La question du Sahara occidental recouvre de plus en plus celle du développement économique du Maroc. Car les territoires que Rabat appelle « provinces du Sud » contribuent largement aux recettes d’exportation du royaume. Les partisans de l’indépendance contestent la légalité de cette exploitation.
Sur le principal axe routier reliant la grande ville du nord du Sahara occidental, El-Ayoun, à Dakhla, à plus de cinq cents kilomètres au sud, on ne compte plus les camions qui transportent poulpes et poissons blancs.
La région totalise mille deux cents kilomètres de côte, et ses eaux sont parmi les plus poissonneuses du monde. Selon un rapport du Conseil économique, social et environnemental (CESE) du Maroc, le secteur de la pêche représente soixante-quatorze mille emplois , auxquels il faut ajouter une importante activité non déclarée. Pesant à elle seule 17 % du produit intérieur brut (PIB) de ce territoire, 31 % des emplois locaux et 78 % des captures marocaines, la pêche des « provinces du Sud » — comme on appelle officiellement au Maroc le Sahara occidental — génère une richesse immense.
Le Royaume se l’est appropriée en 1975, en même temps qu’il annexait ce territoire considéré comme « non autonome » depuis le vote de la résolution 2072 à l’Assemblée générale de l’Organisation des Nations unies (ONU) en 1965.
Sur cette route unique et dangereuse, on croise d’autres camions, qui peuvent acheminer des tomates, des concombres et des melons produits près de Dakhla. Selon l’organisation non gouvernementale (ONG) Western Sahara Resource Watch, les environs de la ville comptent onze sites agricoles, parmi lesquels celui de la société Tawarta. Une serre longe la route sur au moins cinq cents mètres. Dans cette ferme agricole, on produit des tomates cerises commercialisées sous le nom « Etoile du Sud », une marque appartenant à la société française Idyl. Injustement estampillées « origine Maroc », ces cultures, qui couvraient près de six cents hectares en 2008, sont ensuite exportées en Europe via Agadir, à mille deux cents kilomètres de là.
Des droits inaliénables... ou presque
Le CESE y voit une activité à « haute valeur ajoutée ». Le plan Maroc vert prévoyait pour le Sahara occidental le passage de trente-six mille tonnes de primeurs en 2008 à quatre-vingt mille tonnes en 2013, pour atteindre cent soixante mille en 2020, sur une superficie de deux mille hectares. La totalité de ces productions est programmée pour l’export. Le nombre d’employés, actuellement autour de six mille, triplerait dans le même temps.
Plus au nord, à une dizaine de kilomètres d’El-Ayoun, on découvre le port exploité par l’Office chérifien des phosphates (OCP). Une fine poussière trouble la vision. Elle provient des phosphates transportés depuis la mine de Boukraa grâce à un tapis roulant qui s’étend sur une centaine de kilomètres à travers le paysage désertique. On devine seulement les silos de stockage et la silhouette de vraquiers venus du monde entier pour embarquer le minerai.
Cette ressource est primordiale pour le royaume : l’OCP est le second producteur et le premier exportateur de phosphate brut et d’acide phosphorique dans le monde, ainsi que l’un des principaux exportateurs d’engrais phosphatés. Le Maroc en retirait 6 % de son PIB en 2012 et détient les réserves mondiales les plus importantes.
Vice-président d’une association qui travaille sur la question des ressources naturelles au Sahara occidental, M. Mohamed Alisalem Bobeit, que l’on rencontre dans une maison d’El-Ayoun, parle calmement.
Il a bien conscience de l’importance de PhosBoucraa pour le Maroc. Le site produit autour de 10 % des phosphates extraits par l’OCP et celui-ci prévoit de doubler sa production d’ici à 2020. « C’est le pillage de ressources qui appartiennent au peuple sahraoui », estime M. Bobeit.
Il prend des risques à s’exprimer publiquement sur le sujet : M. Sid Ahmed Lamjayed, le président de l’association (illégale, puisque le Maroc ne reconnaît aucune association créée par des Sahraouis), a été arrêté le 25 décembre 2010, après le vaste mouvement de protestation de Gdeim Izik, et condamné à la prison à perpétuité par le tribunal militaire de Rabat.
