France2 a diffusé, le 3 novembre 2015, un documentaire remarquable à la fois par la qualité de sa réalisation et par sa malhonnêteté intellectuelle. Sous le titre Apocalypse Staline, il s’agissait d’accuser le « petit père des Peuples » de tous les crimes et de l’assimiler à Hitler. Le professeur émérite Annie Lacroix-Riz, historienne du XXe siècle de réputation internationale, réagit à cet incroyable bourrage de crâne.
L’Histoire de la Guerre froide entre Göbbels et l’ère états-unienne
Les trois heures de diffusion de la série Apocalypse Staline diffusée le 3 novembre 2015 sur France 2 battent des records de contrevérité historique, rapidement résumés ci-dessous.
Une bande de sauvages ivres de représailles (on ignore pour quel motif) ont ravagé la Russie, dont la famille régnante, qui se baignait vaillamment, avant 1914, dans les eaux glacées de la Baltique, était pourtant si sympathique. « Tels les cavaliers de l’apocalypse, les bolcheviques sèment la mort et la désolation pour se maintenir au pouvoir. Ils vont continuer pendant 20 ans, jusqu’à ce que les Allemands soient aux portes de Moscou. […] Lénine et une poignée d’hommes ont plongé Russie dans le chaos » (1er épisode, Le possédé).
Ces fous sanguinaires ont inventé une « guerre civile » (on ignore entre qui et qui, dans cette riante Russie tsariste). L’enfer s’étend sous la houlette du barbare Lénine, quasi dément qui prétend changer la nature humaine, et de ses acolytes monstrueux dont Staline, pire que tous les autres réunis, « ni juif ni russe », géorgien, élevé dans l’orthodoxie mais « de mentalité proche des tyrans du Moyen-Orient » (la barbarie, comprend-on, est incompatible avec le christianisme). Fils d’alcoolique, taré, contrefait, boiteux et bourré de complexes (surtout face au si brillant Trotski, intelligent et populaire), dépourvu de sens de l’honneur et de tout sentiment, hypocrite, obsédé sexuel, honteux de sa pitoyable famille, Staline hait et rackette les riches, pille les banques, etc. (j’arrête l’énumération). On reconnaît dans le tableau de cet « asiate » les poncifs de classe ou racistes auxquels le colonialisme « occidental » recourt depuis ses origines.
Vingt ans de souffrances indicibles infligées à un pays contre lequel aucune puissance étrangère ne leva jamais le petit doigt. Il y a bien une allusion sibylline aux années de guerre 1918-1920 qui auraient fait « dix millions de morts » : les ennemis bolcheviques sont encerclés partout par une « armée de gardes blancs ». On n’aperçoit pas la moindre armée étrangère sur place, bien qu’une cinquantaine de pays impérialistes étrangers eussent fondu, de tous les points cardinaux sur la Russie, dont la France, l’Angleterre, l’Allemagne, les États-Unis, etc. (c’est au 2e épisode seulement, L’homme rouge, qu’on apprend que Churchill a détesté et combattu l’URSS naissante : quand ? comment ?).
Pour échapper à cette intoxication sonore et colorée, le spectateur aura intérêt à lire l’excellente synthèsese de l’historien Arno Mayer, sympathisant trotskiste auquel son éventuelle antipathie contre Staline n’a jamais fait oublier les règles de son métier : Les Furies, terreur, vengeance et violence, 1789, 1917 (Paris, Fayard, 2002). L’ouvrage, traduit par un gros éditeur pour des raisons que je ne m’explique pas, vu les habitudes régissant la traduction en France, compare aussi les révolutions française et bolchevique. Comparaison particulièrement utile après une ère Furet où la française a été aussi malmenée que la russe [1]. Pour Isabelle Clarke et Daniel Costelle comme pour les historiens et publicistes qui ont occupé la sphère médiatique depuis les années 1980, la Terreur est endogène, et dépourvue de tout rapport avec l’invasion du territoire par l’aristocratie européenne. Et, de 1789 à 1799, expérience atroce heureusement interrompue par le coup d’État, civilisé, du 18 Brumaire (9 novembre 1799), la France a vécu sous les tortures des extrémistes français (jacobins), mauvaise graine des bolcheviques.
