Autrefois, la Turquie courbait l'échine sous les exigences de l'Union européenne afin d'entrer dans son cercle. Aujourd'hui le pays est suffisamment puissant pour se permettre de s'opposer à l'Europe et de se désolidariser des États-Unis, ses anciens alliés.
Depuis l'accession de Recep Tayyip Erdogan au pouvoir en 2003, la Turquie s'est transformée. Hier, un pays instable économiquement et politiquement, invariablement allié des États-Unis et prêt à tous les efforts pour adhérer à l'Union européenne, la Turquie est aujourd'hui devenue une puissance régionale certaine, désireuse de parler d'égal à égal avec les plus grands.
Assiste-t-on à l'émergence de la première puissance mondiale émergente du monde musulman et ce, au prix d'un éloignement de l'Europe et des États-Unis ?
Avec une écrasante majorité, le Parti de la Justice et du Développement (AKP) a remporté l'élection législative en Turquie le 12 juin pour la troisième fois consécutive. Près de la moitié des électeurs ont voté pour l'AKP, 25% pour le Parti Républicain du Peuple (CHP, oscillant entre kémalisme et social-démocratie) et 13% pour les nationalistes du MHP (Parti de l'Action Nationaliste).
Le parti de Recep Tayyip Erdogan a néanmoins échoué à obtenir la majorité des deux tiers qui lui aurait donné le pouvoir de modifier unilatéralement la constitution turque, un des principaux enjeux de l'élection.
Depuis l'arrivée au pouvoir de l'AKP en 2002, la Turquie est un pays stable. Si ce parti est majoritaire, l'opposition est structurée selon des courants idéologiques de plus en plus clairs, empêchant la droite de disposer de pouvoir disproportionnés, bien que, Premier ministre depuis 2003, Recep Tayyip Erdogan jouisse d'une longévité sans équivalent dans les autres démocraties.
Ce constat établi, remarquons que l'AKP a clairement réorienté la politique turque, aussi bien domestique qu'étrangère. En politique intérieure, tandis que le CHP a toujours cherché à cantonner la religion à la sphère privée, l'AKP a voulu promouvoir l'identité musulmane du pays et l'intégrer à la structure publique, créant une toute nouvelle sensibilité politique, tantôt appelée "islamisme modéré" ou "démocratie musulmane" par analogie avec la démocratie chrétienne allemande.
Les tentatives de l'AKP d'étendre l'influence de la religion sur la sphère publique se sont toujours heurtées à l'opposition kémaliste, notamment sur la question du port du voile à l'université, son interdiction étant l'un des acquis de l'époque d'Atatürk. De nombreux pays, parmi lesquels les États-Unis de façon ponctuelle et la France de façon très accentuée depuis l'élection de Nicolas Sarkozy en 2007, se méfient également de l'AKP et de son ambitieux Premier ministre qui tend parfois à faire de son pays le fer de lance de l'islam politique.
Cependant, il serait très difficile d'ostraciser un pays ayant une croissance annuelle proche de 9 %, une population jeune et dynamique, une des plus importantes armées de l'OTAN et une position géographique toute stratégique.
La chute de l'URSS et la perte de l'ennemi commun soviétique a pourtant redéfini les relations Europe/Turquie et États-Unis/Turquie, celle-ci ayant longtemps été privilégiée. Le point de rupture entre ces deux pays arriva en 2003 lors de l'invasion américaine en Irak, quelques mois après l'arrivée de l'AKP au pouvoir. Les Américains pensaient pouvoir envoyer des soldats au nord de l'Irak depuis le sud de la Turquie, ce que leurs alliés turcs refusèrent.
Ce fut la première fois depuis la fin de la Seconde guerre mondiale que la Turquie se désolidarisa des États-Unis, qui plus est à la suite de l'élection d'un Premier ministre soupçonné de sympathies avec les milieux islamistes. Les Turcs veillèrent cependant à ne pas rompre avec les États-Unis, leur offrant assistance pour leurs opérations en Afghanistan. Cependant, les Américains réalisèrent que le soutien turc n'était plus automatiquement acquis.
Ankara a vécu une expérience similaire avec l'Europe. Pendant longtemps, la Turquie s'est vue comme un pays européen. L'adhésion à l'Union européenne était bloquée à cause du faible développement du pays par rapport aux standards européens. Cependant, cet argument ne tient plus du tout au regard de la situation économique exceptionnelle de la Turquie depuis quelques années, faisant de ce pays une puissance émergente.
L'Union européenne continue pourtant de bloquer l'adhésion turque pour une raison principale : l'immigration. Plusieurs pays, en premier lieu la France, l'Allemagne ou l'Autriche, estiment que l'entrée de la Turquie dans l'UE créerait des vagues d'immigration massive.
Le plus important pour la Turquie n'est pas tant l'adhésion à l'UE que le rejet de la part des Européens. Ce rejet à cause de la question migratoire éloigne les Turcs de l'Europe, les poussant à regarder davantage vers l'est. D'un point de vue turc, l'invasion américaine en Irak a été parfaitement stupide et le rejet européen est profondément raciste. Ainsi, l'Occident les repousse et l’envie d’adhérer à l’UE se fait moindre.
