin.
    Proche des autorités religieuses saoudiennes, cette tendance est ultra-majoritaire en France, une de ses références majeures étant le religieux et universitaire saoudien Rabi’ al-Madkhali. En Grande-Bretagne, elle est animée par deux prédicateurs, Abu Khadeeja et Abu Hakeem Bilal Davis, au sein de l’association Ahl-Sunna à Birmingham. Au Québec, le salafisme quiétiste est porté par est Abu Hammaad Sulaiman Dameus al-Hayiti, passé par Médine en 1995 et très connu dans les milieux salafis francophones pour ses très nombreuses traductions d’ouvrage de théologiens saoudiens.

    2) Le salafisme politique défend une vision militante et politique de l’islam, à la manière des Frères musulmans. Cette tendance argumente en faveur d’une approche salafiste de la politique fondée sur la création de partis politiques, de syndicats et d’associations comme moyen pacifique d’accéder au pouvoir ou de faire pression sur celui-ci. La politique est perçue comme un outil moderne au service de la propagation du message coranique. Les thèmes politiques (intégration des musulmans en Occident, citoyenneté, politique américaine, conflit israélo-arabe…) s’accompagnent d’une vision très conservatrice de la société.

    Quasi inexistante en France, elle est très active en Grande-Bretagne via l’association Jamyat Ihiya minhaj assuna (JIMAS, Groupement de la revivification de la méthode de la sunna*), dirigée par le Pakistanais Abu Muntasir. Elle est également présente en Belgique avec le Parti citoyenneté et prospérité (PCP) créé en 2002 par Jean-François Bastin (qui l’a quitté en 2004 pour fonder le Parti jeunes musulmans). Se présentant régulièrement aux élections, son programme annonce défendre les valeurs de l’islam et son intégration dans le respect de ses traditions, et lutter contre les discriminations de la part de l’État à l’encontre des musulmans belges.

    3) Le salafisme révolutionnaire prône le jihâddans sa dimension de lutte armée. Produit d’une scission avec l’idéologie des Frères musulmans, il a conservé de la doctrine frériste l’idée que les actions politiques et sociales doivent nécessairement s’inscrire dans une perspective islamique. Il marie à cette perspective une lecture littéraliste des textes coraniques à connotation politique, concernant la gestion du pouvoir, le califat et l’autorité, le tout tendant vers une action révolutionnaire.
    Le discours et les actions sont radicaux et réfutent toute idée d’engagement et de collaboration dans les sociétés musulmanes ou occidentales. Hostiles à une action religieuse limitée à la prédication (da’wa), ces militants révolutionnaires placent le jihâdau cœur de leur croyance et en font une obligation religieuse. Parmi les organisations qui se réclament du salafisme révolutionnaire, on peut citer les groupuscules, proches d’Al-Qaïda, les différentes filières envoyant des soldats dans les zones de conflits opposant « musulmans » à non-musulmans (Irak, Tchétchénie…).

    Une critique des mouvements islamistes

    Si toutes les tendances s’opposent sur les stratégies politiques à développer, elles ont en commun de critiquer avec la même vigueur les mouvements islamistes du monde arabe. L’Union des organisations islamiques en France, Ennahda en Tunisie, le Parti de la justice et du développement au Maroc, l’AKP en Turquie ou encore les Frères musulmans en Égypte, sont accusés d’avoir perdu leur authenticité originelle, à force de compromis avec la société et d’alliances avec la puissance politique. Parce que ces organisations ont adopté une vision politique progressiste, elles ne contestent plus le cadre étatique et le système politique dominant que les salafis considèrent comme impie. En s’institutionnalisant, elles deviennent ainsi des associations islamiques banalisées, à l’instar des responsables islamistes, capables de gérer les affaires publiques de manière consensuelle et réformiste, ce que les salafis rejettent. Ils estiment que l’islam n’a pas à entrer en négociation avec les non-musulmans.

