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Le philosophe ignorant

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  • Le philosophe ignorant

    En ces temps obscurs où tout le monde sait tout sur tout, lisons, pardon… relisons ce texte de Voltaire dans lequel il déclare, finalement, son ignorance.

    Qui es-tu ? d’où viens-tu ? que fais-tu ? que deviendras-tu ? C’est une question qu’on doit faire à tous les êtres de l’univers, mais à laquelle nul ne nous répond. Je demande aux plantes quelle vertu les fait croître, et comment le même terrain produit des fruits si divers. Ces êtres insensibles et muets, quoique enrichis d’une faculté divine, me laissent à mon ignorance et à mes vaincs conjectures.

    J’interroge cette foule d’animaux différents, qui tous ont le mouvement et le communiquent, qui jouissent des mêmes sensations que moi, qui ont une mesure d’idées et de mémoire avec toutes les passions. Ils savent encore moins que moi ce qu’ils sont, pourquoi ils sont, et ce qu’ils deviennent.

    Je soupçonne, j’ai même lieu de croire que les planètes qui roulent autour des soleils innombrables qui remplissent l’espace sont peuplées d’êtres sensibles et pensants ; mais une barrière éternelle nous sépare, et aucun de ces habitants des autres globes ne s’est communiqué à nous.

    Monsieur le prieur, dans le Spectacle de la nature, a dit à monsieur le chevalier que les astres étaient faits pour la terre, et la terre, ainsi que les animaux, pour l’homme. Mais comme le petit globe de la terre roule avec les autres planètes autour du soleil ; comme les mouvements réguliers et proportionnels des astres peuvent éternellement subsister sans qu’il y ait des hommes ; comme il y a sur notre petite planète infiniment plus d’animaux que de mes semblables, j’ai pensé que monsieur le prieur avait un peu trop d’amour-propre en se flattant que tout avait été fait pour lui ; j’ai vu que l’homme, pendant sa vie, est dévoré par tous les animaux s’il est sans défense, et que tous le dévorent encore après sa mort. Ainsi j’ai eu de la peine à concevoir que monsieur le prieur et monsieur le chevalier fussent les rois de la nature. Esclave de tout ce qui m’environne, au lieu d’être roi, resserré dans un point, et entouré de l’immensité, je commence par me chercher moi-même.

    II. — Notre faiblesse.
    Je suis un faible animal ; je n’ai en naissant ni force, ni connaissance, ni instinct ; je ne peux même me traîner à la mamelle de ma mère, comme font tous les quadrupèdes ; je n’acquiers quelques idées que comme j’acquiers un peu de force, quand mes organes commencent à se développer. Cette force augmente en moi jusqu’au temps où, ne pouvant plus s’accroître, elle diminue chaque jour. Ce pouvoir de concevoir des idées s’augmente de même jusqu’à son terme, et ensuite s’évanouit insensiblement par degrés.

    Quelle est cette mécanique qui accroît de moment en moment les forces de mes membres jusqu’à la borne prescrite ? Je l’ignore ; et ceux qui ont passé leur vie à chercher cette cause n’en savent pas plus que moi.

    “Quelle est cette mécanique qui accroît de moment en moment les forces de mes membres jusqu’à la borne prescrite ? Je l’ignore ; et ceux qui ont passé leur vie à chercher cette cause n’en savent pas plus que moi.”

    Quel est cet autre pouvoir qui fait entrer des images dans mon cerveau, qui les conserve dans ma mémoire ? Ceux qui sont payés pour le savoir l’ont inutilement cherché ; nous sommes tous dans la même ignorance des premiers principes où nous étions dans notre berceau.

    III. — Comment puis-je penser ?
    Les livres faits depuis deux mille ans m’ont-ils appris quelque chose ? Il nous vient quelquefois des envies de savoir comment nous pensons, quoiqu’il nous prenne rarement l’envie de savoir comment nous digérons, comment nous marchons. J’ai interrogé ma raison, je lui ai demandé ce qu’elle est : cette question l’a toujours confondue.

    J’ai essayé de découvrir par elle si les mêmes ressorts qui me font digérer, qui me font marcher, sont ceux par lesquels j’ai des idées. Je n’ai jamais pu concevoir comment et pourquoi ces idées s’enfuyaient quand la faim faisait languir mon corps, et comment elles renaissaient quand j’avais mangé.