Deux autres facteurs ont également été décisifs. Tout d'abord, la place de l'Islam dans le monde musulman a évolué. La religion a pris plus d'importance et influe davantage la politique et il était inévitable que la Turquie suivre également en partie ce chemin.
Plus déterminant encore, les rapports de force géopolitiques changent. Le relatif échec de la guerre en Afghanistan et surtout le retrait américain d'Irak laissent un boulevard stratégique à l'ambitieuse diplomatie turque. Par sa santé économique, son statut de "hub" énergétique, la force de son armée et le retrait américain, la Turquie est devenue la principale puissance régionale, ce qui lui confère de nouveaux devoirs.
Ainsi, les Turcs virent dans la flottille humanitaire interceptée par l'armée israélienne en 2010 au large de Gaza le moindre des gestes que pouvait faire la Turquie en tant que leader musulman. Israël vit cela comme le signe que la Turquie supportait à présent les islamistes radicaux. L'alliance turco-israélienne, tout comme l'alliance turco-américaine et l'alliance turco-européenne, s'est basée sur des intérêts communs opposés aux régimes pro-URSS.
A présent, cet ennemi n'est plus et la Turquie est devenue une puissance émergente à elle seule, se méfiant des puissances établies qui voudraient contenir ses ambitions et suscitant également leur méfiance en retour, celles-ci craignant que la Turquie veuille bousculer l'ordre établi. Entre puissances, on peut coopérer, mais de façon strictement réaliste. L'émergence de nouvelles puissances sur la scène mondiale s'est toujours déroulée de cette façon.
L'attitude de la Turquie - principalement de la rhétorique- vis-à-vis des révolutions arabes et, plus précisément, vis-à-vis des émeutes en Syrie montre que le pays en est encore au stade de l'émergence. Les anciennes fondations ne sont plus et un nouvel ordre est en train d'arriver. Les résultats des élections du 12 juin montrent que la transformation suit son cours sans se radicaliser, ni ralentir.
Les puissances ayant longtemps eu des relations privilégiées avec la Turquie commencent seulement à voir que ces relations ont évolué et, de son côté, la Turquie peine à comprendre pourquoi ses ambitions peuvent être craintes et pourquoi elle est soupçonnée d'avoir un agenda. Ce n'est absolument pas une surprise. C'est tout simplement l'émergence d'une nouvelle puissance mondiale.
Par Arnaud Castaignet
Nouvel Obs.
Depuis l'accession de Recep Tayyip Erdogan au pouvoir en 2003, la Turquie s'est transformée. Hier, un pays instable économiquement et politiquement, invariablement allié des États-Unis et prêt à tous les efforts pour adhérer à l'Union européenne, la Turquie est aujourd'hui devenue une puissance régionale certaine, désireuse de parler d'égal à égal avec les plus grands.
Assiste-t-on à l'émergence de la première puissance mondiale émergente du monde musulman et ce, au prix d'un éloignement de l'Europe et des États-Unis ?
Avec une écrasante majorité, le Parti de la Justice et du Développement (AKP) a remporté l'élection législative en Turquie le 12 juin pour la troisième fois consécutive. Près de la moitié des électeurs ont voté pour l'AKP, 25% pour le Parti Républicain du Peuple (CHP, oscillant entre kémalisme et social-démocratie) et 13% pour les nationalistes du MHP (Parti de l'Action Nationaliste).
Le parti de Recep Tayyip Erdogan a néanmoins échoué à obtenir la majorité des deux tiers qui lui aurait donné le pouvoir de modifier unilatéralement la constitution turque, un des principaux enjeux de l'élection.
Depuis l'arrivée au pouvoir de l'AKP en 2002, la Turquie est un pays stable. Si ce parti est majoritaire, l'opposition est structurée selon des courants idéologiques de plus en plus clairs, empêchant la droite de disposer de pouvoir disproportionnés, bien que, Premier ministre depuis 2003, Recep Tayyip Erdogan jouisse d'une longévité sans équivalent dans les autres démocraties.
Ce constat établi, remarquons que l'AKP a clairement réorienté la politique turque, aussi bien domestique qu'étrangère. En politique intérieure, tandis que le CHP a toujours cherché à cantonner la religion à la sphère privée, l'AKP a voulu promouvoir l'identité musulmane du pays et l'intégrer à la structure publique, créant une toute nouvelle sensibilité politique, tantôt appelée "islamisme modéré" ou "démocratie musulmane" par analogie avec la démocratie chrétienne allemande.
Les tentatives de l'AKP d'étendre l'influence de la religion sur la sphère publique se sont toujours heurtées à l'opposition kémaliste, notamment sur la question du port du voile à l'université, son interdiction étant l'un des acquis de l'époque d'Atatürk. De nombreux pays, parmi lesquels les États-Unis de façon ponctuelle et la France de façon très accentuée depuis l'élection de Nicolas Sarkozy en 2007, se méfient également de l'AKP et de son ambitieux Premier ministre qui tend parfois à faire de son pays le fer de lance de l'islam politique.