    Ils reprochent aux mouvements islamistes issus des Frères musulmans de vouloir établir l’État islamique par le haut (pour les prédicatifs), en usant des catégories politiques occidentales (pour les jihadistes), ou de vouloir rénover l’islam en fonction de la modernité occidentale (pour les politiques). Ainsi les salafis, qu’ils soient jihadistes, politiques ou quiétistes, ont-ils en commun de considérer l’essentiel des concessions des Frères musulmans comme des altérations inacceptables de la référence coranique et de la tradition du Prophète. En France, nombre de salafis quiétistes reprochent aux représentants des Frères musulmans occidentaux – l’Union des organisations islamiques en Europe (UOIE) et l’Islamic Society of North America (ISNA)– d’avoir accepté un processus de négociation avec les pouvoirs publics, notamment lors du processus d’institutionnalisation de l’islam, qui aboutit in fineà la trahison du message coranique. Est donc reprochée à ces organisations une politisation excessive de l’islam par des modalités empruntées à la culture politique occidentale.

    Voici ce qu’en dit Sâlih Âl Ash-Shaykh, le ministre saoudien des Affaires religieuses : « Quant au groupe des Frères musulmans, parmi les principaux aspects de leur appel, on relève : le secret, la dissimulation, la versatilité, le rapprochement de ceux qui présentent un intérêt pour eux (...). Ainsi, parmi les aspects distinctifs de ce groupe et ses fondements, il y a le fait qu’ils empêchent leurs disciples d’entendre les avis qui s’opposent au leur. Ils ont pour cela des tactiques variées : occuper le temps des jeunes du matin au soir (...) pour qu’ils n’aient plus l’occasion de s’intéresser à autre chose, accuser les gens qui connaissent leur vérité et les diffamer (...) pour empêcher les autres de les écouter. Ils sont en cela semblables aux polythéistes, dans un certain aspect, lesquels accusaient le Messager d’Allâh (...), en public, de divers maux pour empêcher les gens de le suivre. (...) D’autre part, le but ultime de l’appel (des Frères musulmans) est d’arriver au pouvoir. (...) Quant au fait que les gens soient sauvés du châtiment d’Allâh (...) et entrent au paradis, cela n’est pas important pour eux. »
    Les salafis accusent les Frères musulmans d’avoir intégré dans le patrimoine islamique des valeurs, comme la démocratie, étrangères à la religion musulmane.

  • #2
    suite

    Ce positionnement doit être compris moins comme la négation totale de la culture politique occidentale que comme un refus des méthodes d’appropriation de la modernité occidentale proposées par les Frères musulmans. Les négociations avec les pouvoirs publics et la société en Occident et dans le monde arabe auraient ainsi conduit à une certaine routinisation du discours des Frères musulmans, diluant sa portée contestataire. Enfin la mouvance salafiste reproche moins aux Frères musulmans leur ouverture politique que l’instrumentalisation de l’islam dans une logique partisane (hizbiyya). Cette dernière aboutit, pour les salafis, à une fragmentation de l’umma*, inacceptable dans la mesure où elle génère une fragilisation de l’islam et une division de l’umma, une fitna. Pour de nombreux militants salafis qui ont un temps fréquenté ces organisations, celle-ci n’ont pas tenu leurs promesses, notamment celle d’une vie meilleure grâce à l’islam. Dès, lors les prédicateurs et militants salafis usent de ce que François Burgat nomme le « lexique du discrédit ». Sur un mode exclusif et un registre actif voire guerrier, ces organisations qui « trahissent l’islam et les musulmans » doivent être combattues.


    Les trois degrés de l’opposition à l’Occident

    Si l’opposition aux islamistes est unanimement défendue par les salafis, il en va différemment pour la critique de l’Occident, qui se décline autour de trois registres : indifférence, contestation et agit-prop.

