Ali Benflis au Matindz : "La révision constitutionnelle est-elle encore entre les mains de son dépositaire légitime ?" (2)
Le Matin 16.12.2015
Dans cette seconde partie de l'entretien, Ali Benflis aborde les années de proximité avec Bouteflika, le printemps noir et son engagement dans l'opposition.
Le Matindz : Au début de l’ère Bouteflika, vous faisiez partie du pré-carré présidentiel. A quel moment il y a eu rupture ? Et pourquoi selon vous ?
Ali Benflis : C’est exact. Il y a de cela seize ans, j’ai été le directeur de campagne, puis le directeur de Cabinet du Président en 1999. Ensuite et durant trois années, j’ai été son Chef du gouvernement. Mon appartenance au pré-carré présidentiel comme vous le qualifiez a duré en tout et pour tout trois années.
J’ai connu le programme politique avant de connaître l’homme. Et ces trois années m’ont permis de voir que derrière le programme politique dans lequel je me reconnaissais, il y avait un homme qui était loin d’être prédisposé à le mettre en œuvre. Souvenez-vous, les rapports des commissions nationales sur la réforme de l’Etat, de l’éducation et de la justice sont restées lettres mortes à ce jour. Il s’est ajouté à cela la loi antinationale sur les hydrocarbures qui a été ultérieurement abandonnée et le retrait de deux projets de loi organiques garantissant l’indépendance de la Magistrature de l’ordre du jour du Conseil des ministres. Ces deux développements ont marqué la fin de mon appartenance à ce pré-carré présidentiel dont j’ai perçu à l’époque les dérives vers le pouvoir personnel et, à travers lui, vers un régime autocratique et totalitaire. L’avenir a fini par me donner raison. Et c’est aujourd’hui tout le pays qui est contraint de s’acquitter du prix exorbitant de toutes ces dérives qui durent maintenant depuis seize ans.
Aujourd’hui beaucoup vous reprochent ce compagnonnage avec le clan au pouvoir. Que leur dites-vous ?
Je n’ai pas perçu ce reproche ni durant ma campagne présidentielle ni au moment de la création du parti que je préside aujourd’hui. Ce compagnonnage s’est construit sur la base d’un projet politique. Dès lors que ce projet politique a disparu de la feuille de route présidentielle, j’en ai tiré mes propres conclusions et je suis parti.
Nos concitoyennes et nos concitoyens me connaissent et connaissent mon parcours politique qui n’a pas commencé en 1999 comme il ne s’est pas achevé en 2003. Ils savent que je ne transige pas sur les convictions et sur les choix politiques de toute une vie. Ils savent que je ne fais pas passer le souci du poste avant des choix politiques fait par d’autres qui heurtent frontalement ce en quoi je crois et ce pourquoi je fais de la politique. Ils savent qu’en cas de désaccord politique profond je ne passe pas l’éponge et je ne m’incruste pas à tout prix. Je tire mes conclusions, je prends mes responsabilités et je pars pour reprendre le seul combat qui m’importe, celui de l’avenir démocratique de notre pays.
La Kabylie reste marquée par le printemps noir qui a eu lieu alors que vous étiez chef de gouvernement. Qui était derrière cette tragédie ? Pouviez-vous faire quelque chose pour mettre un terme à cette tragédie qui a coûté la vie à 127 jeunes ?
Dans mon parcours personnel, cette tragédie est incontestablement celle qui m’a le plus profondément marqué ; c’est celle dont je garde le souvenir le plus triste et le plus ému. J’étais Chef du gouvernement au moment de cette tragédie et Allah m’est témoin, que j’ai puisé dans les ultimes ressources dont je disposais pour en éviter la survenance, puis, pour la contenir. Cet objectif qui me tenait tant à cœur et dans lequel j’ai mis toutes mes forces a-t-il été atteint ? Malheureusement non. Comme vous en faites l’affligeant rappel, 127 enfants de notre pays pour la plupart des jeunes ont perdu la vie. Les jeunes que nous avons perdus sont la chair de notre chair et le sang de notre sang. A travers eux, c’est toute la grande famille algérienne qui a perdu beaucoup des siens. Ces jeunes représentaient l’avenir, et incarnaient l’espoir. Leur perte tragique n’en est que plus grande et je m’incline avec émotion et respect à leur mémoire.