    J’ai vu une si grande différence entre des pensées et la nourriture, sans laquelle je ne penserais point, que j’ai cru qu’il y avait en moi une substance qui raisonnait, et une autre substance qui digérait. Cependant, en cherchant toujours à me prouver que nous sommes deux, j’ai senti grossièrement que je suis un seul ; et cette contradiction m’a toujours fait une extrême peine.

    J’ai demandé à quelques-uns de mes semblables, qui cultivent la terre, notre mère commune, avec beaucoup d’industrie, s’ils sentaient qu’ils étaient deux, s’ils avaient découvert par leur philosophie qu’ils possédaient en eux une substance immortelle, et cependant formée de rien, existante sans étendue, agissant sur leurs nerfs sans y toucher, envoyée expressément dans le ventre de leur mère six semaines après leur conception ; ils ont cru que je voulais rire, et ont continué à labourer leurs champs sans me répondre.

    IV. — M’est-il nécessaire de savoir ?
    Voyant donc qu’un nombre prodigieux d’hommes n’avait pas seulement la moindre idée des difficultés qui m’inquiètent, et ne se doutait pas de ce qu’on dit, dans les écoles, de l’être en général, de la matière, de l’esprit, etc. ; voyant même qu’ils se moquaient souvent de ce que je voulais le savoir, j’ai soupçonné qu’il n’était point du tout nécessaire que nous le sussions. J’ai pensé que la nature a donné à chaque être la portion qui lui convient ; et j’ai cru que les choses auxquelles nous ne pouvions atteindre ne sont pas notre partage. Mais, malgré ce désespoir, je ne laisse pas de désirer d’être instruit, et ma curiosité trompée est toujours insatiable.

    V. — Aristote, Descartes, et Gassendi.
    Aristote commence par dire que l’incrédulité est la source de la sagesse ; Descartes a délayé cette pensée, et tous deux m’ont appris à ne rien croire de ce qu’ils me disent. Ce Descartes, surtout, après avoir fait semblant de douter, parle d’un ton si affirmatif de ce qu’il n’entend point ; il est si sûr de son fait quand il se trompe grossièrement en physique ; il a bâti un monde si imaginaire ; ses tourbillons et ses trois éléments sont d’un si prodigieux ridicule, que je dois me méfier de tout ce qu’il me dit sur l’âme, après qu’il m’a tant trompé sur les corps. Qu’on fasse son éloge, à la bonne heure, pourvu qu’on ne fasse pas celui de ses romans philosophiques, méprisés aujourd’hui pour jamais dans toute l’Europe.

    Il croit ou il feint de croire que nous naissons avec des pensées métaphysiques. J’aimerais autant dire qu’Homère naquit avec l’Iliade dans la tête. Il est bien vrai qu’Homère, en naissant, avait un cerveau tellement construit qu’ayant ensuite acquis des idées poétiques, tantôt belles, tantôt incohérentes, tantôt exagérées, il en composa enfin l’Iliade. Nous apportons, en naissant, le germe de tout ce qui se développe en nous ; mais nous n’avons pas réellement plus d’idées innées que Raphaël et Michel-Ange n’apportèrent, en naissant, de pinceaux et de couleurs.
    Descartes, pour tâcher d’accorder les parties éparses de ses chimères, supposa que l’homme pense toujours ; j’aimerais autant imaginer que les oiseaux ne cessent jamais de voler, ni les chiens de courir, parce que ceux-ci ont la faculté de courir, et ceux-là de voler.

    “Nous apportons, en naissant, le germe de tout ce qui se développe en nous ; mais nous n’avons pas réellement plus d’idées innées que Raphaël et Michel-Ange n’apportèrent, en naissant, de pinceaux et de couleurs”

    Pour peu que l’on consulte son expérience et celle du genre humain, on est bien convaincu du contraire. Il n’y a personne d’assez fou pour croire fermement qu’il ait pensé toute sa vie, le jour et la nuit sans interruption, depuis qu’il était fœtus jusqu’à sa dernière maladie. La ressource de ceux qui ont voulu défendre ce roman a été de dire qu’on pensait toujours, mais qu’on ne s’en apercevait pas. Il vaudrait autant dire qu’on boit, qu’on mange, et qu’on court à cheval sans le savoir. Si vous ne vous apercevez pas que vous avez des idées, comment pouvez-vous affirmer que vous en avez ? Gassendi se moqua comme il le devait de ce système extravagant. Savez-vous ce qui en arriva ? On prit Gassendi et Descartes pour des athées, parce qu’ils raisonnaient.