Mais son analyse est de plus en plus partagée, si l’on en juge par la multiplication des manifestations. Arrêt de l’exploitation des ressources tant que le conflit n’est pas réglé par l’organisation d’un référendum d’autodétermination : depuis octobre 2010 et la manifestation de Gdeim Izik, cette revendication est au cœur du conflit qui oppose le Front Polisario (mouvement politique armé considéré par l’ONU comme le « représentant légitime du peuple sahraoui ») au Maroc. « Une résolution de l’ONU qui interdirait l’exploitation des ressources par le Maroc créerait les conditions favorables pour une avancée vers le règlement du conflit », estime M. Brahim Sabbar, secrétaire général de l’Association sahraouie des victimes de violations graves des droits de l’homme commises par l’Etat marocain (ASVDH).
Divisée, la « communauté internationale » a en réalité laissé le Maroc prendre possession de ce territoire de deux cent soixante-dix mille kilomètres carrés. Ainsi, il a pu contrôler PhosBoukraa, en accord avec l’occupant antérieur, l’Espagne, qui exploitait le site depuis 1962 et en est restée actionnaire jusqu’en 2002. Pourtant, la guerre avec le Front Polisario avait déjà éclaté, et le Sahara occidental était déjà inscrit sur la liste des territoires non autonomes régis par l’article 73 de la Charte des Nations unies.
En 1962, l’Assemblée générale de l’ONU consacrait le droit des peuples « à user et à disposer des ressources naturelles que recèlent leurs territoires pour assurer leur développement et leur bien-être ». La jurisprudence a par la suite confirmé les « droits inaliénables » des peuples des territoires non autonomes sur leurs ressources naturelles, ainsi que leur droit « d’être et de rester maîtres de la mise en valeur future de ces ressources ».
Tout le débat actuel tourne autour de la question des bénéfices que retireraient — ou pas — les Sahraouis de l’exploitation économique mise en œuvre par le Maroc. La signature pour le royaume, en octobre 2001, de contrats de prospection pétrolière avec deux compagnies, dont TotalFinaElf, a donné à l’ONU l’occasion de rendre un avis qui nuançait les grands principes énoncés précédemment. « La question est de savoir si la règle de la “souveraineté permanente” [sur les ressources naturelles] interdit à la puissance administrante toute activité liée aux ressources naturelles du territoire non autonome qu’elle administre, ou seulement celles qui seraient entreprises au mépris des besoins et des intérêts de la population de ce territoire, sans qu’elle en bénéficie », déclare le secrétaire général adjoint aux affaires juridiques.
Mais aucun mécanisme d’évaluation de ces intérêts n’est prévu. Les conditions qui permettraient aux « peuples coloniaux des territoires non autonomes » d’exercer leurs droits légitimes sur leurs ressources naturelles ne sont pas définies. Dès lors, la question devient un élément du rapport de forces entre les parties en conflit. Le Front Polisario dénonce le « pillage » des ressources et le mépris du « peuple du Sahara occidental ». Il a engagé en novembre 2012 une procédure judiciaire devant la Cour européenne de justice pour demander l’annulation de l’accord de libre-échange commercial et agricole entre l’Union européenne et le Maroc, qui, signé au mois de mars précédent, inclut le Sahara occidental. Premier argument avancé : l’absence de consultation du Front Polisario.
Versement d’allocations pour acheter la paix sociale
Les autorités marocaines, elles, déploient une intense activité pour convaincre que l’exploitation économique profite à la « population du territoire ». Elles multiplient les annonces de nouveaux programmes d’investissement, relayées régulièrement dans la presse française et abondamment dans la presse marocaine.
On y parle de « population locale », sans que l’on sache s’il s’agit des Sahraouis ou des Marocains installés par centaines de milliers dans cette zone. Le Front Polisario, lui, évoque le « peuple du Sahara occidental ». Les deux expressions sont utilisées par le conseiller juridique de l’ONU pour désigner les Sahraouis, ce qui ne fait qu’ajouter à la confusion.
Le makhzen (le palais) fait tout pour accréditer l’idée que les Sahraouis profitent des richesses naturelles. L’OCP, par exemple, mènerait une politique sociale : « Tous les revenus nets de PhosBoucraa sont réinvestis dans la région et bénéficient à ses habitants », peut-on lire dans son rapport d’activité 2012. Sur le site minier, on a recruté pas moins de cinq cent trente jeunes Sahraouis après les événements de Gdeim Izik.
Il s’agissait d’embaucher les enfants des retraités qui y travaillaient déjà à l’époque espagnole et qui n’étaient pas satisfaits de la retraite qu’ils touchaient. « Un accord a bien été trouvé, mais les jeunes ont été embauchés à un statut auquel plus personne n’est recruté, donc à un salaire moindre », regrette pourtant M. Eddia Sidi Ahmed Moussa, figure du syndicalisme local, secrétaire général de la Confédération syndicale des travailleurs sahraouis (interdite).