Leur sacrifice a-t-il été vain ? Evidemment non.
Depuis son indépendance, notre pays est dans l’attente d’un projet national qui le rassemblerait enfin, autour de la construction de l’Etat démocratique et social. Toute l’Algérie attend, depuis longtemps, ce projet national qui n’est autre que le projet démocratique. Mais c’est incontestablement la Kabylie qui s’est distinguée par l’attachement le plus résolu et le plus constant à ce projet. C’est elle qui a été de tout temps le fer de lance du combat démocratique ; et c’est elle qui a consenti les sacrifices les plus élevés pour porter ce projet démocratique, pour le défendre contre toutes les adversités et pour le faire avancer malgré tous les obstacles.
Si un mémorial du combat démocratique doit voir le jour- et il le verra j’en suis sûr- c’est dans cette région qu’il devra être érigé car elle a été à l’avant-garde de ce combat.
Vous me demandez s’il était en mon pouvoir "de faire quelque chose pour éviter cette tragédie". Au poste qui était le mien, dans les limites étroites des prérogatives que m’accordait le régime politique en place et dans le contexte restrictif de l’état d’urgence en vigueur à l’époque, j’ai accompli ce qu’il m’était possible d’accomplir mais cela n’a pas suffi à éviter la tragédie.
Cette tragédie ayant endeuillé non pas seulement la Kabylie mais la Nation toute entière, j’ai tenu à ce qu’elle ne soit pas mise sous la chape du silence et de l’oubli. J’ai plaidé pour la constitution d’une Commission d’enquête indépendante qu’a accepté de présider sur ma proposition personnelle mon ami et mon frère feu le Professeur Issad Mohand qu’Allah l’entoure de ses Saintes Compassion et Miséricorde. Cette Commission d’enquête, la première du genre, a établi un rapport qu’on ne peut suspecter de partialité ou de manipulation des faits. Ce rapport a apporté un éclairage honnête, crédible et rigoureux sur cette tragédie à la hauteur de la réputation d’intégrité, de rectitude et du sens de la responsabilité du professeur Issad.
J’ai également incité à l’ouverture d’un débat parlementaire sur cette tragédie, ce qui constituait là aussi un précédent sur des événements tragiques de cette nature et de cette ampleur.
En ma qualité de Chef du gouvernement, j’ai ouvert et clos ce débat parlementaire par deux déclarations solennelles dans lesquelles je n’ai rien éludé ni rien caché. En mon âme et conscience, j’y ai rapporté tout ce que je savais et que nos compatriotes étaient en droit de savoir à propos de cette tragédie. Ces deux déclarations sont disponibles et elles peuvent être consultées. Avant d’être celles d’un Chef du gouvernement, ces déclarations étaient celles d’un homme qui se sentait un devoir de vérité envers son peuple. Je crois m’être acquitté de ma part de ce devoir de vérité sur cette phase tragique de l’Histoire de notre Nation.
Vous étiez chef de gouvernement. Qui décide selon vous ? Du moins du temps où vous étiez chef du gouvernement.
La Constitution de 1989 reprise par celle de 1996 a installé une sorte de dyarchie à la tête de l’Exécutif ; une dyarchie certes à portée limitée mais néanmoins une dyarchie fonctionnelle. Dans cette dyarchie qui procède à une répartition précise des prérogatives constitutionnelles, le Président préside et le Gouvernement gouverne. Du temps où j’étais Chef du Gouvernement, ce schéma constitutionnel a été plus ou moins observé mais je m’empresse d’ajouter que l’institution présidentielle laissait déjà entrevoir son inclinaison vers le monopole du pouvoir exécutif. Et dès le moment où j’ai perçu les premiers signaux m’indiquant qu’une déviation par rapport à un tel schéma se renforçait, j’ai pris mes responsabilités, j’ai assumé mes points de vue et je suis parti.