    VI. — Les bêtes.
    De ce que les hommes étaient supposés avoir continuellement des idées, des perceptions, des conceptions, il suivait naturellement que les bêtes en avaient toujours aussi : car il est incontestable qu’un chien de chasse a l’idée de son maître auquel il obéit, et du gibier qu’il lui rapporte. Il est évident qu’il a de la mémoire, et qu’il combine quelques idées. Ainsi donc, si la pensée de l’homme était aussi l’essence de son âme, la pensée du chien était aussi l’essence de la sienne, et si l’homme avait toujours des idées, il fallait bien que les animaux en eussent toujours. Pour trancher cette difficulté, le fabricateur des tourbillons et de la matière cannelée osa dire que les bêtes étaient de pures machines qui cherchaient à manger sans avoir appétit, qui avaient toujours les organes du sentiment pour n’éprouver jamais la moindre sensation, qui criaient sans douleur, qui témoignaient leur plaisir sans joie, qui possédaient un cerveau pour n’y pas recevoir l’idée la plus légère, et qui étaient ainsi une contradiction perpétuelle de la nature.

    Ce système était aussi ridicule que l’autre ; mais, au lieu d’en faire voir l’extravagance, on le traita d’impie : on prétendit que ce système répugnait à l’Écriture sainte, qui dit, dans la Genèse, que “Dieu a fait un pacte avec les animaux, et qu’il leur redemandera le sang des hommes qu’ils auront mordus et mangés” ; ce qui suppose manifestement dans les bêtes l’intelligence, la connaissance du bien et du mal.

  • #2
    suite

    VII. — L’expérience.
    Ne mêlons jamais l’Écriture sainte dans nos disputes philosophiques : ce sont des choses trop hétérogènes, et qui n’ont aucun rapport. Il ne s’agit ici que d’examiner ce que nous pouvons savoir par nous-mêmes, et cela se réduit à bien peu de chose. Il faut avoir renoncé au sens commun pour ne pas convenir que nous ne savons rien au monde que par l’expérience ; et certainement si nous ne parvenons que par l’expérience, et par une suite de tâtonnements et de longues réflexions, à nous donner quelques idées faibles et légères du corps, de l’espace, du temps, de l’infini, de Dieu même, ce n’est pas la peine que l’Auteur de la nature mette ces idées dans la cervelle de tous les fœtus, afin qu’il n’y ait ensuite qu’un très petit nombre d’hommes qui en fassent usage.

    Nous sommes tous, sur les objets de notre science, comme les amants ignorants Daphnis et Chloé, dont Longus nous a dépeint les amours et les vaines tentatives. Il leur fallut beaucoup de temps pour deviner comment ils pouvaient satisfaire leurs désirs, parce que l’expérience leur manquait. La même chose arriva à l’empereur Léopold et au fils de Louis XIV ; il fallut les instruire.

    S’ils avaient eu des idées innées, il est à croire que la nature ne leur eût pas refusé la principale et la seule nécessaire à la conservation de l’espèce humaine.

    VIII. — Substance
    Ne pouvant avoir aucune notion que par expérience, il est impossible que nous puissions jamais savoir ce que c’est que la matière. Nous touchons, nous voyons les propriétés de cette substance ; mais ce mot même substance, ce qui est dessous, nous avertit assez que ce dessous nous sera inconnu à jamais : quelque chose que nous découvrions de ses apparences, il restera toujours ce dessous à découvrir. Par la même raison, nous ne saurons jamais par nous-mêmes ce que c’est qu’esprit.

    “Nous touchons, nous voyons les propriétés de cette substance ; mais ce mot même substance, ce qui est dessous, nous avertit assez que ce dessous nous sera inconnu à jamais ”

    C’est un mot qui originairement signifie souffle, et dont nous nous sommes servis pour tâcher d’exprimer vaguement et grossièrement ce qui nous donne des pensées. Mais quand même, par un prodige qui n’est pas à supposer, nous aurions quelque légère idée de la substance de cet esprit, nous ne serions pas plus avancés ; nous ne pourrions jamais deviner comment cette substance reçoit des sentiments et des pensées. Nous savons bien que nous avons un peu d’intelligence, mais comment l’avons-nous ? C’est le secret de la nature, elle ne l’a dit à nul mortel.

