La scène se déroule le 16 décembre dans un salon de réception de l’Hôtel Ritz-Carlton, à Riyad. Trois cents représentants de l’élite économique et politique saoudienne assistent à un discours de Mohammed Ben Salman.
Le vice-prince héritier du royaume, 30 ans, a surgi dans le palace vêtu d’un simple thawb, la tunique blanche des gens du Golfe, à la stupéfaction des hommes de l’assemblée, qui avaient tous revêtu leur bisht, la cape aux liserés dorés des grandes occasions.
Puis le fils du roi Salman s’est lancé dans la présentation, sans texte et sans prompteur, de son « plan de transformation nationale ». Un vaste programme de réformes visant à dépoussiérer la bureaucratie saoudienne et à sortir l’économie de sa dépendance à l’or noir. « Dans la forme et dans le fond, c’était fascinant, du jamais-vu », témoigne Aala Naseïf, une consultante en développement, présente ce jour-là dans la salle.
Deux jours plus tôt, autre discours. En six minutes face à la presse, Mohammed Ben Salman proclame la formation d’une coalition antiterroriste de 34 pays. Une réponse aux Occidentaux, qui reprochent à Riyad de trop se consacrer au Yémen, où son armée bombarde les milices houthistes, des rebelles pro-iraniens, et trop peu à l’organisation Etat islamique (EI), l’ennemi public numéro un des capitales européennes.
L’annonce aurait dû revenir à Mohammed Ben Nayef, 56 ans, ministre de l’intérieur et dauphin en titre, qui a fait de la lutte contre les djihadistes sa spécialité. Mais son cousin le prince Salman l’a doublé, au prix d’un couac fâcheux. A peine la conférence de presse se termine-t-elle que le Pakistan et la Malaisie, présentés comme des membres de la nouvelle alliance, affirment qu’ils n’ont jamais été associés à ce projet…
Dans le brouhaha, personne ne prête attention au fait que, au même moment, les forces antihouthistes se lancent à la conquête de la province d’Al-Jawf, dans le nord du Yémen, avec le soutien de l’aviation saoudienne. L’offensive percute de plein fouet les négociations de paix, relancées par l’ONU à grand-peine, dans un discret village des Alpes suisses. A la manœuvre, encore et toujours : Mohammed Ben Salman, le commandant en chef de la guerre au Yémen, décidé à empêcher qu’un « Hezbollah yéménite » se dresse à la frontière du royaume.
Economie, réforme de l’Etat, diplomatie et sécurité : le vice-prince héritier accapare tous les dossiers-clés. Celui qui n’est sur le papier que ministre de la défense se comporte depuis quelques mois comme un super-premier ministre. Il est l’homme qui monte, qui compte, et qui affole les pronostics. Se pourrait-il qu’il succède directement à son père, âgé de 80 ans, alors même qu’il est deuxième dans l’ordre de succession, derrière Mohammed Ben Nayef ?
Indice de sa possible mise sur orbite, la presse saoudienne, qui appartient en grande partie au roi, use à son endroit de formules de plus en plus révérencieuses. Il est l’homme qui « construit l’économie de la nation d’une main et protège les frontières de l’autre », claironne le quotidien Al-Madinah. « Le général de la guerre et le parrain du développement », s’enflamme Asharq Al-Awsat.
A l’évidence, Salman junior voit grand. Et pour lui, et pour le pays. « Thatchérien » sans complexes, un qualificatif dont il s’est affublé dans une récente interview à The Economist, il prétend réformer l’Etat-providence saoudien sans casser le pacte social, à base de redistribution de la rente pétrolière, qui est la garantie de longévité des Saoud. En ligne avec la diplomatie plus offensive impulsée par son père, il jure d’endiguer l’influence croissante de l’Iran au Proche-Orient, sans sombrer dans un interventionnisme tous azimuts. Oui à la rupture des relations avec le voisin chiite, décidée fin 2015, en représailles au saccage de l’ambassade de Téhéran, elle-même conséquence de l’exécution du prédicateur chiite Nimr Al-Nimr. Mais non à la guerre, qui serait « une catastrophe majeure ».
