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En Israël, les cadavres ennemis pris en otages

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  • En Israël, les cadavres ennemis pris en otages

    Pour éviter que les Palestiniens ayant attaqué des Juifs au couteau ne soient célébrés comme des martyrs, l’Etat hébreu ne rend les dépouilles aux familles que sous conditions.

    C’est la chose la plus terrible qui puisse vous arriver : vous perdez quelqu’un que vous aimez, et vous ne savez même pas où il est», résume Jihad. Dans le petit salon de la famille Khasib, tout le monde opine du chef solennellement. Les murs de crépi blanc sont recouverts d’une fine couche de paillettes roses, et sur une étagère trône la photo des frères aînés de Jihad, Fadi et Shadi, tous deux impliqués dans des attaques contre des Israéliens. Derrière eux, on devine la silhouette de la mosquée Al-Aqsa, à Jérusalem. Sous leur visage, les dates de mort : 22 et 27 novembre. Ils ont été enterrés à Ramallah le 1er janvier, sous une pluie torrentielle. Les corps avaient été rendus la veille. «Je croyais que les Israéliens ne les rendraient jamais… Fadi a tué des gens, et je pensais que nous devrions en payer le prix», dit l’oncle, qui a élevé les deux frères.

    «Cimetières des nombres»
    La pratique n’est pas nouvelle. Depuis des décennies, les autorités israéliennes gardent certaines dépouilles de Palestiniens ayant participé à des attaques. Lors de négociations avec l’Autorité palestinienne, la remise de corps a pu servir de gage de bonne volonté. Mais nombre d’entre eux n’ont jamais été rendus et sont enterrés dans les «cimetières des nombres», des parcelles de terre piquées de plaques numérotées. Le Hamas, dans la bande de Gaza, a la même pratique. Il retient notamment, depuis 2014, les corps de deux soldats israéliens dans l’idée de les échanger contre ses hommes emprisonnés en Israël.

    Dès les premières échauffourées et attaques en octobre, le Premier ministre israélien, Benyamin Nétanyahou, ainsi que le ministre de la Sécurité intérieure, Gilad Erdan, se sont exprimés en faveur de la rétention des corps, présentant la mesure comme une manière de calmer le jeu en empêchant la célébration des attaquants comme martyrs. Cet automne, des funérailles à Hébron, dans le sud de la Cisjordanie, ont rassemblé des milliers de personnes agitant des drapeaux palestiniens et appelant parfois aux représailles. Et les attaques ont continué.

    Le ministre israélien de la Défense, Moshe Ya’alon, a pour sa part émis des réserves sur l’efficacité de cette politique, mais il a vite rétropédalé et nuancé sa critique. Un membre de l’administration israélienne qui a participé aux récentes discussions sur cette question : «Le but est de faire redescendre les tensions. Nous savons que les funérailles peuvent être des moments d’appels à la violence et nous savons également que les attaques peuvent être précisément motivées par le désir d’être célébré en martyr, aussi, même si nous ne voulons pas retenir ces corps sur le long terme et même si nous respectons le désir des familles d’enterrer les leurs, nous devons trouver un terrain d’entente pour que les funérailles ne créent pas davantage de violence.» Dans cette optique, les autorités israéliennes posent plusieurs conditions à la remise des corps aux familles : le plus souvent, il s’agit de les enterrer rapidement, sans tapage, si possible de nuit, sans autopsie…

    Garantie
    En face, l’Autorité palestinienne s’est, elle aussi, exprimée tous azimuts. Les corps ont été publiquement réclamés avec fureur mais, en coulisse, la direction des affaires civiles palestiniennes aurait poussé les familles à accepter les conditions posées par Israël. «Nous voulons un retour à la paix avant tout», confie Imad Qaraqra, porte-parole des affaires civiles, comme un aveu à demi-mot. Plus de 20 morts ont été rendus aux résidents de la Cisjordanie le 31 décembre et le 1er janvier.