« Le peuple soviétique » est soumis sans répit aux tourments de la faim notamment à « la famine organisée par Staline au début des années trente, catastrophique surtout en Ukraine », où elle aurait fait « 5 millions de morts de faim », victimes de l’« Holodomor » [2], à la répression permanente, incluant les viols systématiques, aux camps de concentration « du Goulag » (« enfer pour les Russes du désert glacé », où toutes les femmes sont violées aussi) si semblables à ceux de l’Allemagne nazie (un des nombreux moments où les séquences soviétique et allemande sont « collées », pour qu’on saisisse bien les similitudes du « totalitarisme »). Mais il gagne la guerre en mai 1945. On comprend d’ailleurs mal par quelle aberration ce peuple martyrisé pendant plus de vingt ans a pu se montrer sensible, à partir du 3 juillet 1941, à l’appel « patriotique » du bourreau barbare qui l’écrase depuis les années 1920. Et qui a, entre autres forfaits, conclu « le 23 août 1939 » avec les nazis une « alliance » qui a sidéré le monde, l’indigne pacte germano-soviétique [3], responsable, en dernière analyse, de la défaite française de 1940 : « Staline avait tout fait pour éviter la guerre, il avait été jusqu’à fournir à Hitler le pétrole et les métaux rares qui avaient aidé Hitler à vaincre la France ».
Il est vrai que l’hiver 1941-1942 fut exceptionnellement glacé, ce qui explique largement les malheurs allemands (en revanche, « le général Hiver » devait être en grève entre 1914 et 1917, où la Russie tsariste fut vaincue avant que les bolcheviques ne décrétassent « la paix »). Il est vrai aussi que l’aide matérielle alliée a été « décisive » dès 1942 (épisodes 2 et 3), avions, matériel moderne, etc. (4 % du PNB, versés presque exclusivement après la victoire soviétique de Stalingrad).
Il n’empêche, quel mystère que ce dévouement à l’ignoble Staline, qui vit dans le luxe et la luxure depuis sa victoire politique contre Trotski, alors que « le peuple soviétique » continue d’être torturé : non pas par les Allemands, qu’on aperçoit à peine dans la liquidation de près de 30 millions de Soviétiques, sauf signalement de leur persécution des juifs d’URSS, mais par Staline et ses sbires. Ainsi, « les paysans ukrainiens victimes des famines staliniennes bénissent les envahisseurs allemands ». Ce n’est pas la Wehrmacht qui brûle, fusille et pend : ces Ukrainiens « seront pendus par les Soviétiques revenus, » et filmés à titre d’exemples comme collabos. Staline fait tuer aussi les soldats tentés de reculer, tendance bien naturelle puisque le monstre « déclare la guerre à son peuple » depuis 1934 (depuis lors seulement ?), qu’il a abattu son armée en faisant fusiller des milliers d’officiers en 1937, etc.
La critique mot à mot de ce « documentaire » grotesque s’avérant impossible, on consultera sur l’avant-guerre et la guerre l’ouvrage fondamental de Geoffrey Roberts, Stalin’s Wars : From World War to Cold War, 1939-1953 (New Haven & London : Yale University Press, 2006), accessible désormais au public français : Les guerres de Staline, 1939-1953 (Paris, Delga, 2014) [4]. La politique d’« Apaisement » à l’égard du Reich hitlérien fut l’unique cause du pacte germano-soviétique, que les « Apaiseurs » français, britanniques et états-uniens avaient prévue sereinement depuis 1933 comme la seule voie ouverte à l’URSS qu’ils avaient décidé de priver d’« alliance de revers ». Cette réalité, cause majeure de la Débâcle française, qui ne dut strictement rien à l’URSS, est absente des roulements de tambour de Mme Clarke et de M. Costelle. On en prendra connaissance en lisant Michael Jabara Carley, 1939, the alliance that never was and the coming of World War 2 (Chicago, Ivan R. Dee, 1999), traduit peu après : 1939, l’alliance de la dernière chance.
Une réinterprétation des origines de la Seconde Guerre mondiale (Les presses de l’université de Montréal, 2001) ; et mes travaux sur les années 1930, Le Choix de la défaite : les élites françaises dans les années 1930 (Paris, Armand Colin, 2010) et De Munich à Vichy, l’assassinat de la 3e République, 1938-1940 (Paris, Armand Colin, 2008).