La suite ci-dessous :
Le Matin 16.12.2015
Dans cette seconde partie de l'entretien, Ali Benflis aborde les années de proximité avec Bouteflika, le printemps noir et son engagement dans l'opposition.
Le Matindz : Au début de l’ère Bouteflika, vous faisiez partie du pré-carré présidentiel. A quel moment il y a eu rupture ? Et pourquoi selon vous ?
Ali Benflis : C’est exact. Il y a de cela seize ans, j’ai été le directeur de campagne, puis le directeur de Cabinet du Président en 1999. Ensuite et durant trois années, j’ai été son Chef du gouvernement. Mon appartenance au pré-carré présidentiel comme vous le qualifiez a duré en tout et pour tout trois années.
J’ai connu le programme politique avant de connaître l’homme. Et ces trois années m’ont permis de voir que derrière le programme politique dans lequel je me reconnaissais, il y avait un homme qui était loin d’être prédisposé à le mettre en œuvre. Souvenez-vous, les rapports des commissions nationales sur la réforme de l’Etat, de l’éducation et de la justice sont restées lettres mortes à ce jour. Il s’est ajouté à cela la loi antinationale sur les hydrocarbures qui a été ultérieurement abandonnée et le retrait de deux projets de loi organiques garantissant l’indépendance de la Magistrature de l’ordre du jour du Conseil des ministres. Ces deux développements ont marqué la fin de mon appartenance à ce pré-carré présidentiel dont j’ai perçu à l’époque les dérives vers le pouvoir personnel et, à travers lui, vers un régime autocratique et totalitaire. L’avenir a fini par me donner raison. Et c’est aujourd’hui tout le pays qui est contraint de s’acquitter du prix exorbitant de toutes ces dérives qui durent maintenant depuis seize ans.
Aujourd’hui beaucoup vous reprochent ce compagnonnage avec le clan au pouvoir. Que leur dites-vous ?
Je n’ai pas perçu ce reproche ni durant ma campagne présidentielle ni au moment de la création du parti que je préside aujourd’hui. Ce compagnonnage s’est construit sur la base d’un projet politique. Dès lors que ce projet politique a disparu de la feuille de route présidentielle, j’en ai tiré mes propres conclusions et je suis parti.
Nos concitoyennes et nos concitoyens me connaissent et connaissent mon parcours politique qui n’a pas commencé en 1999 comme il ne s’est pas achevé en 2003. Ils savent que je ne transige pas sur les convictions et sur les choix politiques de toute une vie. Ils savent que je ne fais pas passer le souci du poste avant des choix politiques fait par d’autres qui heurtent frontalement ce en quoi je crois et ce pourquoi je fais de la politique. Ils savent qu’en cas de désaccord politique profond je ne passe pas l’éponge et je ne m’incruste pas à tout prix. Je tire mes conclusions, je prends mes responsabilités et je pars pour reprendre le seul combat qui m’importe, celui de l’avenir démocratique de notre pays.
La Kabylie reste marquée par le printemps noir qui a eu lieu alors que vous étiez chef de gouvernement. Qui était derrière cette tragédie ? Pouviez-vous faire quelque chose pour mettre un terme à cette tragédie qui a coûté la vie à 127 jeunes ?
Dans mon parcours personnel, cette tragédie est incontestablement celle qui m’a le plus profondément marqué ; c’est celle dont je garde le souvenir le plus triste et le plus ému. J’étais Chef du gouvernement au moment de cette tragédie et Allah m’est témoin, que j’ai puisé dans les ultimes ressources dont je disposais pour en éviter la survenance, puis, pour la contenir. Cet objectif qui me tenait tant à cœur et dans lequel j’ai mis toutes mes forces a-t-il été atteint ? Malheureusement non. Comme vous en faites l’affligeant rappel, 127 enfants de notre pays pour la plupart des jeunes ont perdu la vie. Les jeunes que nous avons perdus sont la chair de notre chair et le sang de notre sang. A travers eux, c’est toute la grande famille algérienne qui a perdu beaucoup des siens. Ces jeunes représentaient l’avenir, et incarnaient l’espoir. Leur perte tragique n’en est que plus grande et je m’incline avec émotion et respect à leur mémoire.