    IX. — Bornes étroites.
    Notre intelligence est très bornée, ainsi que la force de notre corps. Il y a des hommes beaucoup plus robustes que les autres ; il y a aussi des Hercules en fait de pensées, mais au fond cette supériorité est fort peu de chose. L’un soulèvera dix fois plus de matière que moi ; l’autre pourra faire de tête, et sans papier, une division de quinze chiffres, tandis que je ne pourrai en diviser que trois ou quatre avec une extrême peine : c’est à quoi se réduira cette force tant vantée ; mais elle trouvera bien vite sa borne ; et c’est pourquoi, dans les jeux de combinaison, nul homme, après s’y être formé par toute son application et par un long usage, ne parvient jamais, quelque effort qu’il fasse, au-delà du degré qu’il a pu atteindre ; il a frappé à la borne de son intelligence. Il faut même absolument que cela soit ainsi, sans quoi nous irions, de degré en degré, jusqu’à l’infini.

    X. — Découvertes impossibles.
    Dans ce cercle étroit où nous sommes renfermés, voyons donc ce que nous sommes condamnés à ignorer, et ce que nous pouvons un peu connaître. Nous avons déjà vu qu’aucun premier ressort, aucun premier principe ne peut être saisi par nous.

    Pourquoi mon bras obéit-il à ma volonté ? Nous sommes si accoutumés à ce phénomène incompréhensible que très peu y font attention ; et quand nous voulons rechercher la cause d’un effet si commun, nous trouvons qu’il y a réellement l’infini entre notre volonté et l’obéissance de notre membre, c’est-à-dire qu’il n’y a nulle proportion de l’une à l’autre, nulle raison, nulle apparence de cause ; et nous sentons que nous y penserions une éternité sans pouvoir imaginer la moindre lueur de vraisemblance.

    XI. — Désespoir fondé.
    Ainsi arrêtés dès le premier pas, et nous repliant vainement sur nous-mêmes, nous sommes effrayés de nous chercher toujours, et de ne nous trouver jamais. Nul de nos sens n’est explicable.

    Nous savons bien à peu près, avec le secours des triangles, qu’il y a environ trente millions de nos grandes lieues géométriques de la terre au soleil ; mais qu’est-ce que le soleil ? et pourquoi tourne-t-il sur son axe ? et pourquoi en un sens plutôt qu’en un autre ? et pourquoi Saturne et nous tournons-nous autour de cet astre plutôt d’occident en orient que d’orient en occident ? Non seulement nous ne satisferons jamais à cette question, mais nous n’entreverrons jamais la moindre possibilité d’en imaginer seulement une cause physique. Pourquoi ? c’est que le nœud de cette difficulté est dans le premier principe des choses.

    Il en est de ce qui agit au dedans de nous comme de ce qui agit dans les espaces immenses de la nature. Il y a dans l’arrangement des astres et dans la conformation d’un ciron et de l’homme un premier principe dont l’accès doit nécessairement nous être interdit. Car si nous pouvions connaître notre premier ressort, nous en serions les maîtres, nous serions des dieux. Éclaircissons cette idée, et voyons si elle est vraie.

    Supposons que nous trouvions en effet la cause de nos sensations, de nos pensées, de nos mouvements, comme nous avons seulement découvert dans les astres la raison des éclipses et des différentes phases de la lune et de Vénus ; il est clair que nous prédirions alors nos sensations, nos pensées et nos désirs résultants de ces sensations, comme nous prédisons les phases et les éclipses. Connaissant donc ce qui devrait se passer demain dans notre intérieur, nous verrions clairement, par le jeu de cette machine, de quelle manière ou agréable ou funeste nous devrions être affectés. Nous avons une volonté qui dirige, ainsi qu’on en convient, nos mouvements intérieurs en plusieurs circonstances. Par exemple, je me sens disposé à la colère, ma réflexion et ma volonté en répriment les accès naissants. Je verrais, si je connaissais mes premiers principes, toutes les affections auxquelles je suis disposé pour demain, toute la suite des idées qui m’attendent ; je pourrais avoir sur cette suite d’idées et de sentiments la même puissance que j’exerce quelquefois sur les sentiments et sur les pensées actuelles que je détourne et que je réprime. Je me trouverais précisément dans le cas de tout homme qui peut retarder et accélérer à son gré le mouvement d’une horloge, celui d’un vaisseau, celui de toute machine connue.
    Dans cette supposition, étant le maître des idées qui me sont destinées demain, je le serais pour le jour suivant, je le serais pour le reste de ma vie ; je pourrais donc être toujours tout-puissant sur moi-même, je serais le dieu de moi-même. Je sens assez que cet état est incompatible avec ma nature ; il est donc impossible que je puisse rien connaître du premier principe qui me fait penser et agir.