Les réalisateurs, leurs objectifs et leur conception de l’Histoire
La seule émission de France Inter du 30 octobre au matin (disponible sur Internet jusqu’au 28 juillet 2018) a donné une idée des conditions du lancement « apocalyptique », tous médias déployés, de cette série Staline qui rappelle, par les moyens déployés, l’opération Livre noir du communisme en 1997. Elle éclaire aussi sur les intentions des réalisateurs installés depuis 2009 dans la lucrative série Apocalypse [5]
L’Histoire de la Guerre froide entre Göbbels et l’ère états-unienne
Les trois heures de diffusion de la série Apocalypse Staline diffusée le 3 novembre 2015 sur France 2 battent des records de contrevérité historique, rapidement résumés ci-dessous.
Une bande de sauvages ivres de représailles (on ignore pour quel motif) ont ravagé la Russie, dont la famille régnante, qui se baignait vaillamment, avant 1914, dans les eaux glacées de la Baltique, était pourtant si sympathique. « Tels les cavaliers de l’apocalypse, les bolcheviques sèment la mort et la désolation pour se maintenir au pouvoir. Ils vont continuer pendant 20 ans, jusqu’à ce que les Allemands soient aux portes de Moscou. […] Lénine et une poignée d’hommes ont plongé Russie dans le chaos » (1er épisode, Le possédé).
Ces fous sanguinaires ont inventé une « guerre civile » (on ignore entre qui et qui, dans cette riante Russie tsariste). L’enfer s’étend sous la houlette du barbare Lénine, quasi dément qui prétend changer la nature humaine, et de ses acolytes monstrueux dont Staline, pire que tous les autres réunis, « ni juif ni russe », géorgien, élevé dans l’orthodoxie mais « de mentalité proche des tyrans du Moyen-Orient » (la barbarie, comprend-on, est incompatible avec le christianisme). Fils d’alcoolique, taré, contrefait, boiteux et bourré de complexes (surtout face au si brillant Trotski, intelligent et populaire), dépourvu de sens de l’honneur et de tout sentiment, hypocrite, obsédé sexuel, honteux de sa pitoyable famille, Staline hait et rackette les riches, pille les banques, etc. (j’arrête l’énumération). On reconnaît dans le tableau de cet « asiate » les poncifs de classe ou racistes auxquels le colonialisme « occidental » recourt depuis ses origines.
Vingt ans de souffrances indicibles infligées à un pays contre lequel aucune puissance étrangère ne leva jamais le petit doigt. Il y a bien une allusion sibylline aux années de guerre 1918-1920 qui auraient fait « dix millions de morts » : les ennemis bolcheviques sont encerclés partout par une « armée de gardes blancs ». On n’aperçoit pas la moindre armée étrangère sur place, bien qu’une cinquantaine de pays impérialistes étrangers eussent fondu, de tous les points cardinaux sur la Russie, dont la France, l’Angleterre, l’Allemagne, les États-Unis, etc. (c’est au 2e épisode seulement, L’homme rouge, qu’on apprend que Churchill a détesté et combattu l’URSS naissante : quand ? comment ?).
Pour échapper à cette intoxication sonore et colorée, le spectateur aura intérêt à lire l’excellente synthèsese de l’historien Arno Mayer, sympathisant trotskiste auquel son éventuelle antipathie contre Staline n’a jamais fait oublier les règles de son métier : Les Furies, terreur, vengeance et violence, 1789, 1917 (Paris, Fayard, 2002). L’ouvrage, traduit par un gros éditeur pour des raisons que je ne m’explique pas, vu les habitudes régissant la traduction en France, compare aussi les révolutions française et bolchevique. Comparaison particulièrement utile après une ère Furet où la française a été aussi malmenée que la russe [1]. Pour Isabelle Clarke et Daniel Costelle comme pour les historiens et publicistes qui ont occupé la sphère médiatique depuis les années 1980, la Terreur est endogène, et dépourvue de tout rapport avec l’invasion du territoire par l’aristocratie européenne. Et, de 1789 à 1799, expérience atroce heureusement interrompue par le coup d’État, civilisé, du 18 Brumaire (9 novembre 1799), la France a vécu sous les tortures des extrémistes français (jacobins), mauvaise graine des bolcheviques.
