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« Droite/Gauche », par André Comte-Sponville

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  • « Droite/Gauche », par André Comte-Sponville

    Enfant, j’avais demandé à mon père ce que cela signifiait, dans la vie politique, qu’être de droite ou de gauche. « Être de droite, me répondit-il, c’est vouloir la grandeur de la France. Être de gauche, c’est vouloir le bonheur des Français. » Je ne sais si la formule était de lui. Il n’aimait pas les Français, ni les humains en général. Il me répétait toujours qu’on n’est pas sur Terre pour être heureux. La définition, dans sa bouche, était de droite. C’est pourquoi elle lui plaisait. Mais un homme de gauche pourrait également s’y retrouver, s’il croit peu ou prou au bonheur. C’est pourquoi elle ne me déplaît pas. « Car enfin, dira notre homme de gauche, la France et la grandeur ne sont que des abstractions dangereuses. Le bonheur des Français, voilà qui mérite autrement d’être poursuivi ! » Cela ne prouve pas que cette définition suffise, ni même qu’elle en soit une. Grandeur et bonheur n’appartiennent à personne.
    Le temps a passé : mes enfants m’ont interrogé à leur tour… Je répondis comme je pus, autour de quelques différences qui me paraissaient essentielles. Sur le point de les mettre noir sur blanc, j’en perçois mieux les limites ou les approximations. Cette logique binaire, qu’impose le principe majoritaire, ne correspond ni à la complexité ni à la fluctuation des positions politiques effectives. Une même idée peut être soutenue dans des camps opposés (par exemple l’idée d’une Europe fédérale, ou son refus souverainiste, qu’on rencontre aujourd’hui à droite comme à gauche), ou bien passer d’un camp à un autre (ainsi l’idée de Nation, plutôt de gauche au xixe siècle, plutôt de droite au xxe). Mais faut-il pour autant renoncer à nos deux catégories, si fortement ancrées dans la tradition démocratique, depuis 1789 (on sait qu’elles sont nées de la disposition spatiale des députés, lors de l’Assemblée constituante), et si omniprésentes, encore aujourd’hui, dans le débat politique ? Faut-il les juger obsolètes ? Les remplacer par d’autres ? C’est ce que certains ont tenté. L’opposition n’est plus entre la droite et la gauche, disait de Gaulle en 1948, mais entre ceux qui sont en haut, parce qu’ils ont une vision, et ceux « qui sont en bas et qui s’agitent dans les marécages »… J’y vois une idée de droite, comme dans toute tentative de récuser ce que cette opposition, même schématique comme elle est forcément, garde d’éclairant, de structurant, d’opératoire. Quel politologue pourrait s’en passer ? Quel militant ? Au reste, Alain, dès 1930, avait déjà répondu : « Lorsqu’on me demande si la coupure entre partis de droite et partis de gauche, hommes de droite et hommes de gauche, a encore un sens, la première idée qui me vient est que l’homme qui pose cette question n’est certainement pas un homme de gauche » (Propos de décembre 1930). J’ai la même réaction, et c’est ce qui m’oblige, entre la droite et la gauche, à chercher quelques différences, même fluctuantes, même relatives, qui donnent un sens à cette opposition.
    La première différence est sociologique. La gauche représente plutôt ce que les sociologues appellent les couches populaires, disons les individus les plus pauvres ou les moins riches, ceux qui ne possèdent rien, ou presque rien, les prolétaires, comme disait Marx, qu’il vaut mieux aujourd’hui appeler les salariés. La droite, tout en recrutant aussi dans ces milieux (il le faut bien : ils sont majoritaires), a plus de facilité avec les indépendants, qu’ils soient ruraux ou urbains, ceux qui possèdent leur terre ou leur instrument de travail (leur boutique, leur atelier, leur entreprise…), ceux qui font travailler les autres ou travaillent pour eux-mêmes plutôt que pour un patron. Cela dessine comme deux pôles : les paysans pauvres et les salariés, d’un côté ; les bourgeois, les propriétaires terriens, les cadres dirigeants, les professions libérales, les artisans et les commerçants, de l’autre. Avec tous les intermédiaires que l’on veut, entre ces deux mondes (les fameuses « classes moyennes »), tous les échanges que l’on constate, entre les deux camps (les transfuges, les indécis). Que la frontière