Il existe un malentendu radical sur le mot jihād qu’invoquent de nos jours des groupes comme al-Dawla al-islamiyya (organisation de l’État islamique, OEI). Ils cherchent en effet à couvrir leurs visées odieuses d’un terme qui, dans les sociétés arabes et musulmanes, est prisé comme une valeur de civilisation.
Dans sa célèbre Muqaddima (Les Prolégomènes), Ibn Khaldoun distingue deux sortes de guerres conformes aux valeurs de la religion islamique : celles nommées jihād dans la loi religieuse, la charia, et celles menées par les États contre les dissidents. Il précise qu’elles relèvent de la justice (ᶜadal) et du jihād. Ce faisant, il nous donne la clé pour comprendre la signification de l’arabe jihād qui possède deux sens, liés mais distincts : l’un se réfère à une valeur, l’autre à un type de guerre.
Si jihād signifie au sens propre « effort redoublé, zèle », il apparaît au fil du Coran dans l’expression jihād fī sabīli l-Lāh, littéralement « combat sur le chemin de Dieu », employée in extenso ou tronquée lorsqu’elle n’est pas sous-entendue. C’est par anachronisme qu’il est compris dans ce texte avec le sens de « guerre menée pour la foi ». Une lecture minutieuse et dépassionnée montre que, même lorsqu’il est employé dans un contexte guerrier, ce qui est souvent le cas à l’époque médinoise, il ne possède d’autre sens que celui de « conduite vertueuse », celle qui justement préside chez Ibn Khaldoun au type de guerre homonyme. Le prophète Mohammed n’utilise d’ailleurs jamais jihād pour parler des actions militaires menées par les musulmans, mais ghazwa, « expédition, campagne », et les conquêtes menées pendant un bon siècle après lui sont unanimement nommées maghāzī, un autre mot de même racine que le précédent et de même signification.
DE « CONDUITE VERTUEUSE » À « ACTION »
Des livres du jihād apparaissent à la fin du VIIIe-début du IXe siècles, quand sont terminées les grandes conquêtes. Le terme y est employé de deux manières. Il est d’un côté une conduite vertueuse impliquant, force versets du Coran et hadiths à l’appui, des pratiques recommandées par le prophète Mohammed dans le cadre de la guerre, et cela à côté des autres règles de rapports avec les autres peuples, ce qui conduit, chez les juristes, à un équivalent de ce qui constituera plus tard en Europe le jus belli (le droit de la guerre). C’est de l’autre côté une obligation, et c’est là que le jihād est compris comme action, dans le cas où l’oumma — la communauté des croyants — est menacée, ce qui est le cas à l’époque : par les Byzantins en Anatolie et les Turcs en Asie centrale. C’est alors que des hommes pieux prennent l’habitude de monter aux frontières pour le jihād.
Ce n’est que plus tard encore, en plein effort de résistance aux attaques des forces de la chrétienté en Espagne et en Sicile et des croisés au Proche-Orient — en gros aux XIe-XIIe siècles —, puis aux vagues d’invasions des Mongols au XIIIe siècle et au début du XIVe, que fleurissent de véritables traités du jihād. Sont codifiés avec eux, de façon variable selon les différents théologiens et juristes, ses buts, ses conditions de validité et ses différentes formes. On y distingue notamment le grand jihād , compris comme conduite spirituelle et qui se décline en plusieurs formes, du petit jihād qui assume généralement, hormis chez quelques courants ultras largement minoritaires, le caractère d’une « obligation collective » pour la défense de l’oumma.
ÉVOLUTIONS DE LA NOTION DANS L’HISTOIRE
Aux temps de la grande vague des conquêtes impériales-coloniales, le djihad est généralement invoqué dans ses formes traditionnelles, qu’il s’agisse de la résistance d’Abd el-Kader à la conquête française en Algérie ou de celle de l’imam Chamil à la pénétration russe au Daghestan et en Tchétchénie, et plus tard d’Ahmed Ourabi dans l’Égypte de 1882 et celle de Mohammed Ahmad, connu sous le nom de Mahdi, au Soudan.
