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Umberto Eco. «Philosopher, c’est régler ses comptes avec la mort»

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  • Umberto Eco. «Philosopher, c’est régler ses comptes avec la mort»

    Philosophe de formation, sémiologue de conviction, car c’est «la forme moderne de la philosophie», romancier et essayiste interplanétaire, Umberto Eco est devenu une légende intellectuelle. À l’aise sur tous les sujets, il prouve que la pensée est une activité réjouissante.

    Il y a un mystère Eco. Comment cet enfant d’une famille modeste du Piémont, fils d’un comptable issu d’une fratrie de treize enfants et petit-fils d’un typographe, qui a passé la guerre avec sa mère reclus dans les montagnes avant d’être pris en charge par les pères salésiens de l’ordre de Don Bosco et de se consacrer à la pensée de saint Thomas d’Aquin, est devenu, à travers deux polars médiévaux à succès et quelques essais ironiques sur l’esprit du temps, un intellectuel qui parcourt aujourd’hui le monde, tel un mage, de Pékin à São Paulo en passant par Paris, pour délivrer son regard intelligent et amusé sur le triomphe des simulacres, le déclin du livre, la mentalité complotiste… ou Charlie Brown, « moment de la conscience universelle » ?
    Pour éclaircir le mystère, nous sommes allés à sa rencontre, au Louvre, où il réunissait un panel d’artistes, d’architectes et d’intellectuels, européens et chinois, dans le cadre de l’Institut Transcultura dont il est le parrain. L’objectif ? Mettre en pratique la gymnastique intellectuelle qui s’impose selon lui si l’on veut parvenir à s’orienter dans le grand choc entre les civilisations qui s’opère devant nous. Ce qu’il appelle le « polylinguisme mental », ou la capacité non pas de parler une langue unique et de se projeter dans l’universel, mais de mesurer les différences, subtiles et décisives, entre les concepts fondamentaux de chaque culture. Après plus d’une heure d’un entretien virevoltant où nous avons abordé toutes les grandes questions qui l’ont occupé, nous nous promenons quelques instants devant la pyramide du Louvre. Devant ce temple de la culture, alors que des touristes le reconnaissent et l’interpellent, en français, en italien ou en anglais, voilà qu’il me livre une clé de réponse. « Vous m’interrogiez sur la manière dont j’étais passé de l’exégèse de la pensée de saint Thomas, sujet de ma thèse à Turin, à la saisie des mutations de l’esprit du temps. Mais saint Thomas ne s’occupait que des mutations contemporaines. C’est grâce à lui que j’ai appris à faire cela. » La Somme théologique, géniale anticipation de Wikipédia ? Il fallait y penser… À peine avait-il prononcé ces mots que la pluie commence à tomber. Nous nous saluons. Je le vois partir muni de son chapeau et de sa canne. Je regrette déjà le temps passé avec cet homme qui est bien plus qu’un intellectuel mondialisé : l’incarnation conjointe de la volubilité italienne et de l’esprit européen. Mais le mystère Eco s’est un peu éclairci. M. L.

    Romancier, historien du Moyen Âge, critique de la culture de masse, sémiologue, éditorialiste… vous êtes un intellectuel « polyvalent ». Mais vous avez commencé par la philosophie. Est-ce que ce fut votre première vocation?
    Umberto Eco : On veut toujours faire plusieurs choses dans la vie. À 3 ans, je voulais être conducteur de train. Ma vocation est née au lycée où j’ai eu un professeur admirable. J’avais aussi deux amis plus âgés qui faisaient de la philosophie. Ils essayaient de me démontrer à quel point j’étais stupide et cela me remplissait d’orgueil ! Néanmoins, j’ai dû me battre pour pouvoir faire des études de philosophie. Mon père, comptable, venait d’une famille de treize enfants et voulait que je devienne avocat. Pour lui, faire de la philosophie c’était mourir de faim. Il me voyait prendre le train chaque jour à 5 heures du matin pour aller enseigner dans un petit village perdu du Piémont. Mais, finalement, j’ai vaincu ses réticences…

    Quels philosophes ont compté pour vous?
    Saint Thomas, comme modèle de raisonnement. Il ne reste peut-être rien de ses thèses, mais la façon dont il mettait en ordre les pensées est fantastique. À l’université, deux livres m’ont marqué : l’Essai sur l’entendement humain de Locke et l’Éthique de Spinoza.

    Deux branches contraires de la raison moderne, l’empirisme et le rationalisme…
    Il ne vous est jamais arrivé de tomber amoureux de deux femmes très différentes ? Ne peut-on apprécier l’art d’un boxeur et celui d’une danseuse ?