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Sur le principal axe routier reliant la grande ville du nord du Sahara occidental, El-Ayoun, à Dakhla, à plus de cinq cents kilomètres au sud, on ne compte plus les camions qui transportent poulpes et poissons blancs.
La région totalise mille deux cents kilomètres de côte, et ses eaux sont parmi les plus poissonneuses du monde. Selon un rapport du Conseil économique, social et environnemental (CESE) du Maroc, le secteur de la pêche représente soixante-quatorze mille emplois , auxquels il faut ajouter une importante activité non déclarée. Pesant à elle seule 17 % du produit intérieur brut (PIB) de ce territoire, 31 % des emplois locaux et 78 % des captures marocaines, la pêche des « provinces du Sud » — comme on appelle officiellement au Maroc le Sahara occidental — génère une richesse immense.
Le Royaume se l’est appropriée en 1975, en même temps qu’il annexait ce territoire considéré comme « non autonome » depuis le vote de la résolution 2072 à l’Assemblée générale de l’Organisation des Nations unies (ONU) en 1965.
Sur cette route unique et dangereuse, on croise d’autres camions, qui peuvent acheminer des tomates, des concombres et des melons produits près de Dakhla. Selon l’organisation non gouvernementale (ONG) Western Sahara Resource Watch, les environs de la ville comptent onze sites agricoles, parmi lesquels celui de la société Tawarta. Une serre longe la route sur au moins cinq cents mètres. Dans cette ferme agricole, on produit des tomates cerises commercialisées sous le nom « Etoile du Sud », une marque appartenant à la société française Idyl. Injustement estampillées « origine Maroc », ces cultures, qui couvraient près de six cents hectares en 2008, sont ensuite exportées en Europe via Agadir, à mille deux cents kilomètres de là.
Des droits inaliénables... ou presque
Le CESE y voit une activité à « haute valeur ajoutée ». Le plan Maroc vert prévoyait pour le Sahara occidental le passage de trente-six mille tonnes de primeurs en 2008 à quatre-vingt mille tonnes en 2013, pour atteindre cent soixante mille en 2020, sur une superficie de deux mille hectares. La totalité de ces productions est programmée pour l’export. Le nombre d’employés, actuellement autour de six mille, triplerait dans le même temps.
Plus au nord, à une dizaine de kilomètres d’El-Ayoun, on découvre le port exploité par l’Office chérifien des phosphates (OCP). Une fine poussière trouble la vision. Elle provient des phosphates transportés depuis la mine de Boukraa grâce à un tapis roulant qui s’étend sur une centaine de kilomètres à travers le paysage désertique. On devine seulement les silos de stockage et la silhouette de vraquiers venus du monde entier pour embarquer le minerai.
Cette ressource est primordiale pour le royaume : l’OCP est le second producteur et le premier exportateur de phosphate brut et d’acide phosphorique dans le monde, ainsi que l’un des principaux exportateurs d’engrais phosphatés. Le Maroc en retirait 6 % de son PIB en 2012 et détient les réserves mondiales les plus importantes.
Vice-président d’une association qui travaille sur la question des ressources naturelles au Sahara occidental, M. Mohamed Alisalem Bobeit, que l’on rencontre dans une maison d’El-Ayoun, parle calmement.
Il a bien conscience de l’importance de PhosBoucraa pour le Maroc. Le site produit autour de 10 % des phosphates extraits par l’OCP et celui-ci prévoit de doubler sa production d’ici à 2020. « C’est le pillage de ressources qui appartiennent au peuple sahraoui », estime M. Bobeit.
Il prend des risques à s’exprimer publiquement sur le sujet : M. Sid Ahmed Lamjayed, le président de l’association (illégale, puisque le Maroc ne reconnaît aucune association créée par des Sahraouis), a été arrêté le 25 décembre 2010, après le vaste mouvement de protestation de Gdeim Izik, et condamné à la prison à perpétuité par le tribunal militaire de Rabat.
Mais son analyse est de plus en plus partagée, si l’on en juge par la multiplication des manifestations. Arrêt de l’exploitation des ressources tant que le conflit n’est pas réglé par l’organisation d’un référendum d’autodétermination : depuis octobre 2010 et la manifestation de Gdeim Izik, cette revendication est au cœur du conflit qui oppose le Front Polisario (mouvement politique armé considéré par l’ONU comme le « représentant légitime du peuple sahraoui ») au Maroc. « Une résolution de l’ONU qui interdirait l’exploitation des ressources par le Maroc créerait les conditions favorables pour une avancée vers le règlement du conflit », estime M. Brahim Sabbar, secrétaire général de l’Association sahraouie des victimes de violations graves des droits de l’homme commises par l’Etat marocain (ASVDH).