    1) Indifférence : pour les salafis quiétistes, l’attitude vis-à-vis de l’Occident ne consiste ni à vouloir en convertir la population, ni à attendre sa chute, mais simplement à s’en retirer pour jouir de l’assurance procurée par la sainteté personnelle. Indifférent aux réformes sociales, le salafis quiétiste s’oppose à toute forme de participation politique des populations musulmanes à la société européenne, au motif qu’elle serait contraire à l’islam. La démocratie est assimilée à une forme d’associationnisme (shîrk) conduisant à l’hérésie, puisque les députés occidentaux légifèrent au nom de valeurs qui ne sont pas celles de la charî‘a.
    Les quiétistes prônent en Occident une attitude de retrait, teinté d’indifférence par rapport à la scène politique officielle, quand bien même celle-ci concerne les musulmans d’Europe et d’Amérique du Nord. Ils n’ont pas non plus appelé à manifester contre les différents projets de loi voulant interdire le voile intégral dans l’espace public (Canada, Belgique, Suisse, France, Espagne...), bien que cette pratique religieuse soit défendue par les théologiens salafis d’inspiration quiétiste. Ils se sont également abstenus de participer aux manifestations organisées par des associations musulmanes de soutien au peuple palestinien lors des bombardements de l’armée israélienne dans les Territoires occupés. Ils se sont opposés à tous les rassemblements en Occident lors du « Printemps arabe ».
    Le mouvement est-il pour autant indifférent aux questions politiques et sociales comme il le prétend ? Force est de constater que les relations que le salafisme quiétiste entretient avec la chose publique ne sont pas fondées sur une vision strictement religieuse de l’islam. Même un discours se voulant strictement religieux a des implications politiques. Dans le monde arabe, l’apparente neutralité du salafisme à l’égard de la vie politique sous-tend un soutien aux régimes en place. Même si les théologiens saoudiens défendent une vision quiétiste de l’islam, ils soutiennent ouvertement la monarchie qu’ils considèrent comme le meilleur garant du maintien de la cohésion nationale et des valeurs islamiques du pays.
    Ces positionnements pro-gouvernementaux constituent une formidable ressource de négociation pour les religieux salafis, qui accordent leur soutien en échange de leur contrôle social sur la société. Incarnés en Arabie Saoudite par Muhammad Amam al-Jami et Rabi’ al-Madkhali – la référence cardinale en matière théologique pour les salafis français –, ils affichent un discours loyaliste à l’égard de la monarchie et s’opposent à toute critique à l’adresse du pouvoir saoudien, notamment celles des salafis politiques et jihadistes qui se sont opposés à la venue de l’armée américaine sur le territoire des Saoud au lendemain de l’invasion du Koweït par l’Irak. En échange de leur soutien à la famille royale, ils se sont vus offrir des postes importants dans le système éducatif et universitaire. L’université islamique a été mise en coupe réglée par al-Jami et al-Madkhâlî – ces derniers sont parvenus à faire expulser une grande partie des Frères musulmans et des salafis politiques qui y enseignaient.

    2) Contestation : tandis que le salafisme quiétiste développe une forme de loyalisme et tisse des relations non conflictuelles avec les régimes arabes, il constitue en Europe et en Amérique du Nord un élément puissant de critique des systèmes politiques occidentaux. Il donne à juger la société d’accueil qui ne vit pas selon le modèle du Prophète. Certes, il ne « fait pas de politique », ses membres restant sur un terrain neutre qui correspond parfaitement à l’attitude politique de beaucoup d’entre eux, à la fois critique et désengagée par rapport au gouvernement de leur pays d’origine. Il conserve néanmoins en son sein une dimension protestataire symbolique à travers une attitude de retrait, justifiée par des raisons religieuses mais qui s’explique aussi par les conditions d’existence décevantes des musulmans d’Europe et d’Amérique du Nord (discrimination religieuse et sociale, exclusion économique...).
    La protestation symbolique s’exprime par exemple dans le rejet des signes esthétiques majoritaires : l’apparence vestimentaire du salafi se caractérise par le port d’une longue robe (qamîs), d’une calotte et de la barbe. On assiste à la déclinaison des protestations collectives à un niveau individuel, le militant s’astreignant à une grande rigueur morale. Dans la mesure où le salafisme quiétiste ne prend pas en charge de façon effective, au-delà de leur demande spirituelle, les problèmes quotidiens des jeunes musulmans, ces derniers y adhèrent plus sous la forme d’un passage destiné à se réislamiser, plutôt que de façon militante. Ce passage, plus ou moins long, peut néanmoins amener des individus insatisfaits de la nature quiétiste du salafisme à s’engager dans des actions politiques violentes une fois sortis du mouvement. Il peut dans ce cadre fonctionner comme une structure d’islamisation pré-socialisatrice au politique et au jihadisme.
    Les prédicateurs salafis occidentaux et du monde arabe vitupèrent régulièrement contre les valeurs politiques, morales et sociales de l’Occident. Même s’ils défendent une vision quiétiste de l’islam, leur interprétation du jihâda servi de matrice idéologique aux partisans de la guerre sainte en Europe et en Amérique du Nord. C’est la raison pour laquelle les prédicateurs jihadistes ont longtemps pris comme référence idéologique les théologiens saoudiens pour justifier de leurs actions. Ainsi, un certain nombre de salafis décident de partir de l’Europe et d’Amérique du Nord pour s’installer dans un pays musulman. Plusieurs centaines de personnes ont quitté la France pour des pays arabes. Beaucoup se sont installées dans la péninsule arabique (Arabie Saoudite, Yémen, Jordanie…), considérée comme une terre sainte.

