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Le politiquement correct, l’islam et moi ;Entretien avec André Comte-Sponville

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  • Le politiquement correct, l’islam et moi ;Entretien avec André Comte-Sponville

    Dans un entretien en deux volets, le philosophe évoque son rapport à la gauche, à la laïcité, à l'islam, ses convergences et ses divergences avec Raymond Aron et Alain Finkielkraut, etc.


    Franck Crudo. Vous avez fait paraître récemment un livre d’entretiens (C’est chose tendre que la vie) – sans doute le plus intime de vos livres –, où vous revenez dans le détail sur votre parcours et votre philosophie. A l’instar de Raymond Aron qui publiait, en 1981, le même type de livre (Le spectateur engagé). Quelle serait votre réaction si l’on vous présentait comme le Raymond Aron de la gauche ? Rationaliste, libéral, athée. La même sagesse tragique, le même réalisme, le même rejet des extrêmes… De surcroît, Aron soutenait le pouvoir en place tout en étant parfois très critique avec son camp. Un peu comme vous aujourd’hui…

    André Comte-Sponville. C’est une comparaison qui ne me choque en rien, bien au contraire, mais qui ne me paraît qu’à moitié pertinente. Vous avez raison sur les points de convergences que vous constatez. Mais nos centres d’intérêt ne sont pas les mêmes. Raymond Aron s’intéressait surtout à la philosophie de l’histoire, à la sociologie, à la stratégie. Je m’intéresse davantage à la métaphysique, à l’éthique, à la spiritualité. La politique le passionnait. Elle m’ennuie vite. Il était plus journaliste que moi ; je crois être plus philosophe que lui. Il travaillait au plus près de l’actualité ; j’essaie plutôt de retrouver, pour parler comme Spinoza, « une certaine sorte d’éternité ». Cela ne m’empêche pas d’avoir pour Aron beaucoup d’estime, et même, pour l’homme qu’il fut, beaucoup de tendresse. Il est presque aussi attachant que Camus, et beaucoup plus que Sartre. Mais Aristote ou Épicure, Montaigne ou Alain m’importent davantage.

    Si Aron se définissait comme « un spectateur engagé », vous préférez vous présenter comme « un intellectuel citoyen ». Vous craignez, expliquez-vous, de basculer du statut de philosophe à celui de polémiste. Et vous citez les mauvais exemples de Foucault et Sartre, lesquels s’étaient compromis avec la révolution islamique de Khomeiny pour l’un, l’URSS de Staline pour l’autre. Un philosophe est-il inapte à gouverner la cité, contrairement à ce que pensait Platon en son temps ?

    Je me définis d’abord comme philosophe matérialiste, rationaliste et humaniste. Et comme « intellectuel citoyen », en effet, lorsque j’interviens dans les débats politiques du moment. Mais ce n’est ni ma vocation première, ni ma plus grande compétence. C’est pourquoi je le fais toujours avec humilité, en m’interdisant, au contraire de certains, de faire la leçon au monde entier. Il y a là davantage qu’un trait de tempérament. L’idéal platonicien du philosophe-roi n’est pensable que sur la base d’une conjonction, essentielle au platonisme, entre le vrai et le bien. C’est cette conjonction que je récuse. Le vrai n’est pas le bien : aucune connaissance ne tient lieu de jugement de valeur. Le bien n’est pas le vrai : aucune évaluation ne tient lieu de connaissance. Or ce que cherche le philosophe, ce n’est pas d’abord le bien, comme beaucoup le croient, mais d’abord la vérité, pour autant qu’on puisse la connaître – ce que j’appelle, corrigeant Spinoza par Karl Popper, « la norme de l’idée vraie donnée ou possible ». Dès lors que la vérité ne dit jamais ce qu’il faut faire, comme l’a vu Hume, il faut en conclure que la vérité n’est ni de droite ni de gauche. Cela n’empêche pas les citoyens que nous sommes de choisir l’un ou l’autre camp, mais implique que ce choix relève moins de la philosophie que de l’opinion. Je le constate d’ailleurs tous les jours : beaucoup de mes lecteurs, qui se reconnaissent dans ma philosophie, n’ont pas du tout les mêmes opinions politiques que moi. Et beaucoup d’autres, qui partagent mes opinions politiques, ont une tout autre philosophie que la mienne. C’est bien ainsi. Le rôle d’un philosophe, ce n’est pas de dire ce qu’il faut faire contre le chômage, ni pour qui il faut voter, mais d’aider chacun à philosopher un peu mieux, ou un peu moins mal. Ce qui importe, chez Sartre ou Foucault, ce n’est pas leurs opinons politiques, souvent saugrenues et aujourd’hui obsolètes, mais leur travail proprement philosophique. Cela vaut aussi pour moi : ce sont mes livres qui importent, pas les positions politiques qu’il m’arrive de soutenir !