Il s’opère à la fin du XIXe siècle un changement avec la Nahda, la Renaissance arabe et musulmane, où le djihad est invoqué non plus comme une notion purement religieuse mais sécularisée ou, pour mieux dire, culturelle. C’est sous le drapeau de ce djihad nouveau que furent menées par exemple les guerres d’indépendance contre la domination française, tant au Levant qu’en Afrique du Nord. Notons que les combattants algériens étaient des moudjahidin, littéralement « ceux qui font le djihad », que Habib Bourguiba prit le titre de Mujahid al-akbar, « Combattant suprême », et qu’au moment de l’indépendance du Maroc, Mohammed V pouvait, en référence à un hadith populaire, déclarer : « Nous sommes revenus du petit djihad pour nous livrer au grand djihad » ! Le djihad peut ainsi devenir « combat pour la transformation de la société », « pour le développement ».
Le ressac du nationalisme arabe et la submersion de ce dernier par les mouvements islamistes dans la période moderne à partir de 1975 voit la notion de jihād rentrer pour l’essentiel, à côté de son sens culturel, dans le lit des justifications religieuses. Un indice en est donné par le groupe officiellement créé en 1981 avec le nom de Harakat al-jihād al-islāmī fi Filastīn ou « Mouvement du djihad islamique en Palestine » qui, comme on peut s’en rendre compte, se voit contraint de qualifier son djihad d’« islamique ». Proche de cette conception, il y a le djihad revendiqué par exemple pour la Palestine par la Ligue islamique mondiale créée en 1962 à l’initiative du prince Fayçal d’Arabie saoudite, conception qui fait aussi partie du patrimoine des Frères musulmans d’Égypte et du Hamas palestinien.
Parallèlement, dans la sphère chiite, la lutte de l’armée irakienne et des milices chiites contre l’OEI s’appuie sur un appel au djihad lancé le 13 juin 2014, soit trois jours après la chute de Mossoul, par le Grand ayatollah Ali Al-Sistani.
Dans sa célèbre Muqaddima (Les Prolégomènes), Ibn Khaldoun distingue deux sortes de guerres conformes aux valeurs de la religion islamique : celles nommées jihād dans la loi religieuse, la charia, et celles menées par les États contre les dissidents. Il précise qu’elles relèvent de la justice (ᶜadal) et du jihād. Ce faisant, il nous donne la clé pour comprendre la signification de l’arabe jihād qui possède deux sens, liés mais distincts : l’un se réfère à une valeur, l’autre à un type de guerre.
Si jihād signifie au sens propre « effort redoublé, zèle », il apparaît au fil du Coran dans l’expression jihād fī sabīli l-Lāh, littéralement « combat sur le chemin de Dieu », employée in extenso ou tronquée lorsqu’elle n’est pas sous-entendue. C’est par anachronisme qu’il est compris dans ce texte avec le sens de « guerre menée pour la foi ». Une lecture minutieuse et dépassionnée montre que, même lorsqu’il est employé dans un contexte guerrier, ce qui est souvent le cas à l’époque médinoise, il ne possède d’autre sens que celui de « conduite vertueuse », celle qui justement préside chez Ibn Khaldoun au type de guerre homonyme. Le prophète Mohammed n’utilise d’ailleurs jamais jihād pour parler des actions militaires menées par les musulmans, mais ghazwa, « expédition, campagne », et les conquêtes menées pendant un bon siècle après lui sont unanimement nommées maghāzī, un autre mot de même racine que le précédent et de même signification.
