Écrit par Samir Tazaïrt
Dalia Ghanem-Yazbeck, chercheur et analyste politique au Carnegie Middle East Center : «L’ANP est la seule armée dans le Monde arabe à avoir promu cinq femmes au rang de général, mais...»
Dans ce premier entretien accordé à un média national, le chercheur et analyste Dalia Ghanem-Yazbeck, qui mène ses travaux au Carnegie Middle East Center, un think-tank international basé à Beyrouth, a conduit une étude inédite sur les femmes algériennes qui choisissent d’embrasser une carrière dans les rangs de l’Armée nationale populaire (ANP) pour servir, au même titre que les hommes et d’égal à égal, leur nation. Pourtant, dans son étude, publiée pour le compte du Carnegie le 4 novembre 2015, Mme Ghanem-Yazbeck n’en relève pas moins que cette égalité, consacrée dans les textes - l’ordonnance 06-02 du 28 février 2006 portant statut général des personnels militaires - ne trouve pas de prolongement sur le terrain. Explications...
Reporters : Vous êtes l’un des rares sinon le seul chercheur et politologue à vous être intéressé aux femmes algériennes engagées dans l’Armée nationale populaire (ANP), plus particulièrement aux officiers de haut rang. Qu’est-ce qui a motivé votre choix ?
Dalia Ghanem-Yazbeck : Comme vous pouvez le savoir, ceci n’est pas mon domaine d’expertise, car je suis plus experte des questions de violence politique et de radicalisation. En effet, durant mon doctorat, j’ai étudié le processus de radicalisation de certains jeunes Algériens durant la « décennie noire ». Les questions qui m’intéressaient étaient, entre autres, comment des individus, a priori ordinaires, ont-ils pu lever la hache et le couteau sur leurs semblables. Bref, et pour faire vite, j’ai aussi été intéressée par la question des femmes djihadistes. Il faut savoir que le GIA avait été le premier à ouvrir une brigade pour les femmes et régie par des femmes. En tant que chercheuse, la question de l’engagement m’a toujours passionnée. Puis, un jour j’ai entendu parler du général Fatma-Zohra Ardjoune et je me suis dit pourquoi ne pas étudier ces femmes qui font ce choix « contraire » si je puis dire : c’est-à-dire rejoindre les rangs de l’armée. L’idée d’aborder un autre sujet qui n’était pas dans mon domaine d’expertise m’a « bloquée » au début, mais il était important pour moi de sortir de ma « zone de confort » et de tenter un autre sujet d’étude. Au début, je voulais que ma recherche soit plus axée sur les modalités d’entrée des femmes au sein de l’armée, les raisons de leur choix, leur manière de se voir et de voir l’autre, à savoir l’homologue masculin, etc. Un chercheur doit toujours penser à son terrain et à sa faisabilité. Malheureusement ou heureusement, le terrain, si je puis dire, s’est imposé à moi. Une fois en Algérie, ces questions-là étaient devenues secondaires.
Ce qui m’intéressait le plus n’était plus de savoir pourquoi le choix de ces femmes, mais plutôt le choix de l’ANP. En d’autres termes, pourquoi l’ANP avait-elle décidé de promouvoir une femme au rang de général en 2006 et d’en mettre quatre autres quelques années plus tard ? Comment ? Que se cachait-il derrière ce choix ? Quel était le sens de cette politique d’égalité homme-femme et de l’ordonnance 06-02 du 28 février 2006 portant statut général des personnels militaires ? Est-ce que c’était un véritable tournant dans la politique d’intégration des femmes ou était-ce juste des relations publiques. En bref, il s’agissait pour moi de comprendre le statut de ces femmes militaires au sein de l’ANP.
Dans votre analyse, appuyée par des témoignages ainsi que des entretiens avec des officiers de l’ANP, il ressort que la politique moderniste de l’ANP en matière d’égalité des sexes ne soit, dans les faits, qu’une approche « marketing » destinée à proposer l’image d’une institution militaire progressiste… Vous parlez même de paternalisme protecteur ! Pour quelle raison ?