    Le sport, la bande dessinée, les faits divers, la télévision, vous abordez des domaines extra-philosophiques…
    Descartes était géomètre, Pascal physicien, Leibniz bibliothécaire. Les philosophes, avant l’invention de l’Université, étaient des gens qui faisaient un autre métier qu’enseigner l’histoire de la philosophie. J’ai essayé de conserver quelque chose de cette tradition.

    « Les licornes font partie de notre ameublement mental »

    Qu’est-ce que la sémiotique dont vous vous êtes fait une spécialité?
    C’est la forme moderne de la philosophie. La sémiotique est la meilleure façon d’affronter le tournant qui est au cœur de la philosophie au XXe siècle et qu’on a appelé le linguistic turn, le « tournant linguistique ». Pour faire simple : comment j’attribue le signifié « verre » au mot « verre » ? Les philosophes analytiques, dominants dans le monde anglo-saxon, ont essayé de répondre en éliminant le mental, en purifiant la langue, de telle sorte qu’elle ne comporterait plus que des termes qui correspondraient exactement aux objets ou aux situations extérieurs qu’ils désignent. Comme si les mots étaient des étiquettes. La sémiotique affronte différemment le problème. Elle s’intéresse moins à la référence au monde externe qu’à la signification. Prenons une licorne. Pour un philosophe analytique, réfléchir sur les licornes ne présente aucun intérêt : elles n’existent pas ; pour un sémioticien, les licornes sont d’une importance capitale parce qu’elles font partie de notre ameublement mental. Le fait que je puisse penser les licornes, comme le fait que je puisse penser Dieu ou le père Goriot, constitue un aspect fondamental de notre vie mentale, culturelle, morale et éthique qu’on ne peut évacuer. En voulant imiter les sciences dures, la philosophie analytique s’est intéressée à un langage de laboratoire que personne ne parle. Les personnes normales ne se demandent jamais si le roi de France était chauve ou si la neige est blanche… Elles font des discours plus complexes et plus intéressants : elles parlent de choses qui « n’existent » pas.

    Sommes-nous enfermés dans le langage comme le pensait Barthes dont vous avez été proche?
    J’ai adoré Barthes comme ami et comme auteur. Mais dans son discours au Collège de France, il a affirmé que le langage est fasciste, une grosse bêtise. Ou alors c’est un régime fasciste où il est très facile de faire des révolutions et de prendre le maquis. Le langage n’est pas une cage, c’est une révolution continuelle.

    Dans L’Œuvre ouverte, vous opposiez les œuvres d’art classiques, aimantées par l’idée de perfection, dont le mode d’expression et de signification est réglé, aux œuvres modernes, celles de Mallarmé, Joyce ou Kafka, plus ambiguës et passibles d’interprétations infinies…
    Je ne me renie pas. Mais s’il y a des interprétations multiples, c’est qu’il y a des faits, événements ou œuvres, qu’on cherche à interpréter. Le fait représente toujours ce que j’appelle « le socle dur de l’être ». Ce n’est pas une affirmation métaphysique. C’est le principe même de la falsification au sens de Karl Popper. On peut croire que notre vie est une suite d’interprétations, mais nous rencontrons parfois des interprétations qui ne marchent pas. J’ai une anecdote à ce sujet. Après une soirée de réveillon chez des amis à Paris, Derrida, chantre de la déconstruction, propose de me raccompagner. Je lui demande de me laisser au carrefour de la Croix-Rouge. Il me laisse au carrefour de la Croix-Rouge. Cela veut bien dire qu’il y a un « signifié transcendantal » et que lui-même le reconnaissait. Derrida n’a jamais nié qu’il y ait des garde-fous à la pluralité des interprétations. Ce sont ses disciples américains qui ont transformé sa pensée en un mythe, qui l’ont « derridarisée ». Il s’y est lui-même confronté. Je me souviens que, lors d’une conférence à Yale, il avait affirmé qu’Untel n’avait pas interprété correctement sa pensée. L’assistance, acquise à sa pensée, s’est révoltée, au nom de l’indétermination du sens.