    3) Agit-prop : alors que les salafis quiétistes expriment leur opposition à l’égard de l’Occident via une attitude d’indifférence politique et de refus d’intégration sociale, l’attitude des salafis politiques à l’encontre de l’Europe et de l’Amérique du Nord est un peu plus complexe. Pour eux, il s’agit en partie de se retirer du monde (à l’instar des salafis quiétistes) et en partie à vouloir le refaire selon le modèle islamique. Les activités des organisations se réclamant du salafisme politique visent à construire des espaces sociaux dans lesquelles les musulmans pourront vivre pleinement leur foi en Occident. Tout en s’intégrant aux sociétés occidentales, ils vont exiger la possibilité pour leurs membres de vivre de façon communautaire. Leurs membres ne réfutent pas le système politique dans sa globalité, mais s’y opposent sur des problèmes de gestion liés à la présence des musulmans en Occident.

    Les modalités de l’action relèvent alors de la communication, et parfois de l’agit-prop. Lors d’un rassemblement organisé en avril 2011 par le prédicateur allemand Pierre Vogel à Francfort, le salafi d’origine canadienne Abu Ameenah Bilal Philips s’est exprimé sur la nécessité de se mobiliser pour lutter contre l’islamophobie en Occident : « L’une des sources de l’islamophobie provient des médias. Et nous ne pouvons gérer cette source qu’en nous impliquant dans les médias. Quelques-uns de nos frères et de nos sœurs ont besoin de se former aux métiers de journaliste et communicant. Nous devons participer aux médias, notamment ceux qui sont honnêtes et neutres dans leur présentation. Nous ne devons pas développer ce que je nomme la médiaphobie. Nous ne devons pas fuir et avoir peur des médias car sinon la fausse information va continuer à être renforcée. Donc, nous devons gérer les médias et corriger autant que possible l’image de l’islam. La deuxième source est les hommes politiques. Aussi, nous devons être impliqués dans le processus politique en tant que musulman vivant en Allemagne. Si nous souhaitons changer les choses, nous devons avoir une voix. Il faut des gens issus de la communauté, pas des gens qui ont juste des noms qui rejoignent les partis politiques et qui finalement sont les premiers à critiquer l’islam. Mais des gens qui défendent l’image de l’islam dans l’arène politique. »

    Commentaire


    • #3
      fin

      La figure du révolutionnaire

      La troisième attitude (agit-prop) à l’adresse de l’Occident est poussée au bout de sa logique par les salafis révolutionnaires. Le terrorisme des années 1990, al-Qaïda et les filières irakiennes et afghanes en sont les principales expressions, pas toujours faciles à distinguer. D’une façon générale, le salafi révolutionnaire se considère comme un combattant, un juste qui lutte pour une cause légitime : l’instauration d’un État islamique qui préfigurera l’avènement de la justice de Dieu sur Terre. Ce sentiment de se battre pour de nobles motifs est renforcé par certaines autorités religieuses qui autorisent ce type de jihâd, tandis que d’autres, sans le légitimer de façon explicite, ne le condamnent pas.
      On peut distinguer une première tendance jihadiste, centrée sur les luttes politiques dans les pays musulmans, et qui ne touche les salafis occidentaux que par ricochet. Multipliant les attaques à l’égard de l’islam politique, dont ils font un bilan critique, ces salafistes jihadistes inscrivent cependant leur action dans la continuité de l’objectif initial des islamistes : l’établissement d’un État islamique. Pour cette tendance, la justice pourra être instaurée grâce à une stratégie de lutte contre l’État, incarnation du taghût (impiété). Celui-ci sera vaincu par des attentats et l’on établira un État islamique juste, fondé sur les principes de la charî’a. La figure dominante de ce jihadisme est le mujâhid(combattant). Le noyau dur est très souvent composé de vétérans de la première guerre d’Afghanistan, qui ont intégré les oppositions islamistes des pays musulmans.