Tout d’abord, je tiens à préciser que les efforts de notre armée en matière d’intégration des femmes doivent avant tout être reconnus. D’ailleurs, je ne manque pas une occasion pour le dire ou pour l’écrire. L’Armée algérienne a, depuis 2006, mis en place une véritable politique d’intégration et d’égalité des femmes et un cadre formel pour sa mise en application. Force est de constater que l’ANP est la seule armée dans le Monde arabe à avoir intégré les femmes de cette manière et à avoir promu cinq femmes au rang de général. Cela étant, ces promotions relèvent plus du coup « marketing » comme vous dites que d’un véritable tournant dans sa politique d’intégration des femmes. C’est une manière pour l’armée de se présenter comme progressiste, égalitariste et ouverte à tous les membres de la société qu’elle représente. En effet, les femmes restent cantonnées à des postes subalternes ou de soutien, elles restent foncièrement les « aides des hommes » et sont encore confinées à des rôles dits « féminins » comme la santé (infirmières ou docteurs), l’interprétariat, la cartographie, le standard téléphonique, la communication, l’administration, la saisie ou les services sociaux. Il y a, d’une part, une division sexuelle du travail et, d’autre part, un paternalisme protecteur envers elles. Oui, en effet, il y a encore un paternalisme protecteur envers elles au sein de l’ANP. Quasiment tous mes interviewés ont répété la même chose : « La femme doit être protégée même au sein de l’armée », ou «même militaire, la femme reste une femme et une mère avant tout » ou encore : « on n’est pas faits pareils et c’est mère nature qui en a décidé ainsi, du coup, les femmes doivent être protégées », etc. Même si l’on suppose que ceci part d’une bonne intention, malheureusement, ceci n’est ni juste ni égalitaire. Ce paternalisme protecteur qui considère les femmes comme incapables de s’adapter à la rigueur de la vie militaire et, de ce fait, au combat fait des femmes militaires des « êtres liminaires », c’est-à-dire des personnes spéciales qui n’ont pas le même traitement que leurs homologues masculins. Ce paternalisme protecteur et aussi le sexisme bienveillant compromettent leur formation, leur complète intégration et aussi et surtout leur accession à des postes plus prestigieux, pour lesquels l’expérience du combat est la clé.
L’ANP admet-elle difficilement la question du genre ?
C’est là toute la contradiction. Dans mon étude, j’ai étudié un corpus de 40 numéros du magazine El Djeich datant de 2011 à 2014. Mon approche est interprétative du texte et des images. C’est-à-dire que j’ai étudié ce qui a été dit sur les femmes et comment cela avait été dit et comment les photographies des femmes étaient présentées. J’ai étudié les photos et leurs implications de genre. Par exemple, est-ce que les femmes apparaissent autant que les hommes ? Comment elles apparaissent : dans quel type de position (passive ou active), quelles sont leurs attitudes et postures (combative, médicale, technique ou cérémoniale, etc.). A la fin de cette analyse, la contradiction apparaît clairement : d’un côté, l’armée fait des efforts pour intégrer les femmes, elles sont, par exemple, plus nombreuses dans les derniers numéros, on leur attribue des qualités traditionnellement associées aux hommes comme la capacité de surmonter les épreuves, l’endurance, le courage, la détermination, etc. On les voit ou on en parle dans la section « Sport » de la revue et elles sont même parfois présentées comme des combattantes redoutables. D’un autre côté, leur apparition reste marginale et sexualisée : d’abord, elles apparaissent beaucoup moins que les hommes, elles sont souvent dans des rôles passifs, mais techniques (derrière un écran d’ordinateur), elles sont dans des postes dits « féminins » comme infirmières et sont souvent dirigées par des hommes et sont en arrière-plan des photos. Elles sont aussi constamment sexualisées, portant du maquillage alors que leurs homologues masculins ont du camouflage militaire ou le visage barbouillé d’impuretés, faisant des activités physiques comme sauter d’un hélicoptère ou tirant au fusil ou autre. En bref, l’ANP veut les intégrer, mais sans pour autant menacer l’image de masculinité et d’hyper-virilité de l’armée. La femme militaire est encore perçue par l’armée comme étant femme avant tout et pas comme étant un soldat à part entière.