    Vous êtes ami avec Michel Onfray. Comment avez-vous vécu ses dernières sorties médiatiques et le fait que les propos d’un philosophe français soient repris par une vidéo de propagande de Daech ?

    Avec un peu d’inquiétude et beaucoup de perplexité. Quand on se jette à ce point dans l’arène médiatique, on risque fort de se faire piéger ou récupérer. C’est ce qui est arrivé à Michel : on parle de moins en moins de ses livres, de plus en plus de ses apparitions à la télévision. C’est la faute des journalistes, qui ne cherchent que le buzz, au moins autant que la sienne. Mais disons que j’essaie d’éviter ce genre de situation. J’ai décidé de ne plus passer à la télévision, sauf exception, que pour parler de mon travail, donc de mes livres, et de refuser les invitations nombreuses qu’on m’y fait, quand il ne s’agit que de commenter l’actualité. Inutile de vous dire que cela réduit considérablement mes apparitions médiatiques, sans doute aussi les ventes de mes livres. Mais je préfère ça à des interventions tous azimuts, avec les risques de malentendu et de récupération qu’elles entraînent.

    « Être attaché à une certaine culture, à un certain mode de vie, ce n’est pas du racisme »
    Vous vous définissez comme un libéral de gauche. Pourtant, lors de votre jeunesse, vous avez été membre du PCF entre 1970 et 1980. Vous expliquez dans votre livre que l’invasion de l’Afghanistan en 1979, puis l’échec économique du programme commun et le tournant de la rigueur ont été des moments clés dans votre conversion idéologique. La gauche, expliquez-vous, s’est fracassée sur la réalité en refusant l’économie de marché. Ne se fracasse-t-elle pas aujourd’hui de la même manière sur le réel avec la question des migrants et de l’intégration ?

    La gauche, surtout en France, a toujours tendance à prendre ses désirs pour la réalité, donc à confondre le réel et l’idéal, ou à méconnaître celui-là lorsqu’il ne correspond pas à celui-ci. C’est le piège de l’idéalisme, de l’utopie, des bons sentiments, du politiquement correct… Ce que je reproche à François Mitterrand, ce n’est pas le tournant de la rigueur, qui me paraissait nécessaire, mais le refus d’en tirer les leçons, comme si ce n’était qu’une parenthèse, après laquelle on pourrait revenir tranquillement aux aberrations économiques du passé. La gauche s’est enfermée dans ce mensonge pendant trente ans. Et voyez comme Hollande et Valls ont du mal à en sortir, comme ils se heurtent à des résistances massives, au sein même de leur camp ! S’agissant maintenant de l’immigration, il est vrai que la gauche a souvent refusé de voir le problème en face, comme si seuls les racistes pouvaient y voir une source d’inquiétude. J’ai souvent critiqué cet aveuglement (voyez par exemple mon article « Immigration », paru dans L’Événement du jeudi en 1993 et repris dans mon livre Le goût de vivre et cent autres propos). J’y citais Lévi-Strauss : il est normal que « des cultures attachées chacune à un style de vie, à un système de valeurs, veillent sur leurs particularismes », et « cette disposition est saine, nullement – comme on voudrait nous le faire croire – pathologique » (De près et de loin, Odile Jacob, 1988, p. 207). Bref, être attaché à une certaine culture, à certaines traditions, à un certain mode de vie, ce n’est pas du racisme : c’est l’expression légitime d’une certaine identité nationale ou européenne, dont nous aurions bien tort d’abandonner la défense à l’extrême droite ! Mais faut-il pour autant en conclure que le racisme n’existe pas ? Évidemment non. Que l’antiracisme est un combat funeste ? Pas davantage. Rien n’empêche de se battre sur deux fronts : contre le racisme et la xénophobie d’une part, contre les dangers d’une immigration incontrôlée d’autre part. Certains, à gauche, ne veulent mener que le premier de ces combats. Ce n’est pas une raison pour approuver ceux, à droite, qui ne veulent mener que le second…

    Quand Alain Finkielkraut déclare que « l’antiracisme est le communisme du XXIe siècle », y a-t-il selon vous une part de vérité ?