« Le peuple soviétique » est soumis sans répit aux tourments de la faim notamment à « la famine organisée par Staline au début des années trente, catastrophique surtout en Ukraine », où elle aurait fait « 5 millions de morts de faim », victimes de l’« Holodomor » [2], à la répression permanente, incluant les viols systématiques, aux camps de concentration « du Goulag » (« enfer pour les Russes du désert glacé », où toutes les femmes sont violées aussi) si semblables à ceux de l’Allemagne nazie (un des nombreux moments où les séquences soviétique et allemande sont « collées », pour qu’on saisisse bien les similitudes du « totalitarisme »). Mais il gagne la guerre en mai 1945. On comprend d’ailleurs mal par quelle aberration ce peuple martyrisé pendant plus de vingt ans a pu se montrer sensible, à partir du 3 juillet 1941, à l’appel « patriotique » du bourreau barbare qui l’écrase depuis les années 1920. Et qui a, entre autres forfaits, conclu « le 23 août 1939 » avec les nazis une « alliance » qui a sidéré le monde, l’indigne pacte germano-soviétique [3], responsable, en dernière analyse, de la défaite française de 1940 : « Staline avait tout fait pour éviter la guerre, il avait été jusqu’à fournir à Hitler le pétrole et les métaux rares qui avaient aidé Hitler à vaincre la France ».
Il est vrai que l’hiver 1941-1942 fut exceptionnellement glacé, ce qui explique largement les malheurs allemands (en revanche, « le général Hiver » devait être en grève entre 1914 et 1917, où la Russie tsariste fut vaincue avant que les bolcheviques ne décrétassent « la paix »). Il est vrai aussi que l’aide matérielle alliée a été « décisive » dès 1942 (épisodes 2 et 3), avions, matériel moderne, etc. (4 % du PNB, versés presque exclusivement après la victoire soviétique de Stalingrad).
Il n’empêche, quel mystère que ce dévouement à l’ignoble Staline, qui vit dans le luxe et la luxure depuis sa victoire politique contre Trotski, alors que « le peuple soviétique » continue d’être torturé : non pas par les Allemands, qu’on aperçoit à peine dans la liquidation de près de 30 millions de Soviétiques, sauf signalement de leur persécution des juifs d’URSS, mais par Staline et ses sbires. Ainsi, « les paysans ukrainiens victimes des famines staliniennes bénissent les envahisseurs allemands ». Ce n’est pas la Wehrmacht qui brûle, fusille et pend : ces Ukrainiens « seront pendus par les Soviétiques revenus, » et filmés à titre d’exemples comme collabos. Staline fait tuer aussi les soldats tentés de reculer, tendance bien naturelle puisque le monstre « déclare la guerre à son peuple » depuis 1934 (depuis lors seulement ?), qu’il a abattu son armée en faisant fusiller des milliers d’officiers en 1937, etc.
La critique mot à mot de ce « documentaire » grotesque s’avérant impossible, on consultera sur l’avant-guerre et la guerre l’ouvrage fondamental de Geoffrey Roberts, Stalin’s Wars : From World War to Cold War, 1939-1953 (New Haven & London : Yale University Press, 2006), accessible désormais au public français : Les guerres de Staline, 1939-1953 (Paris, Delga, 2014) [4]. La politique d’« Apaisement » à l’égard du Reich hitlérien fut l’unique cause du pacte germano-soviétique, que les « Apaiseurs » français, britanniques et états-uniens avaient prévue sereinement depuis 1933 comme la seule voie ouverte à l’URSS qu’ils avaient décidé de priver d’« alliance de revers ». Cette réalité, cause majeure de la Débâcle française, qui ne dut strictement rien à l’URSS, est absente des roulements de tambour de Mme Clarke et de M. Costelle. On en prendra connaissance en lisant Michael Jabara Carley, 1939, the alliance that never was and the coming of World War 2 (Chicago, Ivan R. Dee, 1999), traduit peu après : 1939, l’alliance de la dernière chance.
Une réinterprétation des origines de la Seconde Guerre mondiale (Les presses de l’université de Montréal, 2001) ; et mes travaux sur les années 1930, Le Choix de la défaite : les élites françaises dans les années 1930 (Paris, Armand Colin, 2010) et De Munich à Vichy, l’assassinat de la 3e République, 1938-1940 (Paris, Armand Colin, 2008).
Les réalisateurs, leurs objectifs et leur conception de l’Histoire
La seule émission de France Inter du 30 octobre au matin (disponible sur Internet jusqu’au 28 juillet 2018) a donné une idée des conditions du lancement « apocalyptique », tous médias déployés, de cette série Staline qui rappelle, par les moyens déployés, l’opération Livre noir du communisme en 1997. Elle éclaire aussi sur les intentions des réalisateurs installés depuis 2009 dans la lucrative série Apocalypse [5]
Commentaire