Dalia Ghanem-Yazbeck, chercheur et analyste politique au Carnegie Middle East Center : «L’ANP est la seule armée dans le Monde arabe à avoir promu cinq femmes au rang de général, mais...»
Dans ce premier entretien accordé à un média national, le chercheur et analyste Dalia Ghanem-Yazbeck, qui mène ses travaux au Carnegie Middle East Center, un think-tank international basé à Beyrouth, a conduit une étude inédite sur les femmes algériennes qui choisissent d’embrasser une carrière dans les rangs de l’Armée nationale populaire (ANP) pour servir, au même titre que les hommes et d’égal à égal, leur nation. Pourtant, dans son étude, publiée pour le compte du Carnegie le 4 novembre 2015, Mme Ghanem-Yazbeck n’en relève pas moins que cette égalité, consacrée dans les textes - l’ordonnance 06-02 du 28 février 2006 portant statut général des personnels militaires - ne trouve pas de prolongement sur le terrain. Explications...
Reporters : Vous êtes l’un des rares sinon le seul chercheur et politologue à vous être intéressé aux femmes algériennes engagées dans l’Armée nationale populaire (ANP), plus particulièrement aux officiers de haut rang. Qu’est-ce qui a motivé votre choix ?
Dalia Ghanem-Yazbeck : Comme vous pouvez le savoir, ceci n’est pas mon domaine d’expertise, car je suis plus experte des questions de violence politique et de radicalisation. En effet, durant mon doctorat, j’ai étudié le processus de radicalisation de certains jeunes Algériens durant la « décennie noire ». Les questions qui m’intéressaient étaient, entre autres, comment des individus, a priori ordinaires, ont-ils pu lever la hache et le couteau sur leurs semblables. Bref, et pour faire vite, j’ai aussi été intéressée par la question des femmes djihadistes. Il faut savoir que le GIA avait été le premier à ouvrir une brigade pour les femmes et régie par des femmes. En tant que chercheuse, la question de l’engagement m’a toujours passionnée. Puis, un jour j’ai entendu parler du général Fatma-Zohra Ardjoune et je me suis dit pourquoi ne pas étudier ces femmes qui font ce choix « contraire » si je puis dire : c’est-à-dire rejoindre les rangs de l’armée. L’idée d’aborder un autre sujet qui n’était pas dans mon domaine d’expertise m’a « bloquée » au début, mais il était important pour moi de sortir de ma « zone de confort » et de tenter un autre sujet d’étude. Au début, je voulais que ma recherche soit plus axée sur les modalités d’entrée des femmes au sein de l’armée, les raisons de leur choix, leur manière de se voir et de voir l’autre, à savoir l’homologue masculin, etc. Un chercheur doit toujours penser à son terrain et à sa faisabilité. Malheureusement ou heureusement, le terrain, si je puis dire, s’est imposé à moi. Une fois en Algérie, ces questions-là étaient devenues secondaires.
Ce qui m’intéressait le plus n’était plus de savoir pourquoi le choix de ces femmes, mais plutôt le choix de l’ANP. En d’autres termes, pourquoi l’ANP avait-elle décidé de promouvoir une femme au rang de général en 2006 et d’en mettre quatre autres quelques années plus tard ? Comment ? Que se cachait-il derrière ce choix ? Quel était le sens de cette politique d’égalité homme-femme et de l’ordonnance 06-02 du 28 février 2006 portant statut général des personnels militaires ? Est-ce que c’était un véritable tournant dans la politique d’intégration des femmes ou était-ce juste des relations publiques. En bref, il s’agissait pour moi de comprendre le statut de ces femmes militaires au sein de l’ANP.
Dans votre analyse, appuyée par des témoignages ainsi que des entretiens avec des officiers de l’ANP, il ressort que la politique moderniste de l’ANP en matière d’égalité des sexes ne soit, dans les faits, qu’une approche « marketing » destinée à proposer l’image d’une institution militaire progressiste… Vous parlez même de paternalisme protecteur ! Pour quelle raison ?
