31 DÉCEMBRE 2015 | PAR NICOLAS CHEVASSUS-AU-LOUIS
Mediapart
Depuis 2012, la date officielle est le 19 mars 1962, jour du cessez-le-feu. En 2005, Chirac avait préféré instaurer le 5 décembre sans qu'aucun événement justifiât cette date. Au moins avait-elle l'avantage d'intégrer le printemps et l'été 1962, mois les plus sanglants pour les Européens d'Algérie. Troisième volet de notre série sur les retours du refoulé de l'Algérie française.
La loi du 6 décembre 2012, adoptée dans les premiers mois de la présente législature, a fait du 19 mars la « journée nationale du souvenir et de recueillement à la mémoire des victimes civiles et militaires de la guerre d'Algérie et des combats en Tunisie et au Maroc ». De même que la Première Guerre mondiale s'est achevée le 11 novembre 1918 et la Seconde le 8 mai 1945, la guerre d'Algérie est donc considérée comme ayant pris fin le 19 mars 1962. Mais le choix de cette date a renforcé, pour nombre de pieds-noirs, le sentiment d'une partialité, d'une asymétrie de la mémoire nationale, au point de constituer un troisième acte de cette répétition des sentiments d'abandon qui les taraudent.
Les controverses sur la date de la fin de la guerre d'Algérie remontent à la fin des années 1990, marquée par la reconnaissance, par le général Massu et le colonel Aussaresses, de la pratique de la torture par l'armée, niée jusque-là, et plus généralement par la naissance de batailles mémorielles sur la guerre d'Algérie comparables à celles portant sur le régime de Vichy et la Résistance. En 1999, l'Assemblée nationale adopte à l'unanimité une loi requalifiant les « opérations de maintien de l'ordre en Afrique du Nord » en « guerre d'Algérie ». Se pose alors la question d'en situer la fin.
Le gouvernement de Lionel Jospin, soutenu par la principale association d'anciens combattants, veut faire du 19 mars 1962, date du cessez-le-feu entre la France et le Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA), la date officielle de commémoration de la fin de la guerre, sans avoir le temps de faire examiner son projet de loi par le Sénat. Les gouvernements de droite qui lui succèdent enterrent le dossier. En 2005, une loi fait du 5 décembre le jour de commémoration de la fin de la guerre d'Algérie. Mais la date ne correspond à aucun événement historique, si ce n'est l'inauguration par Jacques Chirac, en 2002, au Quai Branly, du Mémorial national de la guerre d'Algérie et des combats du Maroc et de la Tunisie. Force est de constater que cette opération de chirurgie mémorielle n'a aucun effet. Selon le service des adresses de la poste, plus de 2 400 lieux de voirie portent le nom du 19-Mars-1962 (mais aucun dans les Alpes-Maritimes, où l'influence pied-noire est particulièrement importante), et seulement une poignée celui du 5 décembre.
De retour au pouvoir en 2012, la gauche, profitant de son éphémère majorité au Sénat, reprend son projet de loi dont l'examen avait été entamé dix ans plus tôt. C'est ainsi que le 19 mars est devenu, par la loi du décembre 2012, la date officielle de la fin de la guerre d'Algérie. Mais de très nombreuses associations de rapatriés la contestent vivement, arguant que le cessez-le-feu n'a pas mis fin aux affrontements. Bien au contraire. Alors que l'armée française, toujours présente, ne combat plus le FLN, que l'OAS déploie sa politique de la terre brûlée, et que le GPRA peine à installer son autorité, le printemps et l'été 1962 sont, pour les Européens d'Algérie, parmi les plus sanglants de la longue guerre d'indépendance.
Dans Les Disparus civils européens de la guerre d'Algérie – Un silence d'État (Soteca, 2011), Jean-Jacques Jordi a par exemple montré que sur environ 1 700 Français portés disparus en Algérie entre 1954 et 1962, plus de 600 l'ont été après le cessez-le feu du 19 mars. Dans la mémoire pied-noire, deux dates constituent des épisodes centraux, inoubliables et fondateurs de cette violence : la fusillade de la rue d'Isly, le 26 mars 1962, lorsque l'armée française tire sur un cortège d'Européens d'Alger, faisant plusieurs dizaines de morts ; et les massacres d'Oran du 5 juillet, date de l'indépendance algérienne mais aussi d'un déchaînement de violence faisant plusieurs centaines de morts parmi les dizaines de milliers d'Européens restés dans la ville, alors que l'armée française, toujours cantonnée dans Oran, restait passive.
