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Pourquoi les pauvres votent-ils contre leurs intérêts ?

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  • Pourquoi les pauvres votent-ils contre leurs intérêts ?

    « Si l’on aide les plus pauvres, alors c’est moi qui vais me retrouver tout en bas » : selon des chercheurs américains, la « peur de la dernière place » 
expliquerait l’opposition des citoyens modestes aux politiques de redistribution.

    Depuis au moins une décennie, la politique américaine se caractérise par un double paradoxe : bien que les inégalités et la pauvreté augmentent, la politique fiscale n’a jamais autant favorisé les plus riches. Et le Parti républicain, la force politique derrière ces réductions d’impôts, a bénéficié d’un soutien populaire considérable.
    


    Garder son statut 
d’« avant-dernier »


    Deux économistes ont récemment proposé une explication insolite à ce paradoxe (1). Les raisons que l’on avance habituellement pour expliquer cette tendance à voter contre son propre intérêt économique sont, selon Ilyana Kuziemko (Princeton) et Michael I. Norton (Harvard), insatisfaisantes. Une perspective marxiste insisterait sur l’hégémonie idéologique de la classe dominante et la « fausse conscience » des classes populaires. Ceux qui s’inspirent de Thorstein Veblen privilégient plutôt la disposition des classes populaires à imiter la « classe de loisir », notamment sa « consommation ostentatoire », plutôt que de s’identifier à leurs semblables. D’autres encore expliquent que les clivages ethniques et raciaux peuvent fausser la solidarité entre les membres objectifs d’une classe sociale. Enfin, beaucoup d’Américains évoquent spontanément le mythe « Horatio Alger », ce romancier populaire dont les livres racontent invariablement l’épopée d’un jeune homme d’origine populaire qui obtient la fortune par son travail et sa ténacité : les classes moyennes et populaires soutiendraient les baisses d’impôts pour les plus riches parce qu’ils parient sur la possibilité que ces impôts pourraient un jour les concerner. I. Kuziemko et M.I. Norton avancent cependant une explication tout autre. Selon eux, les hommes sont motivés moins par un désir de réussir que par une crainte d’échouer complètement. Nos économistes baptisent ce phénomène la « peur de la dernière place » (« last place aversion »). Selon leur modèle, l’utilité économique n’est pas simplement déterminée par une volonté d’accumuler les richesses, mais par son positionnement relatif vis-à-vis d’autrui. Nous considérons la grandeur de notre maison non pas comme une valeur absolue, mais en la comparant à celles de nos voisins. Autrement dit, des phénomènes psychologiques tels que la honte et la gêne, qui se révéleraient aussi importants que le seul intérêt matériel.


    Les deux économistes prétendent que le caractère déterminant de la peur de la dernière place augmente à mesure que le revenu diminue et que cette dernière place se fait plus proche.

    À cette aune, si ceux qui se trouvent dans la tranche salariale légèrement au-dessus de la tranche la plus basse sont portés à voter contre leur intérêt économique (celui-ci étant compris comme simple désir d’augmenter son revenu), c’est parce que des politiques de redistribution risqueraient de donner un coup de pouce aux plus infortunés qu’eux. La redistribution, en somme, menace leur statut d’« avant-derniers ». I. Kuziemko et M.I. Norton montrent très clairement que ces considérations se révèlent déterminantes, par exemple, dans les attitudes envers le salaire minimum. Selon leurs recherches (2), ce sont précisément les Américains qui gagnent entre 7,26 et 8,25 dollars par heure – soit un peu plus que le salaire minimum actuel (7,25 dollars) – qui sont les plus susceptibles de s’opposer à ce que le salaire minimum augmente.


    Pour prouver leur thèse, I. Kuziemko et M.I. Norton ont fait une expérience en forme de jeu. Chaque joueur s’est arbitrairement accordé un « revenu », échelonné selon une différence constante (1,75, 2, 2,25 dollars, etc.). À chaque tour, les joueurs doivent faire un choix. Ils peuvent soit opter pour une augmentation certaine de leur salaire de l’ordre de 25 cents, soit participer à une loterie qui leur donne 75 % de chance d’augmenter leur salaire de un dollar (soit quatre fois plus que l’augmentation « normale »)…, mais 25 % de chances de voir leur salaire diminuer de 2 dollars. Si tous les joueurs choisissent l’augmentation garantie, les plus pauvres resteront les plus pauvres, même si leurs salaires augmentent régulièrement. Pour pouvoir se déplacer vers le haut dans la distribution salariale, les plus pauvres doivent risquer la loterie – et, bien entendu, s’en sortir vainqueurs.


    Sortir de la honte 
d’être dernier


    Il s’avère que les individus les plus susceptibles de tenter leur chance à la loterie sont les derniers et les avant-derniers de la distribution salariale. Les derniers ne se contentent pas, en somme, de gagner davantage (ceux que leur offre l’augmentation garantie), ils aspirent à sortir de la honte d’être les derniers. Les avant-derniers, eux, jugeant (avec raison) que les derniers risqueront la loterie pour tenter d’améliorer leur sort, doivent également prendre un risque pour ne pas se trouver dépassés et donc relégués en dernière position. Les individus placés plus haut dans la distribution salariale choisissent très majoritairement l’augmentation certaine de 25 cents, preuve, selon les chercheurs, que les joueurs sont motivés moins par une envie de monter dans la distribution salariale que par la peur de se retrouver tout en bas.


    Ce modèle n’explique pas à lui seul, selon I. Kuziemko et M.I. Norton, les raisons pour lesquelles des populations à moyen ou bas revenu votent contre leurs intérêts économiques. Ils évoquent aussi le fait que les Américains évaluent mal la réalité des inégalités actuelles, estimant en moyenne la part de la richesse détenue par les 20 % des Américains les plus riches à 59 %, quand en réalité elle est de 85 %. À l’inverse, ils surestiment largement leurs chances de mobilité sociale ascendante.


    Il est intéressant de noter que les conclusions des deux économistes confirment l’intuition de certains philosophes et penseurs politiques. La « passion pour l’égalité » évoquée par Alexis de Tocqueville ressemble par exemple à s’y méprendre à la « peur de la dernière place » : « Quelque démocratique que soient l’état social et la constitution politique d’un peuple, on peut donc compter que chacun de ces citoyens apercevra toujours près de lui plusieurs points qui le dominent et l’on peut prévoir qu’il tournera obstinément ses regards de ce seul coté… C’est pour cela que le désir de l’égalité devient toujours plus insatiable à mesure que l’égalité est plus grande » (De la démocratie en Amérique, vol. II, 2e partie, chapitre XI). Les recherches de I. Kuziemko et M.I. Norton nous rappellent ainsi que, même dans le domaine économique, les passions comptent tout autant que les intérêts.

    NOTES
    (1) Ilyana Kuziemko et Michael I. Norton, « Last place aversion », New York Times, 19 septembre 2011.
    
(2) Ilyana Kuziemko et al., « “Last-place aversion”. Evidence and redistributive implications », NBER Working Paper Series, n° 17234, Août 2011.

    SH
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