    La formule de Finkielkraut est évidemment outrancière. Le communisme a fait des millions de morts. L’antiracisme, même sous les formes un peu niaises qu’il prend souvent, est très loin d’avoir la même responsabilité !

    Certes. Mais Alain Finkielkraut, par cette formule, voulait probablement souligner que le logiciel antiraciste avait supplanté l’utopie communiste moribonde. Qu’il était le nouvel horizon indépassable de la pensée d’une partie de la gauche, pas seulement radicale. Il est saisissant de constater qu’une féministe comme Clémentine Autain s’est sentie obligée de tweeter, après les viols de Cologne, que l’Armée rouge avait aussi perpétrée de telles exactions en 1945. Et elle n’est pas la seule à avoir pris ce type de position ! Ce qu’il y a de presque effrayant ici, c’est qu’on a l’impression que l’antiracisme supplante toutes les autres valeurs, y compris féministes, au nom du pas d’amalgame, pas de stigmatisation.

    Même ainsi interprétée, la formule reste caricaturale. Le communisme, au milieu du XXe siècle, structurait la plupart des débats politiques, voire idéologiques : on était pour ou contre. Beaucoup de nos plus grands artistes ou intellectuels s’y reconnaissaient. Vous n’allez tout de même pas mettre Clémentine Autain ou Harlem Désir (ou le dirigeant actuel de SOS racisme, dont je ne connais même pas le nom) sur le même plan que Picasso, Aragon ou Sartre ! D’ailleurs, l’antiracisme en général, tout le monde est pour, en tout cas dans le monde intellectuel. On ne critique (comme le fait Finkielkraut, souvent à juste titre) que telle ou telle de ses formes. Ce n’est pas une raison pour cesser de combattre le racisme, intellectuellement discrédité, et c’est heureux, mais qui reste, socialement, plus vivace qu’on ne le voudrait.

  • #2
    suite

    Finkielkraut et vous avez soutenu une position similaire il y a quelques années pour expliquer que toutes les civilisations ne se valent pas. Vous revenez d’ailleurs longuement sur cette question dans C’est chose tendre que la vie. Vous étiez récemment son invité dans l’émission « Répliques » sur France Culture. Vous lui avez expliqué pour quelles raisons vous refusiez le « c’était mieux avant » professé par certains (l’espérance de vie s’est considérablement améliorée, tout comme le niveau de vie, la liberté de la presse, etc.). Il vous a concédé que d’une manière globale vous aviez raison, mais que sur certains points, comme l’école, c’était tout de même bien mieux avant. Dans votre dernier livre, que ce soit sur l’école ou même sur l’art contemporain, vous faites une analyse très proche de celle de Finkielkraut. Finalement, qu’est-ce qui vous oppose fondamentalement tous les deux ?

    Je suis plus progressiste que lui : je reste convaincu que l’histoire avance, souvent « par son mauvais côté », comme disait Marx, mais plutôt dans le bon sens. Disons qu’il est plus proche de Heidegger, et moi de Cavaillès, Camus ou Althusser. Cela n’empêche pas les points d’accord, par exemple sur la crise de l’école, qui est gravissime, ou sur l’art contemporain, qui est globalement désolant. Là encore, ce sont des combats à mener. Ce n’est pas une raison pour jeter le bébé (les Lumières, la modernité, les droits de l’homme) avec l’eau du bain (le jeunisme, l’avant-gardisme, le pédagogisme). Enfin, et surtout, je suis matérialiste, rationaliste, humaniste, relativiste, et je ne suis pas certain que Finkielkraut me suivrait sur ce terrain. D’ailleurs, je serais incapable de dire quelle est sa philosophie, ni même s’il en a une. Les médias le présentent souvent comme philosophe, mais je ne l’ai jamais entendu revendiquer ce titre. Il me semble que c’est plutôt un littéraire, un essayiste, et je ne le lui reproche nullement. Mais, de ce point de vue, nous n’avons pas la même formation ni ne faisons le même métier. Il me paraît plus proche de La Bruyère que de Descartes, de Goethe que de Kant, de Sainte-Beuve que d’Auguste Comte, de Péguy que de Bergson ou d’Alain. Alors que je me sens plus proche – sans prétendre les égaler ni avoir la même philosophie – de ceux-ci que de ceux-là. Cela ne m’empêche pas d’avoir beaucoup d’estime pour Finkielkraut, qui est un homme talentueux et courageux. Mais l’estime n’empêche pas les désaccords.