soit poreuse, et peut-être de plus en plus, c’est une affaire entendue. Mais elle n’en est pas moins frontière pour autant. Qu’aucun des deux camps n’ait le monopole d’aucune classe, c’est une évidence (on se souvient que le Front national, du temps de sa sinistre splendeur, était en passe de devenir le premier parti ouvrier de France). Mais qui ne suffit pas, me semble-t‑il, à abolir tout à fait cette dimension sociologique de la question. Même en drainant des voix chez les plus pauvres, la droite n’a jamais réussi, du moins en France, à pénétrer vraiment le syndicalisme ouvrier. La gauche, chez les patrons et les grands propriétaires terriens, fait moins de 10 % des voix. J’ai quelque peine, dans l’un et l’autre cas, à n’y voir qu’une coïncidence.
    La deuxième différence est plutôt historique. La gauche, depuis la Révolution française, se prononce en faveur des changements les plus radicaux ou les plus ambitieux. Le présent ne la satisfait jamais ; le passé, moins encore : elle se veut révolutionnaire ou réformiste – et la révolution est plus à gauche que la réforme. La droite se plaît davantage à défendre ce qui est, voire, cela s’est vu, à restaurer ce qui était. Parti du mouvement, d’un côté ; parti de l’ordre, de la conservation ou de la réaction, de l’autre. Avec, là encore, tout ce qu’on veut d’échanges et de nuances entre les deux, surtout dans la dernière période (la défense des avantages acquis tend parfois à l’emporter, à gauche, sur la volonté réformatrice, comme la volonté de réformes libérales, à droite, sur le conservatisme), mais qui ne suffisent pas à annuler la différence d’orientation. La gauche se veut essentiellement progressiste. Le présent l’ennuie ou la déçoit ; le passé lui pèse : elle en ferait volontiers, comme le chante encore l’Internationale, « table rase ». La droite est plus volontiers conservatrice. Le passé lui est un patrimoine, qu’elle veut préserver, plutôt qu’un poids. Le présent lui paraît supportable : puisse l’avenir lui ressembler ! Dans la politique, la gauche voit surtout l’occasion d’un changement possible ; la droite, d’une continuité nécessaire. Ils n’ont pas le même rapport au temps. C’est qu’ils n’ont pas le même rapport au réel, ni à l’imaginaire. La gauche penche, parfois dangereusement, vers l’utopie. La droite, parfois durement, vers le réalisme. La gauche est plus idéaliste ; la droite, plus soucieuse d’efficacité. Cela n’empêche pas un homme de gauche d’être lucide ou de se vouloir efficace, ni un homme de droite d’avoir des idéaux généreux. Mais ils risquent alors d’avoir fort à faire, l’un et l’autre, pour convaincre leur propre camp…
    La troisième différence est proprement politique. La gauche se veut du côté du peuple, de ses organisations (les partis, les syndicats, les associations), de sa représentation (le Parlement). La droite, sans mépriser pour autant le peuple, est davantage attachée à la Nation, à la patrie, au culte du terroir ou du chef. La gauche a une certaine idée de la République ; la droite, une certaine idée de la France. La première penche volontiers vers la bureaucratie ; la seconde, vers le nationalisme, la xénophobie ou l’autoritarisme. Cela n’empêche pas les uns et les autres d’être souvent de parfaits démocrates, ni de tomber parfois dans le totalitarisme. Mais ils n’ont pas les mêmes rêves, ni les mêmes démons.
    Quatrième différence : une différence économique. La gauche refuse le capitalisme, ou ne s’y résigne que de mauvais gré. Elle fait davantage confiance à l’État qu’au marché. Elle nationalise dans l’enthousiasme, ne privatise qu’à regret. La droite est évidemment à l’opposé (du moins aujourd’hui) : elle fait davantage confiance au marché qu’à l’État, et c’est pourquoi elle est tellement favorable au capitalisme. Elle ne nationalise que contrainte et forcée, privatise dès qu’elle le peut. Là encore, cela n’empêche pas qu’un homme de gauche puisse être libéral, même au sens économique du terme (voyez Alain), ni qu’un homme de droite ait le sens de l’État ou du service public (voyez de Gaulle). Mais la différence n’en demeure pas moins, à l’échelle des grands nombres ou des orientations fondamentales. L’État-providence est à gauche ; le marché, à droite. La planification est à gauche ; la concurrence et l’émulation, à droite.