Un homme difficile à déchiffrer
Pour un jeune homme dont le bagage universitaire se limite à une licence de droit obtenue à l’université du roi Saoud et qui était un illustre inconnu il y a encore un an, la feuille de route paraît singulièrement chargée. Surtout dans le contexte actuel, marqué par l’éloignement de Washington, l’effondrement des prix du brut et le retour en force de Téhéran sur la scène internationale. « Avec les crises viennent les opportunités », répond le jeune ambitieux, qui cite Churchill, mais semble croire avant tout en lui-même. En cinq heures de discussion avec les journalistes de The Economist, il n’a cité qu’une seule fois son père. Et jamais son cousin qui, lors de de l’avènement du roi Salman en janvier 2015, apparaissait pourtant comme le plus prometteur.
Les milieux diplomatiques se perdent en conjectures. « MBS », comme ils le surnomment, est-il un modernisateur plein d’allant ou un dangereux amateur ? Un futur grand ou une étoile filante ? D’une stature imposante, le visage marmoréen, mangé par une grosse barbe noire, l’homme est difficile à déchiffrer. « Mes interlocuteurs en Arabie saoudite, qui sont parfois très proches de la famille royale, me donnent deux sons de cloche très différents, confie un homme d’affaires occidental, qui se rend souvent dans le royaume. Certains disent qu’il est impulsif, arrogant et superficiel. D’autres disent qu’il est en phase avec la jeunesse, qu’il sait écouter et s’entourer. »
Son principal atout est d’avoir l’oreille du roi. Plus que cela : d’avoir son numéro de téléphone, son agenda et un accès sans entrave à ses palais. Mohammed Ben Salman est le fils préféré de Salman, que celui-ci a eu avec sa troisième épouse, considérée comme sa favorite. Dans un pays aussi légitimiste que l’Arabie saoudite, ce simple statut lui confère une aura et un pouvoir immédiat.
Ce tandem père-fils s’affirme à la fin des années 2000. C’est l’époque où Salman préside comme gouverneur au décollage économique de Riyad et arbitre les querelles entre princes, en tant que juge de paix de la famille Saoud. Dans les coulisses, Mohammed s’imprègne de l’esprit gestionnaire de son père ainsi que des petits et grands secrets de la dynastie royale. Dans un royaume aussi opaque que l’Arabie saoudite, le savoir, c’est déjà le pouvoir. Quand Salman prend la tête du ministère de la défense, en 2011, à la mort de son frère Sultan, l’héritier suit, comme conseiller personnel. Il s’y taille un domaine de plus en plus vaste, au grand déplaisir des ministres adjoints : quatre d’entre eux valsent en l’espace de quatre ans.
Arrive janvier 2015, le décès du roi Abdallah et l’intronisation de Salman. Le fils prodigue récupère logiquement le portefeuille de la défense, avant d’être promu, quatre mois plus tard, au poste de vice-prince héritier. Son ascension est facilitée par une mutation profonde du système politique saoudien. Le principe de collégialité en vigueur sous le roi Fahd (1982-2005) cède la place à une centralisation autoritaire. En dix ans, les baronnies détenues par quelques lignées phares, comme les Fayçal aux affaires étrangères, les Sultan à la défense, et les Mansour aux affaires municipales, ont été démantelées.
A la place, un triumvirat s’installe, composé du roi et des Mohammedaïn, « les deux Mohammed », comme on les appelle à Riyad. A « MBS », la tête de la super-commission chargée des affaires de développement où siège « MBN », alias Mohammed Ben Nayef ; et à « MBN », la responsabilité de la super-commission dédiée aux questions de sécurité, où figure « MBS ». Sur le papier, l’équilibre est parfait. Chacun des deux est à la fois le supérieur et le subordonné de l’autre.