    XII. — Faiblesse des hommes.
    Ce qui est impossible à ma nature si faible, si bornée, et qui est d’une durée si courte, est-il impossible dans d’autres globes, dans d’autres espèces d’êtres ? Y a-t-il des intelligences supérieures, maîtresses de toutes leurs idées, qui pensent et qui sentent tout ce qu’elles veulent ? Je n’en sais rien ; je ne connais que ma faiblesse, je n’ai aucune notion de la force des autres.

    XIII. — Suis-je libre ?
    Ne sortons point encore du cercle de notre existence ; continuons à nous examiner nous-mêmes autant que nous le pouvons. Je me souviens qu’un jour, avant que j’eusse fait toutes les questions précédentes, un raisonneur voulut me faire raisonner. Il me demanda si j’étais libre ; je lui répondis que je n’étais point en prison, que j’avais la clef de ma chambre, que j’étais parfaitement libre. “Ce n’est pas cela que je vous demande, me répondit-il ; croyez-vous que votre volonté ait la liberté de vouloir ou de ne vouloir pas vous jeter par la fenêtre ? pensez-vous, avec l’ange de l’école, que le libre arbitre soit une puissance appétitive, et que le libre arbitre se perde par le péché ?” Je regardai mon homme fixement, pour tâcher de lire dans ses yeux s’il n’avait pas l’esprit égaré, et je lui répondis que je n’entendais rien à son galimatias.

    Cependant cette question sur la liberté de l’homme m’intéressa vivement ; je lus des Scolastiques, je fus comme eux dans les ténèbres ; je lus Locke, et j’aperçus des traits de lumière ; je lus le Traité de Collins, qui me parut Locke perfectionné ; et je n’ai jamais rien lu depuis qui m’ait donné un nouveau degré de connaissance. Voici ce que ma faible raison a conçu, aidée de ces deux grands hommes, les seuls, à mon avis, qui se soient entendus eux-mêmes en écrivant sur cette matière, et les seuls qui se soient fait entendre aux autres.

    “Être véritablement libre, c’est pouvoir”

    Il n’y a rien sans cause. Un effet sans cause n’est qu’une parole absurde. Toutes les fois que je veux, ce ne peut être qu’en vertu de mon jugement bon ou mauvais ; ce jugement est nécessaire, donc ma volonté l’est aussi. En effet, il serait bien singulier que toute la nature, tous les astres obéissent à des lois éternelles, et qu’il y eût un petit animal haut de cinq pieds qui, au mépris de ces lois, pût agir toujours comme il lui plairait au seul gré de son caprice. Il agirait au hasard, et on sait que le hasard n’est rien. Nous avons inventé ce mot pour exprimer l’effet connu de toute cause inconnue.

    Mes idées entrent nécessairement dans mon cerveau ; comment ma volonté, qui en dépend, serait-elle à la fois nécessitée, et absolument libre ? Je sens en mille occasions que cette volonté ne peut rien ; ainsi, quand la maladie m’accable, quand la passion me transporte, quand mon jugement ne peut atteindre aux objets qu’on me présente, etc., je dois donc penser que les lois de la nature étant toujours les mêmes, ma volonté n’est pas plus libre dans les choses qui me paraissent les plus indifférentes que dans celles où je me sens soumis à une force invincible.
    Être véritablement libre, c’est pouvoir. Quand je peux faire ce que je veux, voilà ma liberté ; mais je veux nécessairement ce que je veux ; autrement je voudrais sans raison, sans cause, ce qui est impossible. Ma liberté consiste à marcher quand je veux marcher et que je n’ai point la goutte.

    Commentaire


    • #3
      suite

      Ma liberté consiste à ne point faire une mauvaise action quand mon esprit se la représente nécessairement mauvaise ; à subjuguer une passion quand mon esprit m’en fait sentir le danger, et que l’horreur de cette action combat puissamment mon désir. Nous pouvons réprimer nos passions, comme je l’ai déjà annoncé nombre xi, mais alors nous ne sommes pas plus libres en réprimant nos désirs qu’en nous laissant entraîner à nos penchants : car, dans l’un et l’autre cas, nous suivons irrésistiblement notre dernière idée, et cette dernière idée est nécessaire ; donc je fais nécessairement ce qu’elle me dicte. Il est étrange que les hommes ne soient pas contents de cette mesure de liberté, c’est-à-dire du pouvoir qu’ils ont reçu de la nature de faire en plusieurs cas ce qu’ils veulent ; les astres ne l’ont pas : nous la possédons, et notre orgueil nous fait croire quelquefois que nous en possédons encore plus. Nous nous figurons que nous avons le don incompréhensible et absurde de vouloir, sans autre raison, sans autre motif que celui de vouloir. Voyez le nombre XXIX.