    « Que la gauche décide enfin de s’adapter au réel, c’est une bonne nouvelle ! »
    Vous avez dit tout à l’heure que « la gauche, surtout en France, a toujours tendance à prendre ses désirs pour la réalité, donc à confondre le réel et l’idéal… » Or, vous avez repris la même idée pour définir la religion dans l’un de vos livres qui a connu le plus de succès : L’Esprit de l’athéisme (Introduction à une spiritualité sans dieu). Vous y expliquez que la religion est une illusion, au sens freudien du terme, c’est-à-dire une croyance dérivée d’un désir humain. Vous écrivez par ailleurs : « Mieux vaut comprendre la réalité de ses désirs que prendre ses désirs pour la réalité ». Du coup, la gauche pourrait-elle être pensée comme une version sécularisée de la religion, notamment catholique ? La fraternité, le vivre-ensemble et le souci des pauvres d’un côté faisant écho au « aimez-vous les uns les autres », à la charité chrétienne et aussi au souci des pauvres de l’autre…

    Oui, il y a un vieux fond catholique dans la gauche française, ce qui n’est ni étonnant ni scandaleux. C’est même l’une de mes raisons d’être de gauche : la fraternité, le souci des pauvres, c’est quand même mieux que le chacun pour soi ! L’important est de ne pas confondre le vrai et le bien, comme font trop souvent et la droite et la gauche. Par exemple, constatant que les humains sont plus souvent égoïstes que généreux, certains, à droite, vont en conclure que l’égoïsme est une bonne chose, qu’il faut le laisser librement s’épanouir. C’est sacrifier la valeur au réel. Alors que d’autres, à gauche, persuadés que la générosité vaut mieux, vont en conclure qu’elle est inscrite au cœur de l’homme, que c’est le capitalisme qui nous rend égoïstes. C’est dénier le réel au nom de l’idéal. Ce sont deux erreurs symétriques, l’une et l’autre dangereuses. Ce que je crois, quant à moi, c’est qu’il est vrai que les humains sont égoïstes, et qu’il est bon qu’ils soient généreux. Cet écart entre le réel et la valeur fait partie du tragique de la condition humaine. A nous de l’habiter comme nous pouvons, sans nous rassurer à trop bon compte, que ce soit en renonçant à la valeur, comme certains le voudraient, spécialement à droite, et sans s’aveugler sur le réel, comme certains, surtout à gauche, y sont portés. Si nous étions fondamentalement généreux, nous n’aurions pas besoin de politique. Mais si l’égoïsme pouvait nous satisfaire, nous n’aurions pas besoin de justice : le marché suffirait à tout. Qui ne voit que ce sont deux impasses, l’une et l’autre mortifères ?

    Vous écrivez : « A quoi bon rejeter le réel ? Mieux vaut le transformer, quand on peut, ou s’y adapter, quand on ne peut pas. » Le fait que le gouvernement prenne aujourd’hui des mesures sécuritaires qu’il rejetait vigoureusement il y a encore quelques mois, comme la déchéance de la nationalité, n’est-il pas un autre exemple frappant – trente-trois ans après le tournant de la rigueur – d’une gauche contrainte, presque malgré elle, de s’adapter au réel ?

    Que la gauche décide enfin de s’adapter au réel, c’est une bonne nouvelle ! Souhaitons donc bonne chance à Manuel Valls. La déchéance de nationalité est-elle pour autant opportune ? Je n’en suis pas convaincu, et je m’étonne du déferlement médiatique qu’elle suscite, chez ses partisans comme chez ses adversaires. Il y a tellement d’autres réformes plus nécessaires et plus urgentes !