    On remarquera que la droite, sur ces questions économiques et dans la dernière période, l’a clairement emporté, au moins intellectuellement. Le gouvernement Jospin a privatisé davantage que ceux de Juppé ou de Balladur (il est vrai, en s’en vantant moins), et il n’y a plus guère que l’extrême gauche, aujourd’hui, qui propose de nationaliser à tout va. On s’étonne, dans ces conditions, que la gauche ait si bien résisté, politiquement, voire l’ait emporté à plusieurs reprises. C’est que la sociologie lui est plutôt favorable (il y a de plus en plus de salariés, de moins en moins d’indépendants). C’est aussi qu’elle l’avait emporté précédemment sur d’autres fronts, qui lui font comme un capital de sympathie. La liberté d’association, l’impôt sur le revenu, la laïcité et les congés payés sont des inventions de gauche, que personne aujourd’hui ne remet en cause. Mais si la gauche s’en sort si bien, c’est aussi, et peut-être surtout, qu’elle a compensé cette défaite intellectuelle (dont elle doit prendre acte : être de gauche, disait Coluche, cela ne dispense pas d’être intelligent) par une espèce de victoire morale ou spirituelle. J’écrirais volontiers que toutes nos valeurs aujourd’hui sont de gauche, puisqu’elles se veulent indépendantes de la richesse, du marché, de la Nation, puisqu’elles se moquent des frontières et des traditions, puisqu’elles ne vénèrent que l’humanité. Ce serait aller trop loin. Il reste qu’on est de gauche, surtout chez les intellectuels, pour des raisons d’abord morales. On serait plutôt de droite par intérêt ou par souci d’efficacité. « Vous n’avez pas le monopole du cœur ! », lança un jour, lors d’un débat fameux, un homme politique de droite à son adversaire socialiste. Qu’il ait eu besoin de le rappeler est révélateur. Nul homme de gauche n’aurait eu l’idée d’une telle formule, tant elle lui paraîtrait évidente, ou plutôt tant il va de soi, de son point de vue, que le cœur, en politique aussi, bat à gauche…

  • #2
    suite

    De là, dans le débat politique, en tout cas en France, une curieuse asymétrie. Vous ne verrez jamais un homme de gauche contester qu’il le soit, ni récuser la pertinence de cette opposition. Combien d’hommes de droite, au contraire, prétendent que ces notions n’ont plus de sens, ou que la France, comme disait l’un d’entre eux, veut être gouvernée au centre ? Être de gauche passe pour une vertu : la gauche serait généreuse, compatissante, désintéressée… Être de droite passerait plutôt pour une petitesse : la droite serait égoïste, dure aux faibles, âpre au gain… Qu’il y ait là une conception naïve de la politique, ce n’est guère niable, mais ne suffit pas à annuler cette asymétrie. On se flatte d’être de gauche. On avoue être de droite.