      “Nous pouvons réprimer nos passions, comme je l’ai déjà annoncé nombre xi, mais alors nous ne sommes pas plus libres en réprimant nos désirs qu’en nous laissant entraîner à nos penchants”

      Non, je ne puis pardonner au docteur Clarke d’avoir combattu avec mauvaise foi ces vérités dont il sentait la force, et qui semblaient s’accommoder mal avec ses systèmes. Non, il n’est pas permis à un philosophe tel que lui d’avoir attaqué Collins en sophiste, et d’avoir détourné l’état de la question en reprochant à Collins d’appeler l’homme un agent nécessaire. Agent ou patient, qu’importe ? agent quand il se meut volontairement, patient quand il reçoit des idées. Qu’est-ce que le nom fait à la chose ? L’homme est en tout un être dépendant, comme la nature entière est dépendante, et il ne peut être excepté des autres êtres.

      Le prédicateur, dans Samuel Clarke, a étouffé le philosophe ; il distingue la nécessité physique et la nécessité morale. Et qu’est-ce qu’une nécessité morale ? Il vous paraît vraisemblable qu’une reine d’Angleterre qu’on couronne et que l’on sacre dans une église ne se dépouillera pas de ses habits royaux pour s’étendre toute nue sur l’autel, quoiqu’on raconte une pareille aventure d’une reine de Congo. Vous appelez cela une nécessité morale dans une reine de nos climats ; mais c’est au fond une nécessité physique, éternelle, liée à la constitution des choses. Il est aussi sûr que cette reine ne fera pas cette folie qu’il est sûr qu’elle mourra un jour. La nécessité morale n’est qu’un mot, tout ce qui se fait est absolument nécessaire. Il n’y a point de milieu entre la nécessité et le hasard ; et vous savez qu’il n’y a point de hasard : donc tout ce qui arrive est nécessaire.

      Pour embarrasser la chose davantage, on a imaginé de distinguer encore entre nécessité et contrainte ; mais, au fond, la contrainte est-elle autre chose qu’une nécessité dont on s’aperçoit ? et la nécessité n’est-elle pas une contrainte dont on ne s’aperçoit point ? Archimède est également nécessité à rester dans sa chambre quand on l’y enferme, et quand il est si fortement occupé d’un problème qu’il ne reçoit pas l’idée de sortir.
      Ducunt volentem fata, nolentem trahunt.

      L’ignorant qui pense ainsi n’a pas toujours pensé de même, mais il est enfin contraint de se rendre
      XIV. — Tout est-il éternel ?
      Asservi à des lois éternelles comme tous les globes qui remplissent l’espace, comme les éléments, les animaux, les plantes, je jette des regards étonnés sur tout ce qui m’environne ; je cherche quel est mon auteur, et celui de cette machine immense dont je sais à peine une roue imperceptible.

      Je ne suis pas venu de rien, car la substance de mon père, et de ma mère qui m’a porté neuf mois dans sa matrice, est quelque chose. Il m’est évident que le germe qui m’a produit n’a pu être produit de rien : car comment le néant produirait-il l’existence ? Je me sens subjugué par cette maxime de toute l’antiquité : “Rien ne vient du néant, rien ne peut retourner au néant”. Cet axiome porte en lui une force si terrible qu’il enchaîne tout mon entendement sans que je puisse me débattre contre lui. Aucun philosophe ne s’en est écarté ; aucun législateur, quel qu’il soit, ne l’a contesté. Le Cahut des Phéniciens, le Chaos des Grecs, le Tohu-bohu des Chaldéens et des Hébreux, tout nous atteste qu’on a toujours cru l’éternité de la matière. Ma raison, trompée par cette idée si ancienne et si générale, me dit : Il faut bien que la matière soit éternelle, puisqu’elle existe ; si elle était hier, elle était auparavant. Je n’aperçois aucune vraisemblance qu’elle ait commencé à être, aucune cause pour laquelle elle n’ait pas été, aucune cause pour laquelle elle ait reçu l’existence dans un temps plutôt que dans un autre. Je cède donc à cette conviction, soit fondée, soit erronée, et je me range du parti du monde entier, jusqu’à ce qu’ayant avancé dans mes recherches je trouve une lumière supérieure au jugement de tous les hommes, qui me force à me rétracter malgré moi.

