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BIRMANIE. Aung San Suu Kyi a-t-elle cédé aux sirènes du pouvoir ?

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    BIRMANIE. Aung San Suu Kyi a-t-elle cédé aux sirènes du pouvoir ?


    Dimanche 8 novembre, 32 millions d'électeurs birmans élisent leur nouveau Parlement, qui à son tour élira le président et les deux vice-présidents du pays.
    Un scrutin crucial pour l'avenir du pays : il doit parachever la transition commencée en 2011 par les ex-militaires au pouvoir. Aung San Suu Kyi, dont le parti "la Ligue nationale de la démocratie" est favori, pourrait diriger le gouvernement pour la première fois.

    Pourtant, la "Dame de Rangoun"- enfermée 15 ans en résidence surveillée, jusqu'en 2010 - est critiquée pour son silence sur la minorité musulmane persécutée, les Rohingyas, victimes de muultiples discriminations.
    En 2015, "l'Obs" republie le reportage d'Ursula Gauthier, paru le 29 août 2013.

    C'est peut-être ce jour de mars 2013 qui marquera, pour les historiens futurs, la fin d'une ère, celle de l'adoration inconditionnelle, et le début de la désillusion. Le 14 mars, Aung San Suu Kyi débarque en effet dans une région troublée du centre de la Birmanie, où se situe la plus grande mine de cuivre du pays, Letpadaung. Depuis des mois, les habitants tentent de bloquer les travaux gigantesques qui éventrent la montagne et recouvrent les alentours de rejets toxiques.

    Mais le projet Letpadaung, qui pèse un milliard de dollars, est le fruit du mariage de l'Umehl - holding détenu par l'armée birmane - et de Norinco - fabricant d'armes appartenant à l'Etat chinois. Les mécontents ne font évidemment pas le poids. Quand, en novembre dernier, des moines prennent la tête de la protestation, la police n'hésite pas à les arroser de bombes au phosphore, brûlant grièvement une centaine d'entre eux.

    L'émoi est tel qu'une commission d'enquête parlementaire est confiée à Aung San Suu Kyi. Ce sont ses conclusions que la "Dame"- comme on l'appelle ici avec respect - est venue exposer aux habitants. Emergeant d'un cortège de voitures officielles, elle explique d'un ton sans réplique que toute opposition est "vaine", insistant sur les "aspects positifs" d'un projet pourtant bâti sur la confiscation des terres et la destruction de l'environnement.



    Puis elle explique comment, moyennant une meilleure indemnisation des populations, l'exploitation continuera, car "il faut absolument respecter les accords passés avec notre voisin chinois". A ces mots, des lamentations fusent, des femmes éclatent ensanglots. On entend des gens hurler :

    On ne veut pas de la mine ! On ne veut plus de Suu Kyi !"

    Des voix s'étaient certes déjà élevées pour dénoncer le silence persistant de l'icône face aux multiples violations des droits et des lois qui continuent de frapper les Birmans, et spécialement les ethnies minoritaires. Suu Kyi n'a condamné ni les massacres perpétrés par des bouddhistes extrémistes contre la minorité musulmane des Rohingya, ni le bombardement par l'armée de milliers de civils kachin.

    "Elle nous a abandonnés"

    Les leaders ethniques ne cachent plus leur déception. Lors de sa libération en 2010, la Lady avait promis de se battre pour la création d'un Etat fédéral garantissant les droits des 137 minorités. Depuis, elle a déserté ce chantier, au profit de calculs ouvertement électoralistes. Les responsables ethniques constatent :

    Tout ce qu'elle veut maintenant, c'est se faire élire à la présidence en 2015. Elle nous a abandonnés."

    Mais aux yeux du petit peuple bamar, l'ethnie dominante, dont Suu Kyi fait partie, la Dame de Rangoon était - et reste encore largement - une figure véritablement sacrée, une sorte de déesse bouddhique de la miséricorde qui, 20 ans durant, a sacrifié sa vie, sa famille, ses enfants, pour partager le sort tragique de ses compatriotes sous la botte des militaires.


    Et voici que la sainte mère se range dans le camp des oppresseurs, des profiteurs, des généraux, des Chinois ! A Letpadaung, les cris des villageois désespérés sonnent la fin d'un grand tabou. L'icône salvatrice s'est ternie, et même ses proches n'hésitent plus à émettre des critiques.

    On murmure par exemple que, la semaine précédant son voyage à Letpadaung, Suu Kyi a rencontré l'ambassadeur de Chine. Au fond, le rapport de la commission ne serait qu'un gage donné au puissant voisin et investisseur numéro un dans le pays. Un signe d'apaisement vis-à-vis de Pékin qu'il faudrait lire ainsi : "Je soutiendrai vos intérêts à condition que vous ne vous mettiez pas en travers de ma route..."

    Inséparable de son rival

    D'autres observateurs mettent l'accent sur le service rendu aux militaires. Tout le monde à Rangoon a remarqué la cordialité qui règne désormais entre la Dame et ses anciens geôliers. On l'a ainsi vue assister en mars à une parade militaire aux côtés d'une brochette de généraux défroqués.

