La communauté américaine du renseignement, sans égal au monde, brasse des fleuves d’informations. Pourtant la montagne accouche d’une souris, tant les responsables militaires et politiques ne cessent de se déclarer pris au dépourvu par les événements, notamment au Proche-Orient. L’État sécuritaire et les militaires auraient-ils fini par créer une machine à brouillard géant ?
Mille cinq cent. Le chiffre m’a stupéfié. Je l’ai trouvé dans un article du New York Times1 sur des « officiers de haut rang » du Central Command américain (Centcom) qui avaient trafiqué les rapports du renseignement afin de redorer un peu leur campagne aérienne contre l’organisation de l’État islamique (OEI) : « la gigantesque opération de renseignement du Centcom qui comprend 1 500 analystes militaires, civils et privés a son siège à la base aérienne de Tampa, en Floride ».
Pensez-y. Le Centcom, l’un des six commandements militaires américains qui divisent le monde comme des parts de tarte, possède à lui seul 1 500 analystes ! En réalité, le Centcom est l’état-major de guerre du pays. Il couvre la plus grande partie du Proche-Orient au sens large, de la frontière du Pakistan à l’Égypte. Lourde tâche. Il y a certainement beaucoup de choses à apprendre dans la région. Mais ce chiffre de 1 500 analystes ressemble à un éclair illuminant brièvement l’obscurité.
En outre, il s’agit seulement des analystes, et non de l’organigramme complet du renseignement, pour lequel nous n’avons aucun chiffre. Essayons maintenant d’imaginer ce que font ces 1 500 analystes — même s’ils sont chargés d’une région extraordinairement complexe, avec les guerres de Syrie, d’Irak, d’Afghanistan et du Yémen. Que peuvent-ils bien « analyser » ? Qui a le temps de s’occuper du flot de données produites par 1 500 analystes, que ce soit au Centcom ou à l’Agence de renseignement de la défense (Defense Intelligence Agency - DIA) ?
Naturellement, la bête gargantuesque que constitue le renseignement civil et militaire américain doit inonder le Centcom de fleuves d’informations d’une qualité sans pareille, à même, sans doute, de submerger même 1 500 analystes. Il y a les « renseignements humains » (Human intelligence ou Humint), provenant de sources et d’agents sur le terrain. Il y a l’imagerie et les satellites, ou Geoint, par tombereaux entiers.
Vu l’étendue de la surveillance globale américaine, il doit aussi y avoir des tonnes de communications radios, ou Sigint. Et avec tous ces drones, il y a sans aucun doute un déluge d’images vidéo sur le Centcom et sur les autres centres de commandement. Sans oublier les renseignements partagés par les services alliés, occidentaux ou régionaux. Et enfin, certains de ces analystes doivent gérer les sources ouvertes, ou Osint : la presse, Internet, les revues universitaires et Dieu sait quoi d’autre.
Et en plus de tout cela, rappelez-vous que ces 1 500 analystes se nourrissent du travail d’un système de renseignement sans égal même chez les régimes totalitaires du XXe siècle. La communauté américaine du renseignement compte 17 agences ou organisations, consommant près de 70 milliards de dollars par an, environ 500 milliards entre 2001 et 2013. Et si vous n’êtes pas encore ébranlé, pensez aux 500 000 contractuels privés liés au système d’une façon ou d’une autre, au 1,4 million de personnes (dont 34 % de privés) ayant accès à des informations « top secret » et aux 5,1 millions de personnes (plus que la population norvégienne) ayant accès aux informations « confidentielles et secrètes ».
Rappelez-vous aussi que ces dernières années, on a créé un État de surveillance orwéllien. Il surveille des dizaines de millions de téléphones portables et d’e-mails. Il a mis sur écoute au moins 35 dirigeants d’autres pays, plus le secrétaire général de l’ONU, ainsi que des joueurs de jeux vidéos et même le Congrès des États-Unis.
Effet de surprise et précipitation
Et pour finir, il semble que l’armée ait construit, elle aussi, une structure de moindre taille mais tout aussi labyrinthique. Cependant la question subsiste : que font réellement ces 1 500 analystes ? À quoi passent-ils leur temps ? Que produisent-ils ? Cette production est-elle utile ? Laissez-moi choisir quelques exemples récents. Par exemple la conquête par quelques centaines de talibans, fin septembre 2015, de la capitale régionale de Kunduz, au nord de l’Afghanistan. Ils auraient, dans l’opération, dispersé 7 000 soldats afghans armés, entraînés et financés par les États-Unis depuis des années.