      Mais si, comme tant de philosophes de l’antiquité l’ont pensé, l’Être éternel a toujours agi, que deviendront le Cahut et l’Ereb des Phéniciens, le Tohu-bohu des Chaldéens, le Chaos d’Hésiode ? Il restera dans les fables. Le Chaos est impossible aux yeux de la raison, car il est impossible que, l’intelligence étant éternelle, il y ait jamais eu quelque chose d’opposé aux lois de l’intelligence : or le Chaos est précisément l’opposé de toutes les lois de la nature. Entrez dans la caverne la plus horrible des Alpes, sous ces débris de rochers, de glace, de sable, d’eaux, de cristaux, de minéraux informes, tout y obéit à la gravitation et aux lois de l’hydrostatique. Le Chaos n’a jamais été que dans nos têtes, et n’a servi qu’à faire composer de beaux vers à Hésiode et à Ovide.

      Si notre sainte Écriture a dit que le Chaos existait, si le Tohu-bohu a été adopté par elle, nous le croyons sans doute, et avec la foi la plus vive. Nous ne parlons ici que suivant les lueurs trompeuses de notre raison. Nous nous sommes bornés, comme nous l’avons dit, à voir ce que nous pouvons soupçonner par nous-mêmes. Nous sommes des enfants qui essayons de faire quelques pas sans lisières : nous marchons, nous tombons, et la foi nous relève.

      XV. — Intelligence.
      Mais, en apercevant l’ordre, l’artifice prodigieux, les lois mécaniques et géométriques qui règnent dans l’univers, les moyens, les fins innombrables de toutes choses, je suis saisi d’admiration et de respect. Je juge incontinent que si les ouvrages des hommes, les miens même, me forcent à reconnaître en nous une intelligence, je dois en reconnaître une bien supérieurement agissante dans la multitude de tant d’ouvrages. J’admets cette intelligence suprême sans craindre que jamais on puisse me faire changer d’opinion. Rien n’ébranle en moi cet axiome : “Tout ouvrage démontre un ouvrier”.

      XVI. — Éternité.
      Cette intelligence est-elle éternelle ? Sans doute, car soit que j’aie admis ou rejeté l’éternité de la matière, je ne peux rejeter l’existence éternelle de son artisan suprême ; et il est évident que, s’il existe aujourd’hui, il a existé toujours.

      XVII. — Incompréhensibilité.
      Je n’ai fait encore que deux ou trois pas dans cette vaste carrière ; je veux savoir si cette intelligence divine est quelque chose d’absolument distinct de l’univers, à peu près comme le sculpteur est distingué de la statue, ou si cette âme du monde est unie au monde, et le pénètre ; à peu près encore comme ce que j’appelle mon âme est uni à moi, et selon cette idée de l’antiquité si bien exprimée dans Virgile :

      Mens agitat molem, et magno se corpore miscet.
      (Æn., lib. VI, v. 727.)

      Et dans Lucain :

      Jupiter est quodcumque vides, quocumque moveris.
      (Lib. IX, v. 580.)

      Je me vois arrêté tout à coup dans ma vaine curiosité. Misérable mortel, si je ne puis sonder ma propre intelligence, si je ne puis savoir ce qui m’anime, comment connaîtrai-je l’intelligence ineffable qui préside visiblement à la matière entière ? Il y en a une, tout me le démontre ; mais où est la boussole qui me conduira vers sa demeure éternelle et ignorée ?