    Ceux qui critiquent la déchéance de la nationalité reprochent à cette mesure d’être inefficace et purement symbolique. L’action politique doit-elle exclusivement rechercher l’efficacité ? Le symbolique, en politique, est-il forcément dérisoire ?

    Dérisoire, non, pas forcément. Mais il n’est jamais suffisant. Ne comptez pas sur une mesure symbolique pour assurer la sécurité, pour contrôler l’immigration ou pour créer des emplois ! Au fond, ce qui me gêne, dans ce débat, c’est qu’il est purement idéologique, comme souvent dans notre pays : on se bat sur des totems au lieu de chercher des réformes efficaces ! Je préférerais un peu moins de symboles et d’idéologie, un peu plus de lucidité et de pragmatisme.

    Est-ce que, comme Élisabeth Badinter, vous en voulez à la gauche d’avoir abandonné la laïcité au nom de l’antiracisme ?

    Là encore, le propos est outrancier. Personne, à gauche, n’a abandonné la laïcité, même si tous n’en ont pas la même conception. Pour ma part, je reste convaincu qu’un État laïque doit préserver la liberté de croyance et d’incroyance des citoyens : il ne saurait interdire aucun culte, ni aucun blasphème, dès lors qu’ils s’inscrivent dans les lois de la République. Faut-il pour autant interdire aux citoyens de manifester publiquement leur foi, cantonner strictement la religion à la sphère privée, comme certains le voudraient ? Il me semble que ce serait un abus. Quand des catholiques font une procession religieuse ou quand des femmes musulmanes décident librement de porter le voile dans la rue, je n’ai pas le sentiment qu’il y ait là une atteinte à la laïcité. Ni quand Charlie Hebdo publie des caricatures de Mahomet. Un État laïque doit garantir la liberté des uns et des autres. On a bien sûr le droit de combattre l’islam. Mais ce n’est pas à l’État de le faire. Il lui suffit d’imposer le respect de la loi.

    Commentaire


    • #3
      suite

      Franck Crudo : « Les bons sentiments ne font pas une politique », écrivez-vous. Ou encore : « Entre la loi de la jungle et la loi de l’amour il y a la loi tout court. Entre l’angélisme et la barbarie, il y a la politique. » Face à la barbarie justement, la négation du réel au nom d’un idéal comme dirait Nietzsche ou encore le politiquement correct ne deviennent-ils pas aussi dangereux que le politiquement abject ?

      André Comte-Sponville : Quand bien même ils seraient aussi dangereux, ils n’en seraient pas pour autant aussi haïssables ! Qu’est-ce que le politiquement correct ? Une police de la pensée, le plus souvent intériorisée, qui interdit de dire ce qu’on croit vrai quand cette vérité ne correspond pas à ce qu’on voudrait qu’elle soit ou à ce qui serait, aux yeux de la pensée dominante, moralement ou politiquement souhaitable. C’est confondre le réel et le bien, la vérité et la valeur, au bénéfice de ces derniers. C’est moins la voix de la majorité que celle des élites réelles ou prétendues. Moins une langue de bois, contrairement à ce qu’on dit parfois, qu’une langue de coton – matériau plus doux, comme chacun sait, mais presque aussi difficile à avaler ! Par exemple il est politiquement correct de dire que l’islamisme radical n’a rien à voir avec l’islam, qui est une religion de paix et d’amour. Que ce soit souhaitable, c’est bien clair. Mais est-ce vrai ? Peu importe : il est politiquement correct de le dire… Même chose pour l’immigration : il est politiquement correct de dire qu’elle est une chance pour la France, pas du tout un problème. Comme si elle ne pouvait pas être les deux à la fois ! Mais le réel se venge : à force de refuser d’entendre ceux qui jugeaient que l’immigration extra-européenne, même nécessaire, posait un certain nombre de problèmes, on a fini par les pousser vers le parti qui prétend, bien sûr à tort, qu’elle est la source de tous nos maux ! Le politiquement correct, qui dénie les problèmes, fait le jeu du populisme, qui les hystérise. Et comme le politiquement correct, en France, est plutôt de gauche (parce que la gauche est surreprésentée dans le microcosme médiatique), il finit par faire le jeu de la droite dure, voire de l’extrême droite. C’est une raison supplémentaire de le combattre.