Leur sacrifice a-t-il été vain ? Evidemment non.
Depuis son indépendance, notre pays est dans l’attente d’un projet national qui le rassemblerait enfin, autour de la construction de l’Etat démocratique et social. Toute l’Algérie attend, depuis longtemps, ce projet national qui n’est autre que le projet démocratique. Mais c’est incontestablement la Kabylie qui s’est distinguée par l’attachement le plus résolu et le plus constant à ce projet. C’est elle qui a été de tout temps le fer de lance du combat démocratique ; et c’est elle qui a consenti les sacrifices les plus élevés pour porter ce projet démocratique, pour le défendre contre toutes les adversités et pour le faire avancer malgré tous les obstacles.
Si un mémorial du combat démocratique doit voir le jour- et il le verra j’en suis sûr- c’est dans cette région qu’il devra être érigé car elle a été à l’avant-garde de ce combat.
Vous me demandez s’il était en mon pouvoir "de faire quelque chose pour éviter cette tragédie". Au poste qui était le mien, dans les limites étroites des prérogatives que m’accordait le régime politique en place et dans le contexte restrictif de l’état d’urgence en vigueur à l’époque, j’ai accompli ce qu’il m’était possible d’accomplir mais cela n’a pas suffi à éviter la tragédie.
Cette tragédie ayant endeuillé non pas seulement la Kabylie mais la Nation toute entière, j’ai tenu à ce qu’elle ne soit pas mise sous la chape du silence et de l’oubli. J’ai plaidé pour la constitution d’une Commission d’enquête indépendante qu’a accepté de présider sur ma proposition personnelle mon ami et mon frère feu le Professeur Issad Mohand qu’Allah l’entoure de ses Saintes Compassion et Miséricorde. Cette Commission d’enquête, la première du genre, a établi un rapport qu’on ne peut suspecter de partialité ou de manipulation des faits. Ce rapport a apporté un éclairage honnête, crédible et rigoureux sur cette tragédie à la hauteur de la réputation d’intégrité, de rectitude et du sens de la responsabilité du professeur Issad.
J’ai également incité à l’ouverture d’un débat parlementaire sur cette tragédie, ce qui constituait là aussi un précédent sur des événements tragiques de cette nature et de cette ampleur.
En ma qualité de Chef du gouvernement, j’ai ouvert et clos ce débat parlementaire par deux déclarations solennelles dans lesquelles je n’ai rien éludé ni rien caché. En mon âme et conscience, j’y ai rapporté tout ce que je savais et que nos compatriotes étaient en droit de savoir à propos de cette tragédie. Ces deux déclarations sont disponibles et elles peuvent être consultées. Avant d’être celles d’un Chef du gouvernement, ces déclarations étaient celles d’un homme qui se sentait un devoir de vérité envers son peuple. Je crois m’être acquitté de ma part de ce devoir de vérité sur cette phase tragique de l’Histoire de notre Nation.
Vous étiez chef de gouvernement. Qui décide selon vous ? Du moins du temps où vous étiez chef du gouvernement.
La Constitution de 1989 reprise par celle de 1996 a installé une sorte de dyarchie à la tête de l’Exécutif ; une dyarchie certes à portée limitée mais néanmoins une dyarchie fonctionnelle. Dans cette dyarchie qui procède à une répartition précise des prérogatives constitutionnelles, le Président préside et le Gouvernement gouverne. Du temps où j’étais Chef du Gouvernement, ce schéma constitutionnel a été plus ou moins observé mais je m’empresse d’ajouter que l’institution présidentielle laissait déjà entrevoir son inclinaison vers le monopole du pouvoir exécutif. Et dès le moment où j’ai perçu les premiers signaux m’indiquant qu’une déviation par rapport à un tel schéma se renforçait, j’ai pris mes responsabilités, j’ai assumé mes points de vue et je suis parti.
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