DE « CONDUITE VERTUEUSE » À « ACTION »
Des livres du jihād apparaissent à la fin du VIIIe-début du IXe siècles, quand sont terminées les grandes conquêtes. Le terme y est employé de deux manières. Il est d’un côté une conduite vertueuse impliquant, force versets du Coran et hadiths à l’appui, des pratiques recommandées par le prophète Mohammed dans le cadre de la guerre, et cela à côté des autres règles de rapports avec les autres peuples, ce qui conduit, chez les juristes, à un équivalent de ce qui constituera plus tard en Europe le jus belli (le droit de la guerre). C’est de l’autre côté une obligation, et c’est là que le jihād est compris comme action, dans le cas où l’oumma — la communauté des croyants — est menacée, ce qui est le cas à l’époque : par les Byzantins en Anatolie et les Turcs en Asie centrale. C’est alors que des hommes pieux prennent l’habitude de monter aux frontières pour le jihād.
Ce n’est que plus tard encore, en plein effort de résistance aux attaques des forces de la chrétienté en Espagne et en Sicile et des croisés au Proche-Orient — en gros aux XIe-XIIe siècles —, puis aux vagues d’invasions des Mongols au XIIIe siècle et au début du XIVe, que fleurissent de véritables traités du jihād. Sont codifiés avec eux, de façon variable selon les différents théologiens et juristes, ses buts, ses conditions de validité et ses différentes formes. On y distingue notamment le grand jihād , compris comme conduite spirituelle et qui se décline en plusieurs formes, du petit jihād qui assume généralement, hormis chez quelques courants ultras largement minoritaires, le caractère d’une « obligation collective » pour la défense de l’oumma.
ÉVOLUTIONS DE LA NOTION DANS L’HISTOIRE
Aux temps de la grande vague des conquêtes impériales-coloniales, le djihad est généralement invoqué dans ses formes traditionnelles, qu’il s’agisse de la résistance d’Abd el-Kader à la conquête française en Algérie ou de celle de l’imam Chamil à la pénétration russe au Daghestan et en Tchétchénie, et plus tard d’Ahmed Ourabi dans l’Égypte de 1882 et celle de Mohammed Ahmad, connu sous le nom de Mahdi, au Soudan.
Il s’opère à la fin du XIXe siècle un changement avec la Nahda, la Renaissance arabe et musulmane, où le djihad est invoqué non plus comme une notion purement religieuse mais sécularisée ou, pour mieux dire, culturelle. C’est sous le drapeau de ce djihad nouveau que furent menées par exemple les guerres d’indépendance contre la domination française, tant au Levant qu’en Afrique du Nord. Notons que les combattants algériens étaient des moudjahidin, littéralement « ceux qui font le djihad », que Habib Bourguiba prit le titre de Mujahid al-akbar, « Combattant suprême », et qu’au moment de l’indépendance du Maroc, Mohammed V pouvait, en référence à un hadith populaire, déclarer : « Nous sommes revenus du petit djihad pour nous livrer au grand djihad » ! Le djihad peut ainsi devenir « combat pour la transformation de la société », « pour le développement ».
Le ressac du nationalisme arabe et la submersion de ce dernier par les mouvements islamistes dans la période moderne à partir de 1975 voit la notion de jihād rentrer pour l’essentiel, à côté de son sens culturel, dans le lit des justifications religieuses. Un indice en est donné par le groupe officiellement créé en 1981 avec le nom de Harakat al-jihād al-islāmī fi Filastīn ou « Mouvement du djihad islamique en Palestine » qui, comme on peut s’en rendre compte, se voit contraint de qualifier son djihad d’« islamique ». Proche de cette conception, il y a le djihad revendiqué par exemple pour la Palestine par la Ligue islamique mondiale créée en 1962 à l’initiative du prince Fayçal d’Arabie saoudite, conception qui fait aussi partie du patrimoine des Frères musulmans d’Égypte et du Hamas palestinien.
Parallèlement, dans la sphère chiite, la lutte de l’armée irakienne et des milices chiites contre l’OEI s’appuie sur un appel au djihad lancé le 13 juin 2014, soit trois jours après la chute de Mossoul, par le Grand ayatollah Ali Al-Sistani.
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