    Après avoir été très amie avec le président (et ex-général) Thein Sein, elle serait maintenant très proche de l'autre homme fort du régime, le président de la Chambre des Représentants (et ex-général) Shwe Mann, qui est aussi le patron du parti au pouvoir, l'USDP. En juin, Suu Kyi et Shwe Mann ont tous deux déclaré leur candidature à la présidence. Un journaliste local raconte :

    Ils sont censés être rivaux, et pourtant ils sont inséparables, toujours fourrés ensemble. Au point que les plaisantins suggèrent qu'ils se mettent carrément en couple..."

    Histoire d'amour ou mariage de raison ? Shwe Mann, qui veut le pouvoir, a besoin du soutien de la pure icône pour améliorer son image de reître sans coeur. Suu Kyi, qui veut également le pouvoir, doit d'abord obtenir l'abolition de l'article constitutionnel qui interdit à toute personne mariée à un étranger de briguer le poste suprême. Veuve du Britannique Michael Aris, elle a besoin de l'appui de Shwe Mann pour lancer la procédure complexe requise pour une telle modification.

    Autour d'elle "le désert"

    Or, cet appui, Suu Kyi l'a obtenu : exactement une semaine après la publication du fameux rapport consacré à la mine de Letpadaung, l'USDP de Shwe Mann a adopté une motion ouvrant la voie à l'amendement constitutionnel ! Un détracteur commente :

    Si ce n'est pas un prêté pour un rendu, ça y ressemble beaucoup. La stratégie de conquête du pouvoir que Suu Kyi déploie depuis des mois pourrait même aboutir.

    Shwe Mann est un pragmatique, il est capable de la laisser gagner s'il y trouve son compte. Le tout, c'est de savoir ce qu'elle lui a promis en échange..."

    A Rangoon, personne, pas même ses plus fidèles lieutenants de la Ligue nationale pour la Démocratie (LND), ne connaît la teneur des deals passés entre la Dame et "ses" hommes forts. "Elle joue une partie d'échecs très serrée avec la junte", constate le politologue Aung Soe Myint, fondateur d'un think tank indépendant baptisé Ecole de Sciences politiques de Rangoon. Il demande :

    A l'évidence, elle se targue d'amadouer les militaires. Mais n'est-ce pas plutôt elle qui se fait balader par des requins nettement plus retors ?"

    Le politologue poursuit : "L'ennui, c'est qu'autour d'elle c'est le désert. Elle n'a pas de conseiller digne de ce nom, pas d'expert des questions économiques ni de think tankpolitique. Elle croit pouvoir s'en passer.

    Les militaires, eux, ont eu l'intelligence de coopter presque tous les talents, y compris d'anciens opposants étudiants et même des ex-leaders de groupes armés, dont les cabinets et les agences gouvernementales sont aujourd'hui truffés." Un proche de la Dame, qui a demandé l'anonymat, est encore plus sévère :

    Depuis les élections partielles de 2012 qui ont vu la LND remporter 43 sièges sur 44, la Lady a pris la grosse tête.

    Elle sait tout mieux que quiconque, elle a la science infuse. Du coup, les gens osent encore moins la contredire, et gare à ceux qui le font..."

    Il poursuit : "Lors du dernier congrès de la LND, elle a nommé elle-même les membres du comité exécutif 'sur la base de leur loyauté'... La Ligue est devenue un repaire de béni-oui-oui."


    Than Htut Aung, patron du premier groupe de presse indépendant, Eleven Media, ne mâche pas ses mots. "Elle ne tolère aucune contradiction. C'est comme si, après 20 ans passés dans l'isolement, elle ne voulait plus entendre que des louanges et des applaudissements. Pendant ce-temps, la Ligue sombre dans l'insignifiance..." Or certains généraux sont, selon lui, bien décidés à jouer la carte de l'ultranationalisme.

    "Chose hybride et opportuniste"

    "Ils fomentent des émeutes, des troubles, des pogroms, et pas seulement contre les musulmans", affirme le patron d'Eleven. Il est donc plus que jamais urgent de fédérer les forces démocratiques.

    Or Suu Kyi néglige totalement ces forces, et même elle leur tourne le dos, tout à son jeu politicien. Les ultranationalistes ont un boulevard devant eux. C'est tragique !"

    L'obsession présidentielle de Suu Kyi et de son parti inquiète de nombreux démocrates, comme les leaders étudiants du soulèvement de 1988. Le politologue Aung Soe Myint fait partie de cette génération de jeunes intellectuels qui ont subi les infâmes geôles de la junte. Les préoccupations électoralistes ne sont pas sa tasse de thé : "Quand on ne voit pas plus loin que l'échéance de 2015, qu'on ne réfléchit pas à l'après-2015, qu'on ne se demande pas quel genre de développement on veut, quelle sorte de transition vers quel type de système, quelle répartition des pouvoirs, quel genre d'identité nationale, etc., alors, même si on gagne la présidence, on risque délaisser le pays glisser vers un autoritarisme 'soft' comme on en voit partout, de Singapour à la Russie", s'alarme-t-il.

    Ce n'est pas pour voir cela que ma génération et la précédente ont tant sacrifié ! Nous voulons une identité nationale belle, généreuse, inclusive et non pas cette chose hybride et opportuniste qui s'accommode des pires penchants racistes ou fascisants !"

    Si elle mène bien sa barque, si elle rallie à elle suffisamment de généraux, Suu Kyi pourrait bien surmonter la course d'obstacles qui la sépare de la présidence. Reste à espérer qu'elle n'y laisse pas son âme.

    l'OBS
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