      XVIII. — Infini.
      Cette intelligence est-elle infinie en puissance et en immensité, comme elle est incontestablement infinie en durée ? Je n’en puis rien savoir par moi-même. Elle existe, donc elle a toujours existé, cela est clair. Mais quelle idée puis-je avoir d’une puissance infinie ? Comment puis-je concevoir un infini actuellement existant ? comment puis-je imaginer que l’intelligence suprême est dans le vide ? Il n’en est pas de l’infini en étendue comme de l’infini en durée. Une durée infinie s’est écoulée au moment que je parle, cela est sûr ; je ne peux rien ajouter à cette durée passée, mais je peux toujours ajouter à l’espace que je conçois, comme je peux ajouter aux nombres que je conçois. L’infini en nombre et en étendue, est hors de la sphère de mon entendement. Quelque chose qu’on me dise, rien ne m’éclaire dans cet abîme. Je sens heureusement que mes difficultés et mon ignorance ne peuvent préjudicier à la morale ; on aura beau ne pas concevoir, ni l’immensité de l’espace remplie, ni la puissance infinie qui a tout fait, et qui cependant peut encore faire : cela ne servira qu’à prouver de plus en plus la faiblesse de notre entendement, et cette faiblesse ne nous rendra que plus soumis à l’Être éternel dont nous sommes l’ouvrage.

      XIX. — Ma dépendance.
      Nous sommes son ouvrage. Voilà une vérité intéressante pour nous : car de savoir par la philosophie en quel temps il fit l’homme, ce qu’il faisait auparavant ; s’il est dans la matière, s’il est dans le vide, s’il est dans un point, s’il agit toujours ou non, s’il agit partout, s’il agit hors de lui ou dans lui ; ce sont des recherches qui redoublent en moi le sentiment de mon ignorance profonde.

      Je vois même qu’à peine il y a eu une douzaine d’hommes en Europe qui aient écrit sur ces choses abstraites avec un peu de méthode ; et quand je supposerais qu’ils ont parlé d’une manière intelligible, qu’en résultera-t-il ? Nous avons déjà reconnu (question IV) que les choses que si peu de personnes peuvent se flatter d’entendre sont inutiles au reste du genre humain. Nous sommes certainement l’ouvrage de Dieu, c’est là ce qu’il m’est utile de savoir : aussi la preuve en est-elle palpable. Tout est moyen et fin dans mon corps ; tout est ressort, poulie, force mouvante, machine hydraulique, équilibre de liqueurs, laboratoire de chimie. Il est donc arrangé par une intelligence (question XV). Ce n’est pas l’intelligence de mes parents à qui je dois cet arrangement, car assurément ils ne savaient ce qu’ils faisaient quand ils m’ont mis au monde ; ils n’étaient que les aveugles instruments de cet éternel fabricateur qui anime le ver de terre, et qui fait tourner le soleil sur son axe.

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      • #4
        fin

        XX. — Éternité encore.
        Né d’un germe venu d’un autre germe, y a-t-il eu une succession continuelle, un développement sans fin de ces germes, et toute la nature a-t-elle toujours existé par une suite nécessaire de cet Être suprême qui existait de lui-même ? Si je n’en croyais que mon faible entendement, je dirais : Il me paraît que la nature a toujours été animée. Je ne puis concevoir que la cause qui agit continuellement et visiblement sur elle, pouvant agir dans tous les temps, n’ait pas agi toujours. Une éternité d’oisiveté dans l’être agissant et nécessaire me semble incompatible. Je suis porté à croire que le monde est toujours émané de cette cause primitive et nécessaire, comme la lumière émane du soleil. Par quel enchaînement d’idées me vois-je toujours entraîné à croire éternelles les œuvres de l’Être éternel ? Ma conception, toute pusillanime qu’elle est, a la force d’atteindre à l’être nécessaire existant par lui-même, et n’a pas la force de concevoir le néant. L’existence d’un seul atome me semble prouver l’éternité de l’existence ; mais rien ne me prouve le néant. Quoi ! il y aurait eu le rien dans l’espace où est aujourd’hui quelque chose ?

        Cela me paraît incompréhensible. Je ne puis admettre ce rien, à moins que la révélation ne vienne fixer mes idées, qui s’emportent au-delà des temps.

        Je sais bien qu’une succession infinie d’êtres qui n’auraient point d’origine est aussi absurde : Samuel Clarke le démontre assez ; mais il n’entreprend pas seulement d’affirmer que Dieu n’ait pas tenu cette chaîne de toute éternité ; il n’ose pas dire qu’il ait été si longtemps impossible à l’Être éternellement actif de déployer son action. Il est évident qu’il l’a pu ; et s’il l’a pu, qui sera assez hardi pour me dire qu’il ne l’a pas fait ? La révélation seule, encore une fois, peut m’apprendre le contraire ; mais nous n’en sommes pas encore à cette révélation, qui écrase toute philosophie, à cette lumière devant qui toute lumière s’évanouit.

        l'économiste

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