      « Ceux qui prétendent qu’il n’y a “aucun rapport” entre le djihadisme et l’islam nient l’évidence »
      Vous soulignez que le concept d’islamophobie est piégé parce qu’il a deux sens possibles (le racisme antimusulman, lequel est inadmissible, ou bien la critique d’une idéologie religieuse, laquelle est nécessaire) et que l’islam a bel et bien un rapport avec l’islamisme. Une idéologie – qu’elle soit politique ou religieuse – qui sécrète autant d’antisémitisme, de sexisme, d’homophobie, d’intolérance et qui soumet à ce point la raison à la foi est-elle compatible avec les valeurs de la République ou des Lumières ?

      On a le droit, dans nos pays, d’être anticommuniste, antifasciste ou antilibéral. Pourquoi n’aurait-on pas le droit de s’opposer pareillement à telle ou telle religion, par exemple au judaïsme, au christianisme ou à l’islam ? Mais la frontière est souvent ténue entre l’antijudaïsme et l’antisémitisme, comme entre l’islamophobie et le racisme antimusulman. Il importe donc de rester doublement vigilant, pour préserver la liberté de l’esprit (on a le droit de critiquer toute idéologie, qu’elle soit religieuse ou pas) sans cesser de combattre le racisme, sous toutes ses formes. Notons d’ailleurs que le racisme antimusulman, en France, est très loin d’être le plus virulent. Un noir catholique ou un arabe athée seront beaucoup plus souvent victimes du racisme qu’un musulman de type européen ! Ce n’est pas une raison pour cesser de combattre ce racisme-là, mais arrêtons d’en faire l’essentiel. Quant à ceux qui prétendent qu’il n’y a « aucun rapport » entre le djihadisme et l’islam, ils nient l’évidence. Que penseriez-vous d’un chrétien qui vous dirait : « Il n’y a aucun rapport entre l’Inquisition et le christianisme, cela n’a rien à voir ! » ? Ou d’un marxiste qui vous dirait : « Il n’y a aucun rapport entre le marxisme et le stalinisme, cela n’a rien à voir ! » ? Vous vous diriez qu’il se raconte des histoires, et vous auriez raison. Que tout chrétien n’ait pas été un inquisiteur, que tout marxiste n’ait pas été stalinien, cela va de soi. Mais enfin tous les staliniens étaient marxistes, comme tous les inquisiteurs, dans nos pays, étaient chrétiens : ce ne peut pas être un hasard ! Que tout musulman ne soit pas djihadiste, c’est une autre évidence, mais qui n’annule pas le fait que tous les djihadistes sont musulmans. Qui peut croire que ce soit par hasard ou simplement par erreur ? C’est au contraire en faisant un travail d’élaboration critique, en essayant de penser ce qui, dans le christianisme ou le marxisme, a rendu l’Inquisition et le stalinisme possibles, que chrétiens et marxistes ont pu rompre, pour l’immense majorité d’entre eux, avec ces horreurs. C’est ce même travail d’élaboration critique qu’il faut demander aujourd’hui aux démocrates musulmans : qu’ils essaient de penser le rapport entre le djihadisme et l’islam, au lieu de le dénier perpétuellement, qu’ils analysent ce qui, dans l’islam et y compris dans le Coran, a rendu le djihadisme possible. Certains intellectuels musulmans ont commencé à faire ce travail, non sans courage, et il faut les soutenir plutôt que les mettre dans le même sac que leurs adversaires. De même que l’Inquisition ou le stalinisme ne sauraient justifier qu’on juge le christianisme ou le marxisme incompatibles avec les valeurs de la République ou des Lumières, le djihadisme ne saurait pas davantage justifier qu’on condamne l’islam en bloc ni qu’on prétende l’exclure définitivement du champ républicain ou progressiste. C’est pourquoi la thèse du « choc des civilisations » me paraît pernicieuse. Ce qui m’interdit d’y adhérer, c’est ce fait incontestable qu’il existe des démocrates musulmans et des fascistes judéo-chrétiens. Vous ne serez pas surpris que je me sente plus proche des premiers que des seconds !