Tout d’abord, je tiens à préciser que les efforts de notre armée en matière d’intégration des femmes doivent avant tout être reconnus. D’ailleurs, je ne manque pas une occasion pour le dire ou pour l’écrire. L’Armée algérienne a, depuis 2006, mis en place une véritable politique d’intégration et d’égalité des femmes et un cadre formel pour sa mise en application. Force est de constater que l’ANP est la seule armée dans le Monde arabe à avoir intégré les femmes de cette manière et à avoir promu cinq femmes au rang de général. Cela étant, ces promotions relèvent plus du coup « marketing » comme vous dites que d’un véritable tournant dans sa politique d’intégration des femmes. C’est une manière pour l’armée de se présenter comme progressiste, égalitariste et ouverte à tous les membres de la société qu’elle représente. En effet, les femmes restent cantonnées à des postes subalternes ou de soutien, elles restent foncièrement les « aides des hommes » et sont encore confinées à des rôles dits « féminins » comme la santé (infirmières ou docteurs), l’interprétariat, la cartographie, le standard téléphonique, la communication, l’administration, la saisie ou les services sociaux. Il y a, d’une part, une division sexuelle du travail et, d’autre part, un paternalisme protecteur envers elles. Oui, en effet, il y a encore un paternalisme protecteur envers elles au sein de l’ANP. Quasiment tous mes interviewés ont répété la même chose : « La femme doit être protégée même au sein de l’armée », ou «même militaire, la femme reste une femme et une mère avant tout » ou encore : « on n’est pas faits pareils et c’est mère nature qui en a décidé ainsi, du coup, les femmes doivent être protégées », etc. Même si l’on suppose que ceci part d’une bonne intention, malheureusement, ceci n’est ni juste ni égalitaire. Ce paternalisme protecteur qui considère les femmes comme incapables de s’adapter à la rigueur de la vie militaire et, de ce fait, au combat fait des femmes militaires des « êtres liminaires », c’est-à-dire des personnes spéciales qui n’ont pas le même traitement que leurs homologues masculins. Ce paternalisme protecteur et aussi le sexisme bienveillant compromettent leur formation, leur complète intégration et aussi et surtout leur accession à des postes plus prestigieux, pour lesquels l’expérience du combat est la clé.
L’ANP admet-elle difficilement la question du genre ?
C’est là toute la contradiction. Dans mon étude, j’ai étudié un corpus de 40 numéros du magazine El Djeich datant de 2011 à 2014. Mon approche est interprétative du texte et des images. C’est-à-dire que j’ai étudié ce qui a été dit sur les femmes et comment cela avait été dit et comment les photographies des femmes étaient présentées. J’ai étudié les photos et leurs implications de genre. Par exemple, est-ce que les femmes apparaissent autant que les hommes ? Comment elles apparaissent : dans quel type de position (passive ou active), quelles sont leurs attitudes et postures (combative, médicale, technique ou cérémoniale, etc.). A la fin de cette analyse, la contradiction apparaît clairement : d’un côté, l’armée fait des efforts pour intégrer les femmes, elles sont, par exemple, plus nombreuses dans les derniers numéros, on leur attribue des qualités traditionnellement associées aux hommes comme la capacité de surmonter les épreuves, l’endurance, le courage, la détermination, etc. On les voit ou on en parle dans la section « Sport » de la revue et elles sont même parfois présentées comme des combattantes redoutables. D’un autre côté, leur apparition reste marginale et sexualisée : d’abord, elles apparaissent beaucoup moins que les hommes, elles sont souvent dans des rôles passifs, mais techniques (derrière un écran d’ordinateur), elles sont dans des postes dits « féminins » comme infirmières et sont souvent dirigées par des hommes et sont en arrière-plan des photos. Elles sont aussi constamment sexualisées, portant du maquillage alors que leurs homologues masculins ont du camouflage militaire ou le visage barbouillé d’impuretés, faisant des activités physiques comme sauter d’un hélicoptère ou tirant au fusil ou autre. En bref, l’ANP veut les intégrer, mais sans pour autant menacer l’image de masculinité et d’hyper-virilité de l’armée. La femme militaire est encore perçue par l’armée comme étant femme avant tout et pas comme étant un soldat à part entière.
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