La suite.........................................
Le vice-prince héritier du royaume, 30 ans, a surgi dans le palace vêtu d’un simple thawb, la tunique blanche des gens du Golfe, à la stupéfaction des hommes de l’assemblée, qui avaient tous revêtu leur bisht, la cape aux liserés dorés des grandes occasions.
Puis le fils du roi Salman s’est lancé dans la présentation, sans texte et sans prompteur, de son « plan de transformation nationale ». Un vaste programme de réformes visant à dépoussiérer la bureaucratie saoudienne et à sortir l’économie de sa dépendance à l’or noir. « Dans la forme et dans le fond, c’était fascinant, du jamais-vu », témoigne Aala Naseïf, une consultante en développement, présente ce jour-là dans la salle.
Deux jours plus tôt, autre discours. En six minutes face à la presse, Mohammed Ben Salman proclame la formation d’une coalition antiterroriste de 34 pays. Une réponse aux Occidentaux, qui reprochent à Riyad de trop se consacrer au Yémen, où son armée bombarde les milices houthistes, des rebelles pro-iraniens, et trop peu à l’organisation Etat islamique (EI), l’ennemi public numéro un des capitales européennes.
L’annonce aurait dû revenir à Mohammed Ben Nayef, 56 ans, ministre de l’intérieur et dauphin en titre, qui a fait de la lutte contre les djihadistes sa spécialité. Mais son cousin le prince Salman l’a doublé, au prix d’un couac fâcheux. A peine la conférence de presse se termine-t-elle que le Pakistan et la Malaisie, présentés comme des membres de la nouvelle alliance, affirment qu’ils n’ont jamais été associés à ce projet…
Dans le brouhaha, personne ne prête attention au fait que, au même moment, les forces antihouthistes se lancent à la conquête de la province d’Al-Jawf, dans le nord du Yémen, avec le soutien de l’aviation saoudienne. L’offensive percute de plein fouet les négociations de paix, relancées par l’ONU à grand-peine, dans un discret village des Alpes suisses. A la manœuvre, encore et toujours : Mohammed Ben Salman, le commandant en chef de la guerre au Yémen, décidé à empêcher qu’un « Hezbollah yéménite » se dresse à la frontière du royaume.
Economie, réforme de l’Etat, diplomatie et sécurité : le vice-prince héritier accapare tous les dossiers-clés. Celui qui n’est sur le papier que ministre de la défense se comporte depuis quelques mois comme un super-premier ministre. Il est l’homme qui monte, qui compte, et qui affole les pronostics. Se pourrait-il qu’il succède directement à son père, âgé de 80 ans, alors même qu’il est deuxième dans l’ordre de succession, derrière Mohammed Ben Nayef ?
Indice de sa possible mise sur orbite, la presse saoudienne, qui appartient en grande partie au roi, use à son endroit de formules de plus en plus révérencieuses. Il est l’homme qui « construit l’économie de la nation d’une main et protège les frontières de l’autre », claironne le quotidien Al-Madinah. « Le général de la guerre et le parrain du développement », s’enflamme Asharq Al-Awsat.
A l’évidence, Salman junior voit grand. Et pour lui, et pour le pays. « Thatchérien » sans complexes, un qualificatif dont il s’est affublé dans une récente interview à The Economist, il prétend réformer l’Etat-providence saoudien sans casser le pacte social, à base de redistribution de la rente pétrolière, qui est la garantie de longévité des Saoud. En ligne avec la diplomatie plus offensive impulsée par son père, il jure d’endiguer l’influence croissante de l’Iran au Proche-Orient, sans sombrer dans un interventionnisme tous azimuts. Oui à la rupture des relations avec le voisin chiite, décidée fin 2015, en représailles au saccage de l’ambassade de Téhéran, elle-même conséquence de l’exécution du prédicateur chiite Nimr Al-Nimr. Mais non à la guerre, qui serait « une catastrophe majeure ».