      Il faudrait alors s’entendre sur ce que sont les valeurs de la République et des Lumières. S’il s’agit de la démocratie, mais aussi de la séparation des pouvoirs, la tolérance, l’égalité homme-femme, la laïcité, la promotion de la raison et de l’esprit critique ou encore la défense des droits (de vote, de propriété, etc.) et des libertés individuelles (de conscience, d’expression, etc.), je ne connais jusqu’à présent aucun régime marxiste – même non stalinien – qui ait satisfait pleinement à tous ces critères. Raymond Aron, entre autres, a d’ailleurs écrit longuement sur le sujet. On peut avoir le même questionnement concernant l’islam, qui ne distingue pas le politique du religieux, contrairement au christianisme. Par ailleurs, il existe évidemment et fort heureusement des démocrates musulmans. Mais les valeurs de la République et des Lumières ne se limitent pas à la démocratie…

      Alors, qu’allez-vous faire ? Interdire la lecture de Marx ou du Coran, mettre marxistes et musulmans en prison, les sommer de choisir entre l’exil et l’apostasie ? Restons sérieux ! Je peux vous présenter plusieurs de mes amis marxistes ou musulmans qui sont aussi attachés que vous à la séparation des pouvoirs, à la laïcité, à l’égalité hommes-femmes et aux libertés individuelles. Vous me direz qu’ils ne sont pas fidèles au marxisme ou à l’islam orthodoxes… Et alors ? Ils ont bien le droit d’évoluer, de contextualiser, de relativiser ! Juifs et chrétiens l’ont fait avant eux. Renoncer à la dictature du prolétariat, ce n’est pas forcément cesser d’être marxiste. Renoncer au machisme ou au Califat, ce n’est pas forcément cesser d’être musulman. De même que consentir à la laïcité, comme les chrétiens l’ont fait tardivement, ce ne fut pas renoncer au christianisme. Bref, je refuse de choisir mes alliés en fonction de la religion ou de la doctrine de tel ou tel. Je préfère me battre au côté de tous les démocrates, contre nos adversaires communs, tout en continuant à critiquer, comme je le fais depuis trente ans, et le marxisme et la religion, notamment musulmane.

      « Disons la chose clairement : le communisme, je suis contre ! L’islam, je suis contre ! »
      Je suis évidemment d’accord avec vous en ce qui concerne les individus. Et je n’ai heureusement pas prétendu qu’il fallait interdire ou mettre en prison quoi ou qui que ce soit. Au nom de la défense des valeurs de la République et des Lumières, ce serait d’ailleurs un sacré paradoxe. Vous me direz, Robespierre et quelques autres l’ont bien fait… C’est surtout la doctrine qui me laisse perplexe. Ce n’est peut-être pas un hasard si aucun régime se réclamant du marxisme ou aucun régime dans les pays musulmans, fut-il démocratique, ne s’est encore pleinement reconnu dans ces valeurs. Ce qui est d’autant plus difficile quand la population fait gagner les islamistes aux élections… Après, on peut estimer qu’il faut du temps pour laisser ces pays évoluer favorablement ou contextualiser, comme vous dites. A contrario, on peut penser que ce qui est consubstantiel à ces idéologies politiques ou religieuses rend l’adaptation à ces fameuses valeurs pour le moins difficile, dans le cadre d’un État. Ou alors, il faudrait sacrément amender la doctrine de base…

      Commentaire


      • #4
        suite et fin

        Et moi, vous croyez peut-être que le marxisme et l’islam ne me laissent pas perplexe, ou plutôt carrément réticent ? Disons la chose clairement : le communisme, je suis contre ! L’islam, je suis contre ! J’ai pour cela d’excellentes raisons, sur lesquelles je me suis souvent expliqué et qui rejoignent largement les vôtres. Mais vous me demandiez si marxisme et islam pouvaient être compatibles avec les valeurs des Lumières et de la République. Je vous réponds que oui, à condition que marxistes et musulmans renoncent à certains traits traditionnels de leurs doctrines et fassent le travail de modernisation et d’élaboration critique nécessaire. Vous me direz que cela ne vaut que pour les individus, pas pour la doctrine originelle. Sans doute. Mais c’est aux individus que je m’adresse, pas aux systèmes (que j’ai abondamment critiqués par ailleurs : c’est surtout vrai du marxisme, mais vous ne m’en voudrez pas de m’intéresser davantage à Marx qu’à Mahomet).