    Cela nous conduit aux dernières différences que je voulais évoquer. Elles sont plutôt philosophiques, psychologiques ou culturelles. Elles opposent moins des forces sociales que des mentalités ; elles portent moins sur des programmes que sur des comportements, moins sur des projets que sur des valeurs. À gauche, le goût de l’égalité, de la liberté des mœurs, de la laïcité, de la défense des plus faibles, fussent-ils coupables, de l’internationalisme, des loisirs, du repos (les congés payés, la retraite à 60 ans, la semaine de 35 heures…), de la compassion, de la solidarité… À droite, celui de la réussite individuelle, du mérite, de la liberté d’entreprendre, de la religion, de la hiérarchie, de la sécurité, de la patrie, de la famille, du travail, de l’effort, de l’émulation, de la responsabilité… La justice ? Ils peuvent s’en réclamer les uns et les autres. Mais ils n’en ont pas la même conception. À gauche, la justice est d’abord équité : elle veut les hommes égaux, non seulement en droits mais, le plus possible, en fait. Aussi se fait-elle volontiers réparatrice, voire égalitariste. Sa maxime serait : « À chacun selon ses besoins. » Celui qui a déjà la chance d’être plus intelligent ou plus cultivé, de faire un travail plus intéressant ou plus prestigieux, pourquoi faudrait-il en outre qu’il soit plus riche ? Il l’est pourtant, en tout pays, et il n’y a plus que l’extrême gauche qui s’en offusque. La gauche modérée, toutefois, ne s’y résigne pas sans un peu de mauvaise conscience. Toute inégalité lui semble suspecte : elle ne la tolère qu’à regret, faute de pouvoir ou de vouloir tout à fait l’empêcher. À droite, la justice est plutôt conçue comme une sanction ou une récompense. L’égalité des droits suffit, qui ne saurait annuler l’inégalité des talents et des performances. Pourquoi les plus doués ou les plus travailleurs ne seraient-ils pas plus riches que les autres ? Pourquoi ne feraient-ils pas fortune ? Pourquoi leurs enfants ne pourraient-ils profiter de ce que leurs parents ont amassé ? La justice, pour eux, est moins dans l’égalité que dans la proportion. Aussi se fait-elle volontiers élitiste ou sélective. Sa maxime serait : « À chacun selon ses mérites. » Protéger les plus faibles ? Soit. Mais pas au point d’encourager la faiblesse, ni de décourager les plus entreprenants, les plus talentueux ou les plus riches !
    Ce ne sont que des tendances, qui peuvent traverser chacun d’entre nous, chaque courant de pensée (dans les Évangiles, la parabole du jeune homme riche est de gauche ; celle des talents, de droite), mais qui me paraissent, au total, assez claires. La démocratie, parce qu’elle a besoin d’une majorité, pousse à cette bipolarisation. Mieux vaut en prendre acte que faire semblant de l’ignorer. Non qu’un parti ou qu’un individu doive forcément, pour être de gauche ou de droite, partager toutes les idées qui caractérisent – mais d’un point de vue régulateur plutôt que constitutif – l’un ou l’autre courant. À chacun, entre ces deux pôles, d’inventer son chemin, sa position propre, ses compromis, ses équilibres. Pourquoi faudrait-il, pour être de gauche, se désintéresser de la famille, de la sécurité ou de l’effort ? Pourquoi, parce qu’on est de droite, devrait-on renoncer aux réformes, au progrès, à la laïcité ? Droite et gauche ne sont que des pôles, je l’ai dit, et nul n’est tenu de s’enfermer dans l’un des deux. Ce ne sont que des tendances, et nul n’est tenu de s’amputer totalement de l’autre. Mieux vaut être ambidextre que manchot. Mais mieux vaut être manchot d’un bras que de deux.
    Reste, qu’on soit de droite ou de gauche, à l’être intelligemment. C’est le plus difficile. C’est le plus important. L’intelligence n’est d’aucun camp. C’est pourquoi nous avons besoin des deux, et de l’alternance entre les deux.

    Philos mag

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