Un homme difficile à déchiffrer
Pour un jeune homme dont le bagage universitaire se limite à une licence de droit obtenue à l’université du roi Saoud et qui était un illustre inconnu il y a encore un an, la feuille de route paraît singulièrement chargée. Surtout dans le contexte actuel, marqué par l’éloignement de Washington, l’effondrement des prix du brut et le retour en force de Téhéran sur la scène internationale. « Avec les crises viennent les opportunités », répond le jeune ambitieux, qui cite Churchill, mais semble croire avant tout en lui-même. En cinq heures de discussion avec les journalistes de The Economist, il n’a cité qu’une seule fois son père. Et jamais son cousin qui, lors de de l’avènement du roi Salman en janvier 2015, apparaissait pourtant comme le plus prometteur.
Les milieux diplomatiques se perdent en conjectures. « MBS », comme ils le surnomment, est-il un modernisateur plein d’allant ou un dangereux amateur ? Un futur grand ou une étoile filante ? D’une stature imposante, le visage marmoréen, mangé par une grosse barbe noire, l’homme est difficile à déchiffrer. « Mes interlocuteurs en Arabie saoudite, qui sont parfois très proches de la famille royale, me donnent deux sons de cloche très différents, confie un homme d’affaires occidental, qui se rend souvent dans le royaume. Certains disent qu’il est impulsif, arrogant et superficiel. D’autres disent qu’il est en phase avec la jeunesse, qu’il sait écouter et s’entourer. »
Son principal atout est d’avoir l’oreille du roi. Plus que cela : d’avoir son numéro de téléphone, son agenda et un accès sans entrave à ses palais. Mohammed Ben Salman est le fils préféré de Salman, que celui-ci a eu avec sa troisième épouse, considérée comme sa favorite. Dans un pays aussi légitimiste que l’Arabie saoudite, ce simple statut lui confère une aura et un pouvoir immédiat.
Ce tandem père-fils s’affirme à la fin des années 2000. C’est l’époque où Salman préside comme gouverneur au décollage économique de Riyad et arbitre les querelles entre princes, en tant que juge de paix de la famille Saoud. Dans les coulisses, Mohammed s’imprègne de l’esprit gestionnaire de son père ainsi que des petits et grands secrets de la dynastie royale. Dans un royaume aussi opaque que l’Arabie saoudite, le savoir, c’est déjà le pouvoir. Quand Salman prend la tête du ministère de la défense, en 2011, à la mort de son frère Sultan, l’héritier suit, comme conseiller personnel. Il s’y taille un domaine de plus en plus vaste, au grand déplaisir des ministres adjoints : quatre d’entre eux valsent en l’espace de quatre ans.
Arrive janvier 2015, le décès du roi Abdallah et l’intronisation de Salman. Le fils prodigue récupère logiquement le portefeuille de la défense, avant d’être promu, quatre mois plus tard, au poste de vice-prince héritier. Son ascension est facilitée par une mutation profonde du système politique saoudien. Le principe de collégialité en vigueur sous le roi Fahd (1982-2005) cède la place à une centralisation autoritaire. En dix ans, les baronnies détenues par quelques lignées phares, comme les Fayçal aux affaires étrangères, les Sultan à la défense, et les Mansour aux affaires municipales, ont été démantelées.
A la place, un triumvirat s’installe, composé du roi et des Mohammedaïn, « les deux Mohammed », comme on les appelle à Riyad. A « MBS », la tête de la super-commission chargée des affaires de développement où siège « MBN », alias Mohammed Ben Nayef ; et à « MBN », la responsabilité de la super-commission dédiée aux questions de sécurité, où figure « MBS ». Sur le papier, l’équilibre est parfait. Chacun des deux est à la fois le supérieur et le subordonné de l’autre.
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