Une lecture attentive de la presse suffisait pour constater que depuis des mois les talibans resserraient leur contrôle des zones rurales autour de Kunduz et testaient les défenses de la ville. Et pourtant, en mai, le commandant en chef américain en Afghanistan, le général John Campbell nous a offert cette prévision, fondée, on le suppose, sur les meilleures évaluations du Centcom : « si on regarde de près la situation à Kunduz et au Badakhshan [la province voisine] les talibans vont attaquer de très petits checkpoints (…).
Ils vont sortir, frapper un peu, puis ils vont se planquer (...). Donc, en général, ils ne vont pas gagner du terrain »2. Le 13 août, au cours d’une conférence de presse, le général Wilson Shoffner, chef adjoint des communications pour l’Afghanistan a répondu à un reporter de la chaîne ABC : « Kunduz ne risque pas à l’heure actuelle, et ne risquait pas dans le passé, de tomber dans les mains des talibans ».
Le général Campbell n’a pas changé d’avis même au moment où Kunduz était en train de tomber, puisque il était en dehors du pays à ce moment-là, comme le raconte Matthew Rosenberg dans le New York Times du 30 septembre 2015 : « La plupart des officiels américains ont paru réellement surpris par la chute de Kunduz, qui s’est produite au moment où le commandant en chef des forces de la coalition se trouvait en Allemagne pour une conférence de défense (…).
Malgré les gains territoriaux réalisés par les talibans depuis des mois dans le hinterland de Kunduz, les planificateurs militaires américains restaient persuadés, comme depuis des années, que les forces afghanes pouvaient tenir les villes principales »3.
Le haut commandement américain n’avait rien appris d’un exemple précédent : en juin 2014, à Mossoul et dans d’autres villes du nord irakien, une autre armée équipée et formée par les Américains a été mise en déroute par un nombre relativement restreint de militants de l’OEI. À cette époque également, les chefs militaires américains et les membres du gouvernement, jusqu’au président Barack Obama, ont été, comme le disait le Wall Street Journal, « pris au dépourvu par l’effondrement rapide des forces irakiennes ». Même conclusion de Peter Baker et Eric Schmitt du New York Times : « Les agences de renseignement ont été prises au dépourvu par la rapidité des avancées des extrémistes au nord de l’Irak ».
Sans oublier qu’en dépit de la machine de renseignement du Centcom le schéma s’est répété en mai 2015 en Irak quand, selon l’éditorialiste David Ignatius dans le Washington Post, les dirigeants américains et les services de renseignement ont été « de nouveau aveugles » devant l’effondrement des forces irakiennes à Ramadi, dans la province d’Al-Anbar.
La suite....
Mille cinq cent. Le chiffre m’a stupéfié. Je l’ai trouvé dans un article du New York Times1 sur des « officiers de haut rang » du Central Command américain (Centcom) qui avaient trafiqué les rapports du renseignement afin de redorer un peu leur campagne aérienne contre l’organisation de l’État islamique (OEI) : « la gigantesque opération de renseignement du Centcom qui comprend 1 500 analystes militaires, civils et privés a son siège à la base aérienne de Tampa, en Floride ».
Pensez-y. Le Centcom, l’un des six commandements militaires américains qui divisent le monde comme des parts de tarte, possède à lui seul 1 500 analystes ! En réalité, le Centcom est l’état-major de guerre du pays. Il couvre la plus grande partie du Proche-Orient au sens large, de la frontière du Pakistan à l’Égypte. Lourde tâche. Il y a certainement beaucoup de choses à apprendre dans la région. Mais ce chiffre de 1 500 analystes ressemble à un éclair illuminant brièvement l’obscurité.
En outre, il s’agit seulement des analystes, et non de l’organigramme complet du renseignement, pour lequel nous n’avons aucun chiffre. Essayons maintenant d’imaginer ce que font ces 1 500 analystes — même s’ils sont chargés d’une région extraordinairement complexe, avec les guerres de Syrie, d’Irak, d’Afghanistan et du Yémen. Que peuvent-ils bien « analyser » ? Qui a le temps de s’occuper du flot de données produites par 1 500 analystes, que ce soit au Centcom ou à l’Agence de renseignement de la défense (Defense Intelligence Agency - DIA) ?
Naturellement, la bête gargantuesque que constitue le renseignement civil et militaire américain doit inonder le Centcom de fleuves d’informations d’une qualité sans pareille, à même, sans doute, de submerger même 1 500 analystes. Il y a les « renseignements humains » (Human intelligence ou Humint), provenant de sources et d’agents sur le terrain. Il y a l’imagerie et les satellites, ou Geoint, par tombereaux entiers.