    Vous êtes donc réaliste?
    Le réaliste est celui qui soupçonne qu’il y a quelque chose comme le « socle dur de l’être ». Nous ne pourrions essayer de chercher le réel ou de traduire un texte si nous ne soupçonnions pas qu’il y a quelque chose. Il y a un mystère qu’on n’a jamais résolu : les traductions vieillissent. Le Hamlet de Shakespeare reste le même, mais les traductions, il faut les refaire sans cesse. La traduction est une forme d’interprétation et toute interprétation relève d’un contexte historique qui change. Mais sous la traduction, il y a l’œuvre qui traverse les époques. Cela vaut dans tous les arts : musique, sculpture, peinture. Il faut constamment les restaurer, c’est-à-dire les réinterpréter !

    Dans La Recherche de la langue parfaite dans la culture européenne [1994], vous aviez défendu Babel contre le mythe d’une langue primitive de l’humanité. Mais n’y a-t-il pas une capacité innée de parler commune à toute l’humanité?
    Le langage est une faculté d’adaptation humaine à une situation donnée qui prend en charge les expériences, d’où l’hypothèse épicurienne que le langage est né plusieurs fois et qu’il continue à naître dans des situations différentes, d’où les différents langages. C’est la meilleure solution anthropologique au problème de la naissance du langage. D’après Noam Chomsky, il existe des structures cérébrales communes égales pour tous les langages. De façon intuitive, je serais d’accord, autrement vous ne pouvez pas expliquer pourquoi un enfant, dès sa naissance commence à apprendre un langage. Le seul défaut de Chomsky, c’est qu’il généralise à partir d’une langue, la sienne. Il soutient, par exemple, que dans l’idée de peindre, il y a toujours l’idée de peindre de l’extérieur. I paint my house veut dire que je peins ma maison de l’extérieur. Je lui ai objecté que c’est le cas en Amérique où la majorité vit dans une maison, mais pas en Europe : là on peindra plutôt son appartement, de l’intérieur…

    *

  • #2
    suite

    Il n’y a donc pas d’universaux communs à toutes les langues?
    On a essayé d’en trouver. De nombreuses langues, pour pluraliser, ajoutent un « s ». Ce n’est pas le cas en italien. Un nom singulier en « o » se termine par « i » au pluriel. À cet égard, j’ai eu une étrange expérience avec mon fils. Petit, il réclamait des bonbons, et on lui répondait : « Solamente uno » (« Seulement un »). Mais comme il en voulait plusieurs, il répondait : « Donne-moi unos. » Il avait ajouté un « s » pour pluraliser. Où il avait été chercher ça, mystère… Chaque langue met en forme le monde d’une façon différente, mais il y a certaines nervures de l’Univers que l’on retrouve partout. Selon Louis Hjemslev [1899-1955, linguiste danois], des phénomènes neutres, tels que « il pleut », « il est mort », « ça fait mal », existent aussi bien en russe ou en anglais. Et puis il y a les universaux de l’existence : manger, dormir, se dresser, tomber, up, down. Certaines civilisations mettront la vie éternelle « up », d’autres « down », mais « up » et « down » ne changent pas. Chaque langage s’y adapte. C’est encore une fois ce que j’appelle le « socle dur de l’être ». Il y a une belle image de John Wilkins, inventeur d’un langage artificiel au XVIIe siècle. Dans son livre, Mercury, or the Secret and Swift Messenger [« Mercure, ou le messager discret et rapide »], il dessine un schéma avec un cercle et un personnage autour duquel gravite une quarantaine d’annotations : « up », « down », « off », « in », même si vous ne comprenez pas l’anglais, vous comprenez à quoi elles correspondent. Ce sont les quarante positions d’un corps humain dans l’Univers. Elles constituent le langage universel du corps.

    « On pourrait réécrire toute l’éthique à partir du respect du corps », affirmez-vous…
    Dans ma correspondance avec le cardinal Martini [1927-2012], celui-ci me demandait s’il était possible de fonder une éthique sans Dieu. Je lui répondais que c’était possible en fondant l’éthique sur le corps. Le corps désire être debout, dormir, manger, boire, etc. Dans la mesure où l’on respecte ses exigences, on a des situations éthiques. On pend quelqu’un par les pieds, on le maintient dans une position horizontale sans lui permettre de se lever, on coupe la langue à quelqu’un sans lui permettre de parler, vous avez quelque chose qui n’est pas éthique. Donc, l’éthique fondamentale est fondée sur les exigences du corps. Si vous suivez cette éthique, vous êtes un parfait chrétien.