      Contrairement à l’aile politique du salafisme, ce groupe estime que le jihâd est le seul instrument capable d’islamiser l’État puis la société, si l’option politique vient à échouer. Face à la répression et à la fermeture du champ politique, ses partisans invitent l’ensemble de la mouvance islamiste et de la population à prendre les armes et à se soulever contre l’État, considéré comme l’unique obstacle à l’établissement d’un régime islamique. Ainsi, l’urgence est à la mobilisation guerrière et non plus aux logiques politiciennes des islamistes, auxquels ils reprochent d’empêcher la possibilité d’une révolution islamique. Progressivement, les attentats se font de plus en plus fréquents. Craignant pour la stabilité politique de la région et craignant l’arrivée au pouvoir des islamistes, les régimes occidentaux se mobilisent en multipliant déclarations de soutien et aides matérielles à l’égard des gouvernements arabes. C’est dans ce contexte que la violence terroriste parvient en Occident, et notamment en France. L’enjeu est de convaincre les pays occidentaux de retirer leur appui aux régimes arabes. Cette situation devra aboutir au durcissement autoritaire des régimes arabes, entraînant une large mobilisation des masses; le mouvement populaire de soutien au jihâdqui s’ensuivrait serait le seul moyen de s’émanciper de la pression étatique.

      Légitimer la guerre sainte

      L’Occident est à la fois conçu en termes stratégiques, comme un relais à partir duquel seront formés des militants qui auraient à combattre dans les pays d’origine, un terrain où implanter des bases logistiques permettant de collecter argent, armes et faux papiers, un acteur sur lequel on peut peser, et en termes religieux, comme une figure de l’altérité et de la mécréance, opposée en essence à l’islam. Cet imaginaire de la guerre sainte devient central dans les années 2000, quand les pays occidentaux se lancent dans des actions militaires en Afghanistan et en Irak. Il anime les jeunes partis se battre en Afghanistan et en Irak. À leurs yeux, la guerre sainte est d’autant plus légitime qu’elle bénéficie du soutien des populations musulmanes vivant en Europe et en Amérique du Nord (mais également du monde musulman) et de l’appui de l’ensemble des théologiens. En effet, ces derniers autorisent par de nombreuses fatwas à aller combattre les armées impies qui attaquent les musulmans. Du prédicateur qatari Yûssuf al-Qaradâwî jusqu’aux théologiens salafis d’Arabie Saoudite, tous légitiment ce jihâd, le considérant comme un acte de légitime défense et de résistance. La lutte armée s’inscrit alors dans une défense de l’umma, ce qui explique que l’origine ethnique des jeunes jihadistes partis se battre en Irak est très variable. Même si le noyau dur reste constitué de jihadistes d’origine algérienne (Mourad Benchellali, Farid Benyettou ou encore Fateh Kamel), on trouve aussi des jeunes d’autres origines (marocaine, tunisienne…) et des convertis.

      Il faut noter que l’attitude de ces salafis révolutionnaires peut être véhémente à l’égard de l’Occident et aboutir à des actions de guerre, mais elle n’aboutit pas forcément à des actions terroristes en Occident. Benyettou, qui sera ensuite arrêté pour avoir été à l’origine de la filière irakienne, m’explique ainsi qu’« il ne faut pas se battre par les armes, poser des bombes ». Ces militants font la distinction entre, d’une part, la situation des musulmans en guerre contre des armées étrangères dans les zones de conflits où il est nécessaire d’aller combattre et, d’autre part, les conditions des musulmans d’Europe qui, même s’ils subissent des discriminations, ne sont pas menacés militairement. La figure de la guerre sainte anime enfin une forme beaucoup plus radicale et très marginale, qui revêt une dimension anarchiste et nihiliste. Prônant la destruction de toute autorité non islamique et le refus de l’ordre établi, cette tendance du jihadisme est principalement représentée par al-Qaïda.