Divisée, la « communauté internationale » a en réalité laissé le Maroc prendre possession de ce territoire de deux cent soixante-dix mille kilomètres carrés. Ainsi, il a pu contrôler PhosBoukraa, en accord avec l’occupant antérieur, l’Espagne, qui exploitait le site depuis 1962 et en est restée actionnaire jusqu’en 2002. Pourtant, la guerre avec le Front Polisario avait déjà éclaté, et le Sahara occidental était déjà inscrit sur la liste des territoires non autonomes régis par l’article 73 de la Charte des Nations unies.
En 1962, l’Assemblée générale de l’ONU consacrait le droit des peuples « à user et à disposer des ressources naturelles que recèlent leurs territoires pour assurer leur développement et leur bien-être ». La jurisprudence a par la suite confirmé les « droits inaliénables » des peuples des territoires non autonomes sur leurs ressources naturelles, ainsi que leur droit « d’être et de rester maîtres de la mise en valeur future de ces ressources ».
Tout le débat actuel tourne autour de la question des bénéfices que retireraient — ou pas — les Sahraouis de l’exploitation économique mise en œuvre par le Maroc. La signature pour le royaume, en octobre 2001, de contrats de prospection pétrolière avec deux compagnies, dont TotalFinaElf, a donné à l’ONU l’occasion de rendre un avis qui nuançait les grands principes énoncés précédemment. « La question est de savoir si la règle de la “souveraineté permanente” [sur les ressources naturelles] interdit à la puissance administrante toute activité liée aux ressources naturelles du territoire non autonome qu’elle administre, ou seulement celles qui seraient entreprises au mépris des besoins et des intérêts de la population de ce territoire, sans qu’elle en bénéficie », déclare le secrétaire général adjoint aux affaires juridiques.
Mais aucun mécanisme d’évaluation de ces intérêts n’est prévu. Les conditions qui permettraient aux « peuples coloniaux des territoires non autonomes » d’exercer leurs droits légitimes sur leurs ressources naturelles ne sont pas définies. Dès lors, la question devient un élément du rapport de forces entre les parties en conflit. Le Front Polisario dénonce le « pillage » des ressources et le mépris du « peuple du Sahara occidental ». Il a engagé en novembre 2012 une procédure judiciaire devant la Cour européenne de justice pour demander l’annulation de l’accord de libre-échange commercial et agricole entre l’Union européenne et le Maroc, qui, signé au mois de mars précédent, inclut le Sahara occidental. Premier argument avancé : l’absence de consultation du Front Polisario.
Versement d’allocations pour acheter la paix sociale
Les autorités marocaines, elles, déploient une intense activité pour convaincre que l’exploitation économique profite à la « population du territoire ». Elles multiplient les annonces de nouveaux programmes d’investissement, relayées régulièrement dans la presse française et abondamment dans la presse marocaine.
On y parle de « population locale », sans que l’on sache s’il s’agit des Sahraouis ou des Marocains installés par centaines de milliers dans cette zone. Le Front Polisario, lui, évoque le « peuple du Sahara occidental ». Les deux expressions sont utilisées par le conseiller juridique de l’ONU pour désigner les Sahraouis, ce qui ne fait qu’ajouter à la confusion.
Le makhzen (le palais) fait tout pour accréditer l’idée que les Sahraouis profitent des richesses naturelles. L’OCP, par exemple, mènerait une politique sociale : « Tous les revenus nets de PhosBoucraa sont réinvestis dans la région et bénéficient à ses habitants », peut-on lire dans son rapport d’activité 2012. Sur le site minier, on a recruté pas moins de cinq cent trente jeunes Sahraouis après les événements de Gdeim Izik.
Il s’agissait d’embaucher les enfants des retraités qui y travaillaient déjà à l’époque espagnole et qui n’étaient pas satisfaits de la retraite qu’ils touchaient. « Un accord a bien été trouvé, mais les jeunes ont été embauchés à un statut auquel plus personne n’est recruté, donc à un salaire moindre », regrette pourtant M. Eddia Sidi Ahmed Moussa, figure du syndicalisme local, secrétaire général de la Confédération syndicale des travailleurs sahraouis (interdite).
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