        Montaigne, Pascal, Voltaire, Montesquieu, Bossuet, Condorcet, Lévi-Strauss… De nombreux philosophes français (sans parler des autres) ont été très critiques envers l’islam, en leur temps. Pourquoi, dans notre pays, est-il si difficile aujourd’hui pour un intellectuel d’émettre une critique argumentée de cette religion sans se voir reprocher de faire le jeu de la réaction ou de se laisser aller à l’amalgame et à la stigmatisation ?

        Qui vous empêche de critiquer l’islam ? Onfray l’a fait vigoureusement, dans son Traité d’athéologie, et je n’ai pas l’impression que cela lui ait nui… Pour ma part, si je parle peu de l’islam, c’est que je le connais mal et que j’ai le plus grand mal à m’y intéresser. J’ai essayé plusieurs fois de lire le Coran : le livre me tombe des mains, au bout de quelques pages. Quant à critiquer les propos de tel ou tel imbécile, qu’il soit musulman ou pas, non merci : j’ai mieux à faire ! Je préfère présenter une critique argumentée de toutes les religions, surtout quand elles prennent des formes obscurantistes ou fanatiques : voyez mon livre L’esprit de l’athéisme…

        « Je mourrai sans doute à gauche, mais cela ne m’oblige pas à approuver tout ce qu’elle peut faire ou dire »
        Vous vous définissez comme un humaniste pratique et non dogmatique. Vous écrivez notamment : « La simple connaissance de soi, comme l’a vu Bergson, pousse à plaindre ou à mépriser l’homme, davantage qu’à l’admirer. » Ou encore : « Je suis humaniste à la façon de Montaigne. Il ne s’agit pas de croire en l’homme, comme on le dit niaisement, mais plutôt de nous pardonner mutuellement le peu que nous sommes. Il ne s’agit pas de croire en l’homme mais de le protéger, y compris contre lui-même ». Cet humanisme désenchanté n’est-il pas intellectuellement plus proche de la droite que de la gauche, laquelle est plus Rousseauiste sur le sujet et a davantage tendance à idéaliser la nature humaine ?

        Droite et gauche sont des positions politiques, pas des philosophies ! En pratique, vous avez pourtant raison : la gauche s’inspire plus souvent de Rousseau – ou de la vision bien niaise qu’elle s’en fait – que de Machiavel, Montaigne, Pascal, Spinoza ou Althusser. Eh bien disons que je suis une exception. « Être de gauche, disait Coluche, cela ne dispense pas d’être intelligent. » Cela ne dispense pas non plus, ajouterai-je, d’être lucide sur l’humanité ! Épicure le disait déjà : « L’homme n’est de nature ni sociable ni en possession de mœurs douces. » C’est pourquoi nous avons besoin de lois, donc de politique : non parce que nous serions naturellement bons mais pour que nous ayons une chance, culturellement, de le devenir, et d’abord pour nous interdire collectivement le pire !

        Vous citiez Camus en préambule. En fait, quand on vous lit, on a presque l’impression que vous aussi vous pourriez écrire : « Je mourrai à gauche, malgré elle, malgré moi… »

        Ce n’est pas vraiment mon problème. Quand je lis Aristote ou Épicure, Montaigne ou Descartes, je ne me demande pas s’ils étaient de droite ou de gauche ! Et même quand je lis Alain ou Sartre : j’ai beau connaître fort bien leurs opinions politiques, ce ne sont pas elles qui m’importent. Il y a de la contingence dans toute opinion. Si je suis de gauche, c’est d’abord parce que je suis attaché à la justice sociale, au progrès, à la protection des plus faibles. C’est aussi parce que j’avais 16 ans en 1968, et un père très à droite. Cela ne fait pas une philosophie ! Bref, je mourrai sans doute à gauche, par fidélité à un certain nombre de valeurs (souvent d’origine judéo-chrétienne, comme vous l’avez remarqué). Mais cela ne m’oblige pas à approuver tout ce que peut faire ou dire la gauche française (hélas, elle dit plus qu’elle ne fait !), ni ne m’empêche de critiquer le mélange d’archaïsme, d’aveuglement et d’angélisme qui lui tient trop souvent lieu d’analyse et de programme !


        le causeur

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        • #5
          Très bien
          II faut radicalement refuser de participer au jeu politique, qui ne peut rien changer d'important dans notre société.

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