Cependant, il serait très difficile d'ostraciser un pays ayant une croissance annuelle proche de 9 %, une population jeune et dynamique, une des plus importantes armées de l'OTAN et une position géographique toute stratégique.
La chute de l'URSS et la perte de l'ennemi commun soviétique a pourtant redéfini les relations Europe/Turquie et États-Unis/Turquie, celle-ci ayant longtemps été privilégiée. Le point de rupture entre ces deux pays arriva en 2003 lors de l'invasion américaine en Irak, quelques mois après l'arrivée de l'AKP au pouvoir. Les Américains pensaient pouvoir envoyer des soldats au nord de l'Irak depuis le sud de la Turquie, ce que leurs alliés turcs refusèrent.
Ce fut la première fois depuis la fin de la Seconde guerre mondiale que la Turquie se désolidarisa des États-Unis, qui plus est à la suite de l'élection d'un Premier ministre soupçonné de sympathies avec les milieux islamistes. Les Turcs veillèrent cependant à ne pas rompre avec les États-Unis, leur offrant assistance pour leurs opérations en Afghanistan. Cependant, les Américains réalisèrent que le soutien turc n'était plus automatiquement acquis.
Ankara a vécu une expérience similaire avec l'Europe. Pendant longtemps, la Turquie s'est vue comme un pays européen. L'adhésion à l'Union européenne était bloquée à cause du faible développement du pays par rapport aux standards européens. Cependant, cet argument ne tient plus du tout au regard de la situation économique exceptionnelle de la Turquie depuis quelques années, faisant de ce pays une puissance émergente.
L'Union européenne continue pourtant de bloquer l'adhésion turque pour une raison principale : l'immigration. Plusieurs pays, en premier lieu la France, l'Allemagne ou l'Autriche, estiment que l'entrée de la Turquie dans l'UE créerait des vagues d'immigration massive.
Le plus important pour la Turquie n'est pas tant l'adhésion à l'UE que le rejet de la part des Européens. Ce rejet à cause de la question migratoire éloigne les Turcs de l'Europe, les poussant à regarder davantage vers l'est. D'un point de vue turc, l'invasion américaine en Irak a été parfaitement stupide et le rejet européen est profondément raciste. Ainsi, l'Occident les repousse et l’envie d’adhérer à l’UE se fait moindre.
Deux autres facteurs ont également été décisifs. Tout d'abord, la place de l'Islam dans le monde musulman a évolué. La religion a pris plus d'importance et influe davantage la politique et il était inévitable que la Turquie suivre également en partie ce chemin.
Plus déterminant encore, les rapports de force géopolitiques changent. Le relatif échec de la guerre en Afghanistan et surtout le retrait américain d'Irak laissent un boulevard stratégique à l'ambitieuse diplomatie turque. Par sa santé économique, son statut de "hub" énergétique, la force de son armée et le retrait américain, la Turquie est devenue la principale puissance régionale, ce qui lui confère de nouveaux devoirs.
Ainsi, les Turcs virent dans la flottille humanitaire interceptée par l'armée israélienne en 2010 au large de Gaza le moindre des gestes que pouvait faire la Turquie en tant que leader musulman. Israël vit cela comme le signe que la Turquie supportait à présent les islamistes radicaux. L'alliance turco-israélienne, tout comme l'alliance turco-américaine et l'alliance turco-européenne, s'est basée sur des intérêts communs opposés aux régimes pro-URSS.
A présent, cet ennemi n'est plus et la Turquie est devenue une puissance émergente à elle seule, se méfiant des puissances établies qui voudraient contenir ses ambitions et suscitant également leur méfiance en retour, celles-ci craignant que la Turquie veuille bousculer l'ordre établi. Entre puissances, on peut coopérer, mais de façon strictement réaliste. L'émergence de nouvelles puissances sur la scène mondiale s'est toujours déroulée de cette façon.
L'attitude de la Turquie - principalement de la rhétorique- vis-à-vis des révolutions arabes et, plus précisément, vis-à-vis des émeutes en Syrie montre que le pays en est encore au stade de l'émergence. Les anciennes fondations ne sont plus et un nouvel ordre est en train d'arriver. Les résultats des élections du 12 juin montrent que la transformation suit son cours sans se radicaliser, ni ralentir.
Les puissances ayant longtemps eu des relations privilégiées avec la Turquie commencent seulement à voir que ces relations ont évolué et, de son côté, la Turquie peine à comprendre pourquoi ses ambitions peuvent être craintes et pourquoi elle est soupçonnée d'avoir un agenda. Ce n'est absolument pas une surprise. C'est tout simplement l'émergence d'une nouvelle puissance mondiale.
Par Arnaud Castaignet
Nouvel Obs.
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