    Vous avez souligné le paradoxe qui voit la beauté quitter le champ artistique au moment où elle devient une obsession du quotidien…
    La modernité a d’abord commencé par identifier la beauté avec l’art. Pour les Grecs, la beauté, c’est le soleil, le monde ; l’art, c’est la façon de bien faire les choses. Les Grecs ne différenciaient pas ce que nous appelons les beaux-arts de l’artisanat, mais nous, modernes, avons identifié l’art et la beauté. Puis, avec les avant-gardes, on a assisté à un divorce entre les deux. Avant, il était possible de tomber amoureux d’une femme d’Ingres, parce qu’elle était belle ; en revanche, on ne tombe pas amoureux d’une femme de Picasso. Après cette séparation, l’art a fait son chemin et le sentiment de la beauté est devenu un gaz à l’état sauvage, qui a échappé aux philosophes et a été pris en charge par les communications de masse. Pourtant, il faudrait continuer à réfléchir sur la beauté même indépendamment de l’art. Car elle permet certaines réponses universelles. Je pense que la meilleure réponse est encore celle de Kant dont l’idée est celle du désintérêt matériel pour quelque chose qu’on contemple avec plaisir. Par exemple, la beauté de Nicole Kidman n’a rien à voir avec l’esthétique parce que vous la désirez, alors que vous ne désirez pas La Joconde. La beauté consiste dans le fait d’éprouver du plaisir en voyant ou en écoutant quelque chose sans vouloir le posséder.

    Vous êtes un grand déchiffreur des signes. Comment définissez-vous un signe?
    Saint Augustin me suffit. Un signe, c’est quelque chose qui fait venir dans la tête des autres ce qu’il y avait dans la mienne. Cette belle définition n’a rien à voir avec la réalité, elle est vraie, même si le monde n’existe pas.

    Dans La Guerre du faux, vous annonciez une civilisation où les simulacres du réel l’emporteraient sur le réel. Avec des techniques comme Photoshop et des moyens de diffusion comme Internet, nos capacités pour falsifier le réel n’ont-elles pas été décuplées?
    Certes avec Photoshop, je peux devenir un beau gosse, mais la falsification de l’image a toujours existé. Si nous comparions les femmes de Rubens à ses modèles, peut-être serions-nous déçus ; peut-être que Mona Lisa avait des moustaches ou des boutons. On a toujours fait du Photoshop, seulement maintenant, cette technique est à la disposition de tous. C’est cela qui change.

    L’idée d’apocalypse qui constitue l’horizon temporel des contemporains n’est-elle pas le signe d’un retour du Moyen Âge?
    Le Moyen Âge n’a jamais eu cette conception de l’Histoire. L’apocalyptisme, ce n’est pas la fin du monde, c’est un moment de tragédie, l’Armageddon avant le Jugement et le Paradis. Privés du secours de la rédemption, nous aurions des raisons d’être plus sceptiques qu’au Moyen Âge. Mais ce n’est pas tant l’idée de catastrophe qui nous hante qu’un doute plus obscur sur le sens de l’histoire. L’histoire trébuche. Nous oscillons en permanence entre de multiples progrès et de multiples pas en arrière. Voilà notre expérience. Marconi à la fin du XIXe siècle invente la télégraphie sans fil. Mais quand l’Internet câblé apparaît, c’est le retour d’une télégraphie avec fil. Et puis avec le Wi-Fi et la téléphonie portable, on bascule dans un réseau déterritorialisé. La télévision avait pris le relais de la radio, voilà que l’iPod marque un retour à la radio. Nous ne savons jamais si le pas que nous faisons est réellement un pas en avant ou un pas en arrière.

    Vous soutenez que nous ne rêvons plus de révolution mais de déstabilisation permanente…
    Regardez le Parti pirate, les Anonymous, WikiLeaks. Même les terroristes aujourd’hui sont des déstabilisateurs et non plus des révolutionnaires.

    Vos romans à succès, Le Nom de la Rose ou Le Pendule de Foucault, mettent en récit des questions sur l’hermétisme, l’avenir du livre, la croyance dans la vérité, etc. Comment s’y articule le rapport entre concept et fiction?
    Je n’ai jamais rien voulu démontrer dans mes romans, que j’écris pour m’amuser. J’ai toujours pensé que c’étaient deux choses indépendantes, l’une étant la poubelle de l’autre. Mais comme je ne suis pas schizophrénique, il va de soi qu’écrivant une histoire, j’exprime mes idées. En tant que philosophe, il m’était presque impossible de raconter des histoires sans les faire devenir des paraboles. Mais cela se fait malgré moi, sans que je m’en aperçoive. C’est le lecteur, qui est plus intelligent que l’auteur, qui établit le rapport. Après avoir fini Le Pendule de Foucault, je me suis dit, en tant que lecteur : il y a dans le roman de cet imbécile des idées philosophiques intéressantes sur la persistance de l’irrationnel dans un monde fondé sur le principe de rationalité. Le roman est pour moi un lieu d’exploration. Je peux inventer un personnage et ensuite avoir l’idée de faire un traité de psychologie, mais je ne pars pas du traité de psychologie pour faire le personnage.