      De l’utopie à l’enfer

      Alors que les autres salafis révolutionnaires s’inscrivent généralement dans une logique de négociation par la violence, en cherchant à faire pression et à renverser l’État, les salafis membres d’al-Qaïda ne veulent pas négocier de compromis, mais anéantir l’adversaire. Motivée par une logique jusqu’au-boutiste, l’action ne vise ni à changer le rapport de forces politique, ni à renverser le régime, mais plutôt à bouleverser l’ordre social. Le combattant se sent investi d’une mission : sauver l’islam en danger. Le projet d’un État islamique n’est qu’une utopie, nécessaire pour maintenir une tension libératrice d’énergie combattante. Dès lors, la violence est conçue comme un sacrifice, qui revêt une dimension métapolitique. En effet, la violence jihadiste s’élève au-delà du politique pour être vecteur de significations qui lui confèrent une allure intransigeante, non négociable, une portée religieuse qui relève de l’absolu. Cette violence est déterritorialisée, sans frontières, et les enjeux qu’elle vise sont à ce point vitaux du point de vue de ses militants qu’ils peuvent y sacrifier leur propre existence.
      Cette violence-là n’est pas apolitique. Les dimensions politiques y sont à la fois associées et subordonnées à d’autres, définies en termes culturels, religieux, qui ne souffrent aucune concession. Cette violence est porteuse de significations identitaires, étrangères à toute insertion dans un espace relationnel de type politique. Les militants et les prédicateurs engagés dans cette voie considèrent que les sociétés occidentales sont dans la jahiliyya (ignorance). Ces salafis ne se considèrent pas comme des justes, mais comme des purs dans un monde souillé. La figure du militantisme jihadiste n’est plus celle du mujâhid (combattant) mais celle du shahîd (martyr). Dans ce type de jihâd, le répertoire d’action de la lutte armée ne puise pas dans la logique de guérilla et d’attentats (bombes…) mais dans celle de l’attentat-suicide. L’objectif n’est pas d’instaurer un État islamique, mais de créer l’enfer ici-bas pour tous ceux qui, pour une raison ou une autre, ne sont pas considérés comme musulmans.
      Marqués par un sentiment d’appartenance à une umma globale et n’étant pas liés à un quelconque pays d’origine, les tenants de ce type de jihâd tiennent peu compte des nationalités et des logiques nationales. Transnationale, cette tendance l’est parce que les réseaux sont devenus globaux et articulés aux opérateurs internationaux du jihadisme. Cela explique sans doute des origines nationales plus diversifiées : ces jihadistes vont en effet se reconnaître plus facilement dans des revendications déconnectées d’enjeux locaux ou nationaux. Ainsi, à la différence de la première forme de jihâd dans laquelle on peut repérer une surreprésentation de personnes d’origine algérienne, la deuxième tendance du salafisme jihadiste mobilise des personnes de toute origine nationale (Marocains, Tunisiens…). Ce jihâdfacilite également les processus de conversion des Français de souche, pièces maîtresses des dispositifs jihadistes en France depuis 1995 et dont l’importance va croissant. Ces nouveaux réseaux évoluent dans un imaginaire déterritorialisé.

      Pour aller plus loin…
      • Le Salafisme d’aujourd’hui. Mouvements sectaires en Occident, Samir Amghar, Michalon, 2011.
      • Du golfe aux banlieues. Le salafisme mondialisé, Mohamed Ali Adraoui, Puf, 2013.
      • Qu’est-ce que le salafisme ?, Bernard Rougier (dir.), Puf, 2008.
      • Vaincre Al-Qaida, Sami Aoun et Gilles Vandal, Athéna, 2014.
      • La Question musulmane, Bernard Godard, Fayard, 2015.
      • Quatre-vingt-treize, Gilles Kepel, Seuil, 2012.
      • Radicalisation, Farhad Khosrokhavar, Editions de la MSH, 2014.

      Samir Amghar


      Sociologue à l’Université du Québec à Chicoutimi, auteur notamment de L’Islam militant en Europe, Infolio, 2013 ; Les Islamistes au défi du pouvoir. Évolutions d’une idéologie, Michalon, 2012 ; Le Salafisme d’aujourd’hui. Mouvements sectaires en Occident, Michalon, 2011.


      NOTES
      1. Salafisme
      Mouvement sunnite fondamentaliste, défendant le retour au mode de vie des « pieux ancêtres » (salaf) du temps de la Révélation. Il se subdivise entre mouvances quiétistes (majoritaires), politiques et jihadistes.
      2. Wahhabisme
      Doctrine littéraliste de l’islam, fondée par Muhammad Ibn ‘Abd al-Wahhâb (m. 1792). Relayée depuis trois décennies par les pétrodollars des États et les fondations privées du Golfe, cette idéologie dénonce la modernité et défend que l’umma doit revenir à une stricte application de la charî‘a.
      3. Sunna
      Ensemble des paroles et actes du Prophète, inspirant tout musulman. Par extension, corpus théologique des sunnites.
      4. Umma
      Communauté formée par l’ensemble des musulmans, à vocation universelle.

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