La fusillade de la rue d'Isly et les massacres d'Oran justifient à eux seuls, pour nombre d'associations de rapatriés, que la date du 19 mars 1962 ne puisse être tenue pour celle de la fin de la guerre d'Algérie. « Pourquoi l'actuel président de la République a-t-il déposé une gerbe à l'occasion de la commémoration du 17 octobre 1961 alors qu'aucun hommage officiel n'a jamais été rendu aux victimes des massacres d'Oran ? L'OAS était certes une organisation terroriste, mais son action violente répondait au terrorisme du FLN. Si l'on veut vraiment pacifier les mémoires, on ne peut accepter d'avoir d'un côté un terrorisme détestable, et de l'autre, un terrorisme convenable. Ce n'est pas du tout ce qui se passe aujourd'hui : l'action du FLN est glorifiée alors que celle de l'OAS est vilipendée », s'indigne Joseph Perez, président du Centre de documentation historique sur l'Algérie (CDHA) d'Aix-en-Provence.
Fondé en 1974, le CDHA est une association (environ 850 membres) reconnue d'utilité publique qui collecte, conserve et archive soigneusement tout document relatif à la présence française en Afrique du Nord : journaux, cartes postales, photographies, objets personnels, ou encore archives d'entreprises ou d'associations… « Notre leitmotiv est : ne jetez rien. Tout document peut être un jour utile à des historiens », explique Hervé Noël, un des deux documentalistes de l'équipe de quatre permanents qu'emploie l'association. Le CDHA reçoit chaque année une centaine de chercheurs, venant « grosso modo pour un tiers des États-Unis et d'Angleterre, pour un tiers d'Afrique du Nord et pour un tiers d'Europe du Nord, en particulier d'Allemagne et des Pays-Bas », détaille Hervé Noël, qui se réjouit de voir arriver aussi depuis quelques années au CDHA des étudiants français travaillant à des mémoires universitaires. Installé à l'étroit dans la maison du maréchal Juin, le CDHA projette de construire un Conservatoire national de la mémoire des Français d'Afrique du Nord pour conserver dans de meilleures conditions ses 85 000 documents. La première pierre devrait être posée l'an prochain.
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Depuis 2012, la date officielle est le 19 mars 1962, jour du cessez-le-feu. En 2005, Chirac avait préféré instaurer le 5 décembre sans qu'aucun événement justifiât cette date. Au moins avait-elle l'avantage d'intégrer le printemps et l'été 1962, mois les plus sanglants pour les Européens d'Algérie. Troisième volet de notre série sur les retours du refoulé de l'Algérie française.
La loi du 6 décembre 2012, adoptée dans les premiers mois de la présente législature, a fait du 19 mars la « journée nationale du souvenir et de recueillement à la mémoire des victimes civiles et militaires de la guerre d'Algérie et des combats en Tunisie et au Maroc ». De même que la Première Guerre mondiale s'est achevée le 11 novembre 1918 et la Seconde le 8 mai 1945, la guerre d'Algérie est donc considérée comme ayant pris fin le 19 mars 1962. Mais le choix de cette date a renforcé, pour nombre de pieds-noirs, le sentiment d'une partialité, d'une asymétrie de la mémoire nationale, au point de constituer un troisième acte de cette répétition des sentiments d'abandon qui les taraudent.
Les controverses sur la date de la fin de la guerre d'Algérie remontent à la fin des années 1990, marquée par la reconnaissance, par le général Massu et le colonel Aussaresses, de la pratique de la torture par l'armée, niée jusque-là, et plus généralement par la naissance de batailles mémorielles sur la guerre d'Algérie comparables à celles portant sur le régime de Vichy et la Résistance. En 1999, l'Assemblée nationale adopte à l'unanimité une loi requalifiant les « opérations de maintien de l'ordre en Afrique du Nord » en « guerre d'Algérie ». Se pose alors la question d'en situer la fin.