    A Jérusalem-Est et dans ses faubourgs, la situation est plus délicate, car les Palestiniens n’y ont pas le même statut administratif qu’en Cisjordanie. C’est l’avocat d’une organisation non gouvernementale qui représente les familles auprès des autorités israéliennes, et non l’Autorité palestinienne. Certains habitants de la Ville sainte attendent depuis plus de quatre-vingt-dix jours le retour d’un fils. Les négociations sont au point mort, la plupart des familles refusant de céder sur deux prérequis : enterrer la personne hors de Jérusalem, de l’autre côté du mur de séparation, et payer une garantie de 5 000 shekels (environ 1 150 euros) - conservée si les funérailles sont jugées hors cadre par Israël. «Je n’ai pas cet argent. Et je ne comprends pas pourquoi on me le demande. Quel cadre légal impose de payer pour le corps de votre enfant ? Dans quelle société est-il permis de ne pas enterrer son fils ?» s’emporte Abu Jamal, 61 ans, depuis sa maison située sur les hauteurs de Jérusalem. Son fils a tué une personne et en a blessé trois autres. Il explique qu’une semaine avant, l’armée israélienne avait menacé de détruire la maison familiale, puis de passer son fils à tabac devant femme et enfants. Selon lui, les attaques palestiniennes répondent aux politiques d’occupation israéliennes. Il estime que les violences pourraient se développer, précisément parce qu’en retenant des corps, Israël refuserait de traiter dignement les Palestiniens : «Si j’étais plus jeune, ça me rendrait fou ! Ils vont créer plus de haine avec ces mesures injustes et inhumaines.»

    «Cercle de tristesse»
    A quelques rues, le père de Baha Alayan, qui a attaqué au couteau et à l’arme à feu les passagers israéliens d’un bus, parle aussi droit international et poursuites. Il est de toutes les manifestations exigeant la fin de cette politique, se concerte régulièrement avec les autres familles de Jérusalem et réclame dans tous les médias palestiniens le corps de son fils. La mère de Baha, quant à elle, se mure dans le silence. Ses proches craignent qu’elle ne perde la raison.

    A Beit Hanina, une autre banlieue de Jérusalem, la famille Manasra habite une maison à flanc de colline. Depuis la rue, on aperçoit la colonie Pisgat Zeev, un grand ensemble résidentiel. C’est là que le 12 octobre, leur fils de 15 ans, Hassan, s’est approché de passants et aurait tenté de les poignarder. La police israélienne l’a abattu avant. Dans la maison de Beit Hanina, la chambre de l’adolescent est rangée au cordeau, le lit est prêt, comme s’il allait revenir d’un moment à l’autre. Khaled Manasra, le père de Hassan, est un des seuls parents ayant pu voir le corps de son fils : «La police m’a montré son visage, mais sur le moment, j’ai cru qu’il avait seulement été blessé… Il y a une partie de moi qui ne comprend pas ce qui s’est passé, et une autre qui est plus raisonnable et qui accepte.» Le conducteur de poids lourds et sa femme répètent qu’ils ne comprennent pas les conditions qui leur sont imposées : «Je veux bien payer, mais je ne veux pas enterrer mon fils ailleurs. Dans ma famille et dans celle de ma femme, martèle-t-il, tout le monde est enterré dans la vieille ville de Jérusalem. Il n’y a aucune raison d’enterrer mon fils ailleurs.» Rami Saleh, directeur d’un centre d’aide juridique soutenant les familles, insiste sur le traumatisme que représente la confiscation des corps : «C’est un cercle de tristesse qui ne se referme pas, le deuil ne peut même pas commencer.» A Ramallah, dans le petit salon aux murs de crépi, Sawsan et Azab, veuves des deux frères Khasib, ont les mêmes mots : «L’enterrement a eu lieu, on a retrouvé un peu de sérénité. Mais est-ce que la vie peut vraiment recommencer ?»


    libération
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