Vu l’étendue de la surveillance globale américaine, il doit aussi y avoir des tonnes de communications radios, ou Sigint. Et avec tous ces drones, il y a sans aucun doute un déluge d’images vidéo sur le Centcom et sur les autres centres de commandement. Sans oublier les renseignements partagés par les services alliés, occidentaux ou régionaux. Et enfin, certains de ces analystes doivent gérer les sources ouvertes, ou Osint : la presse, Internet, les revues universitaires et Dieu sait quoi d’autre.
Et en plus de tout cela, rappelez-vous que ces 1 500 analystes se nourrissent du travail d’un système de renseignement sans égal même chez les régimes totalitaires du XXe siècle. La communauté américaine du renseignement compte 17 agences ou organisations, consommant près de 70 milliards de dollars par an, environ 500 milliards entre 2001 et 2013. Et si vous n’êtes pas encore ébranlé, pensez aux 500 000 contractuels privés liés au système d’une façon ou d’une autre, au 1,4 million de personnes (dont 34 % de privés) ayant accès à des informations « top secret » et aux 5,1 millions de personnes (plus que la population norvégienne) ayant accès aux informations « confidentielles et secrètes ».
Rappelez-vous aussi que ces dernières années, on a créé un État de surveillance orwéllien. Il surveille des dizaines de millions de téléphones portables et d’e-mails. Il a mis sur écoute au moins 35 dirigeants d’autres pays, plus le secrétaire général de l’ONU, ainsi que des joueurs de jeux vidéos et même le Congrès des États-Unis.
Effet de surprise et précipitation
Et pour finir, il semble que l’armée ait construit, elle aussi, une structure de moindre taille mais tout aussi labyrinthique. Cependant la question subsiste : que font réellement ces 1 500 analystes ? À quoi passent-ils leur temps ? Que produisent-ils ? Cette production est-elle utile ? Laissez-moi choisir quelques exemples récents. Par exemple la conquête par quelques centaines de talibans, fin septembre 2015, de la capitale régionale de Kunduz, au nord de l’Afghanistan. Ils auraient, dans l’opération, dispersé 7 000 soldats afghans armés, entraînés et financés par les États-Unis depuis des années.
Une lecture attentive de la presse suffisait pour constater que depuis des mois les talibans resserraient leur contrôle des zones rurales autour de Kunduz et testaient les défenses de la ville. Et pourtant, en mai, le commandant en chef américain en Afghanistan, le général John Campbell nous a offert cette prévision, fondée, on le suppose, sur les meilleures évaluations du Centcom : « si on regarde de près la situation à Kunduz et au Badakhshan [la province voisine] les talibans vont attaquer de très petits checkpoints (…).
Ils vont sortir, frapper un peu, puis ils vont se planquer (...). Donc, en général, ils ne vont pas gagner du terrain »2. Le 13 août, au cours d’une conférence de presse, le général Wilson Shoffner, chef adjoint des communications pour l’Afghanistan a répondu à un reporter de la chaîne ABC : « Kunduz ne risque pas à l’heure actuelle, et ne risquait pas dans le passé, de tomber dans les mains des talibans ».
Le général Campbell n’a pas changé d’avis même au moment où Kunduz était en train de tomber, puisque il était en dehors du pays à ce moment-là, comme le raconte Matthew Rosenberg dans le New York Times du 30 septembre 2015 : « La plupart des officiels américains ont paru réellement surpris par la chute de Kunduz, qui s’est produite au moment où le commandant en chef des forces de la coalition se trouvait en Allemagne pour une conférence de défense (…).
Malgré les gains territoriaux réalisés par les talibans depuis des mois dans le hinterland de Kunduz, les planificateurs militaires américains restaient persuadés, comme depuis des années, que les forces afghanes pouvaient tenir les villes principales »3.
Le haut commandement américain n’avait rien appris d’un exemple précédent : en juin 2014, à Mossoul et dans d’autres villes du nord irakien, une autre armée équipée et formée par les Américains a été mise en déroute par un nombre relativement restreint de militants de l’OEI. À cette époque également, les chefs militaires américains et les membres du gouvernement, jusqu’au président Barack Obama, ont été, comme le disait le Wall Street Journal, « pris au dépourvu par l’effondrement rapide des forces irakiennes ». Même conclusion de Peter Baker et Eric Schmitt du New York Times : « Les agences de renseignement ont été prises au dépourvu par la rapidité des avancées des extrémistes au nord de l’Irak ».
Sans oublier qu’en dépit de la machine de renseignement du Centcom le schéma s’est répété en mai 2015 en Irak quand, selon l’éditorialiste David Ignatius dans le Washington Post, les dirigeants américains et les services de renseignement ont été « de nouveau aveugles » devant l’effondrement des forces irakiennes à Ramadi, dans la province d’Al-Anbar.
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