    Vous venez souvent au Louvre lorsque vous êtes à Paris. Qu’est-ce qui vous intéresse dans ce lieu?
    Les œuvres ! Mais tout autant l’attitude du public. Le phénomène le plus massif est la photographie qui s’est interposée entre l’œil et les œuvres. Notre œil a perdu sa fonction d’enregistrement de la réalité. Et pas seulement en art. On passe par l’écran pour accréditer la réalité de ce que l’on voit. Pour ma part, j’ai résolu le problème : je ne prends plus de photos. Un jour, j’étais revenu d’un tour des cathédrales d’Île-de-France où j’avais pris un tas de photos. Quand je suis rentré, je me suis retrouvé avec des photos mauvaises et je ne savais pas ce que j’avais vu. J’ai jeté l’appareil et décidé de ne plus jamais prendre de photo, seul moyen de voir les choses et de m’en souvenir. Quand je veux en garder une trace matérielle, j’achète une carte postale. Ce qui m’intrigue aussi au Louvre, ce sont les touristes qui veulent tout voir. Or je persiste à penser qu’on ne devrait aller au musée que pour une seule œuvre. J’avais proposé que le musée se restructure tous les six mois pour travailler autour d’un seul chef-d’œuvre. Tout le reste du musée devait servir de préparation, de documentation, pour arriver à la contemplation de ce chef-d’œuvre. C’est difficile, mais on l’a fait au palais des Beaux-Arts de Bruxelles il y a dix ans, autour de La Vénus d’Urbino du Titien.

    Vous, intellectuel européen attaché au projet européen, comment expliquez-vous que l’Europe s’en sorte si mal dans la mondialisation?
    L’Europe est menacée par la pluralité des langues, elle doit surmonter ce défaut. Mais ce n’est pas en adoptant une langue unique qu’elle s’en sortira. L’anglais parlé par les Européens ne leur sert pas à mieux se comprendre. Au contraire, il crée de terribles malentendus. L’Europe a la capacité de devenir polyglotte, linguistiquement mais aussi mentalement. Le polylinguisme mental consiste à essayer de comprendre la façon de raisonner des autres cultures. C’est par là que l’Europe peut contribuer à la mondialisation.

    Dans De la littérature (2003), vous affirmez qu’une des fonctions principales de la littérature est de nous accoutumer à l’idée de l’irréversible, en est-il de même pour la philosophie?
    Je pense que la philosophie est le plus beau moyen de régler ses comptes avec la mort. On est philosophe parce qu’on veut régler ses comptes avec la mort.

    Avez-vous réglé vos comptes avec la mort?
    Plus ou moins. J’ai certains idéaux. Par exemple, Alfred Jarry : à sa mort, on lui demande s’il a besoin de quelque chose, il répond : « Un cure-dent. » On lui amène et il meurt. Je voudrais mourir comme ça. Hobbes a fait écrire sur sa tombe : « This is the philosopher’s stone » [« Ceci est la pierre philosophale »]. J’ai demandé dans mon testament qu’on grave sur ma tombe la phrase qui termine La Cité du soleil [1602] de Campanella : « — Attends, attends. — Je ne peux pas, je ne peux pas. »

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    • #3
      fin

      1932 Naissance à Alessandria (dans le Piémont, en Italie)
      1954 Docteur en philosophie de l’université de Turin avec une thèse sur Le Problème esthétique chez Thomas d’Aquin (PUF)
      1956 Assistant à la RAI (la radio-télévision italienne)
      1971 Titulaire de la chaire de sémiotique à l’université de Bologne, où il dirigera l’École supérieure de sciences humaines
      1980 Publication du Nom de la rose (Grasset)
      2011 Leçon inaugurale au Collège de France, « La Quête d’une langue parfaite dans l’histoire de la culture européenne »


      in philosophie

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      • #4
        Envoyé par tawenza

        Quels philosophes ont compté pour vous?Saint Thomas, comme modèle de raisonnement. Il ne reste peut-être rien de ses thèses, mais la façon dont il mettait en ordre les pensées est fantastique. À l’université, deux livres m’ont marqué : l’Essai sur l’entendement humain de Locke et l’Éthique de Spinoza.
        Voila c cela qu 'il faut à certains abrutis pentcôtistes.

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