Le gouvernement de Lionel Jospin, soutenu par la principale association d'anciens combattants, veut faire du 19 mars 1962, date du cessez-le-feu entre la France et le Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA), la date officielle de commémoration de la fin de la guerre, sans avoir le temps de faire examiner son projet de loi par le Sénat. Les gouvernements de droite qui lui succèdent enterrent le dossier. En 2005, une loi fait du 5 décembre le jour de commémoration de la fin de la guerre d'Algérie. Mais la date ne correspond à aucun événement historique, si ce n'est l'inauguration par Jacques Chirac, en 2002, au Quai Branly, du Mémorial national de la guerre d'Algérie et des combats du Maroc et de la Tunisie. Force est de constater que cette opération de chirurgie mémorielle n'a aucun effet. Selon le service des adresses de la poste, plus de 2 400 lieux de voirie portent le nom du 19-Mars-1962 (mais aucun dans les Alpes-Maritimes, où l'influence pied-noire est particulièrement importante), et seulement une poignée celui du 5 décembre.
De retour au pouvoir en 2012, la gauche, profitant de son éphémère majorité au Sénat, reprend son projet de loi dont l'examen avait été entamé dix ans plus tôt. C'est ainsi que le 19 mars est devenu, par la loi du décembre 2012, la date officielle de la fin de la guerre d'Algérie. Mais de très nombreuses associations de rapatriés la contestent vivement, arguant que le cessez-le-feu n'a pas mis fin aux affrontements. Bien au contraire. Alors que l'armée française, toujours présente, ne combat plus le FLN, que l'OAS déploie sa politique de la terre brûlée, et que le GPRA peine à installer son autorité, le printemps et l'été 1962 sont, pour les Européens d'Algérie, parmi les plus sanglants de la longue guerre d'indépendance.
Dans Les Disparus civils européens de la guerre d'Algérie – Un silence d'État (Soteca, 2011), Jean-Jacques Jordi a par exemple montré que sur environ 1 700 Français portés disparus en Algérie entre 1954 et 1962, plus de 600 l'ont été après le cessez-le feu du 19 mars. Dans la mémoire pied-noire, deux dates constituent des épisodes centraux, inoubliables et fondateurs de cette violence : la fusillade de la rue d'Isly, le 26 mars 1962, lorsque l'armée française tire sur un cortège d'Européens d'Alger, faisant plusieurs dizaines de morts ; et les massacres d'Oran du 5 juillet, date de l'indépendance algérienne mais aussi d'un déchaînement de violence faisant plusieurs centaines de morts parmi les dizaines de milliers d'Européens restés dans la ville, alors que l'armée française, toujours cantonnée dans Oran, restait passive.
La fusillade de la rue d'Isly et les massacres d'Oran justifient à eux seuls, pour nombre d'associations de rapatriés, que la date du 19 mars 1962 ne puisse être tenue pour celle de la fin de la guerre d'Algérie. « Pourquoi l'actuel président de la République a-t-il déposé une gerbe à l'occasion de la commémoration du 17 octobre 1961 alors qu'aucun hommage officiel n'a jamais été rendu aux victimes des massacres d'Oran ? L'OAS était certes une organisation terroriste, mais son action violente répondait au terrorisme du FLN. Si l'on veut vraiment pacifier les mémoires, on ne peut accepter d'avoir d'un côté un terrorisme détestable, et de l'autre, un terrorisme convenable. Ce n'est pas du tout ce qui se passe aujourd'hui : l'action du FLN est glorifiée alors que celle de l'OAS est vilipendée », s'indigne Joseph Perez, président du Centre de documentation historique sur l'Algérie (CDHA) d'Aix-en-Provence.
Fondé en 1974, le CDHA est une association (environ 850 membres) reconnue d'utilité publique qui collecte, conserve et archive soigneusement tout document relatif à la présence française en Afrique du Nord : journaux, cartes postales, photographies, objets personnels, ou encore archives d'entreprises ou d'associations… « Notre leitmotiv est : ne jetez rien. Tout document peut être un jour utile à des historiens », explique Hervé Noël, un des deux documentalistes de l'équipe de quatre permanents qu'emploie l'association. Le CDHA reçoit chaque année une centaine de chercheurs, venant « grosso modo pour un tiers des États-Unis et d'Angleterre, pour un tiers d'Afrique du Nord et pour un tiers d'Europe du Nord, en particulier d'Allemagne et des Pays-Bas », détaille Hervé Noël, qui se réjouit de voir arriver aussi depuis quelques années au CDHA des étudiants français travaillant à des mémoires universitaires. Installé à l'étroit dans la maison du maréchal Juin, le CDHA projette de construire un Conservatoire national de la mémoire des Français d'Afrique du Nord pour conserver dans de meilleures conditions ses 85 000 documents. La première pierre devrait être posée l'an prochain.
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