Mots et choses berbères
Et si seule l’idéologie avait gommé les apports du berbère aux autres langues ? Voilà une réflexion qui aurait bien plu à notre regretté Bourdieu, qui savait comme personne ce que parler veut dire et combien le simple fait de nommer une chose peut la faire exister.
Si on attribue avec une grande facilité une origine étrangère à un grand nombre de mots berbères, l’idée que d’autres langues aient elles-mêmes emprunté aux berbères est très rarement formulée. C’est ainsi qu’au 19ème siècle, lorsqu’un savant allemand, F.C. Movers, formula l’idée qu’une partie des cultures légumineuses et du vocabulaire qui les désigne en grec et en latin sont empruntés aux berbères, il s’attire cette remarque de l’historien français S. Gsell : « On a allégué des mots berbères ou prétendus tels qui ressemblent plus ou moins à des mots grecs ou latins, ayant la même signification, et on a soutenu que ceux-ci ont été empruntés aux africains. Mais pour les mots qui sont réellement apparentés, c’est au contraire aux africains que l’emprunt est imputable. »
Ce genre de raisonnement, que beaucoup d’auteurs de la période coloniale allaient reprendre, repose sur un préjugé : celui du berbère frustre et primitif qui n’a rien apporté à la civilisation et qui se contente d’emprunter aux autres non seulement les techniques et le savoir mais aussi les mots qui les véhiculent ; cette vision est aujourd’hui remise en cause : le berbère, même s’il s’est le plus souvent trouvé dans la situation d’une langue dominée, a aussi prêté aux autres des éléments de sa culture et des mots de sa langue. C’est ce que nous allons essayer de montrer dans cet article qui donne les premiers éléments d’une enquête que nous menons depuis quelques années sur ce sujet.
Mots berbères en grec et en latin...
Il est probable que les noms de plantes berbères, traditionnellemnt rapportés au latin, aient une origine berbère. F.C. Movers le soutenait et il cite entre autres le nom de la lentille, lents en latin, talentit en berbère, et celui du pois chiche, cicer (prononcé Kiker), ikiker en berbère. Dans le domaine des arbres fruitiers, le nom latin du poirier, pirus, provient sans doute également d’un mot berbère ifires . En tout cas, ceux qui défendent l’hypothèse inverse d’un emprunt du berbère au latin se heurtent à un ecueil de taille : les dictionnaires étymologiques du latin indiquent que pirus est d’origine inconnue !
Aux plantes cultivées et aux arbres fruitiers, il faut ajouter les plantes sauvages qui poussent dans les montagnes du Maghreb et dont les noms latins pourraient provenir du berbère : la garance, rubia, berbère tarubia, l’orme, ulmus, berbère ulmu, le cresson, crisonus, berbère gernunec, le chêne, quercus, berbère, akerruc, la massette, buda, berbère tabuda etc. des spécialistes hésitent aujourd’hui à établir par le latin l’étymologie de certains noms de plantes utilisés par les Romains : c’est le cas du nom du pyrètre, tagantes, du caroubier, siliqua et de la coloquinte, gelala. Or ces mots présentent une ressemblance frappante avec les noms berbères équivalents : tadjuntast, taslighwa (ou taselgha) et gelala. Pour gelala, J. André pense qu’il provient du latin d’Afrique. Pourquoi pas plutôt du berbère ? Toutes les plantes citées ci-dessus sont spontanées aux Maghreb, elles ont aussi, depuis les temps immémoriaux, des usages pratiques (plantes tinctoriales par ex emple) mais surtout médicinaux. C’est sans doute par ce dernier usage - les Berbères étant réputés pour leur savoir dans ce domaine - que les mots berbères sont entrés en latin. On sait par les auteurs latins eux-mêmes que la découverte de l’euphorbe est due au roi numide Juba II qui lui a donné ce nom en l’honneur de son médecin grec, en compagnie duquél il herborisait. Le même Juba a écrit un traité, aujourd’hui disparu, sur la plante.
Les auteurs antiques rattachent au Maghreb le silphium qui figure sue les monnaies grecques, de la Cyrénaique. Plante ombellifère, le silphium était consommé par les hommes et les bêtes, mais c’est son suc qui était le plus recherché : il fournissait une sorte de condiment très apprécié et surtout un produit médical réputé soigner tous les maux. Des auteurs modernes rattachent le mot silphium à une racine berbère slf, qui a fourni dans quelques dialectes berbères des noms de plantes : selluf, aslif.
Le vocabulaire berbère de la faune a également laissé des traces en latin et en grec : ces langues n’ont fait que reprendre des noms d’animaux qu’elles ne connaissaient pas. Ainsi, on soupçonne le nom grec du singe, pithécos, pithe, d’avoir été emprunté au berbère biddu, abiddew, selon la forme que le mot a actuellement. On sait que la Maghreb est la patrie du singe magot et on sait, par des récits d’auteurs antiques, que les grecs allaient acheter en Numidie ces singes qu’ils revendaient aux riches oisifs. C’est à l’un de ces marchands que le roi Massinissa a dit : « Mais les femmes de chez vous ne vous donnent donc pas d’enfants ? »
Le nom adopté aujourd’hui pour désigner une variété d’antilope, l’antilope addax, serait d’origine berbère. En tous cas, c’est l’information que donne la naturaliste latin, pline l’Ancien, qui signale qu’addax signifie, en lybique, « antilope ». ce n’a pas subsisté dans les dialectes berbères actuels qui emploient d’autres terme pour désigner l’antilope, notamment amellal, employé en toureg et dans les parlers du Maroc central.
Un mot berbère, aujourd’hui également inusité, mais connu des Anciens, bubal, fournit la dénomination scientifique d’un autre animal : bubales antiquus ou buffle antique. Le même mot sert de désignation à une grande antilope, la bubalis buselaphus, abondamment représentée sur les mosaiques de la période romaine.
Le nom de l’éléphant, elephantum en latin Spatien, les libyens appelaient l’éléphant kaiser, or un autre auteur, Servius, indique qu’il s’agit d’un nom carthaginois, ce qui est vrai, le nom se retrouvant dans les inscriptions puniques, à Carthage.
De nos jours, le nom berbère de l’éléphant n’est plus conservé qu’en toureg, elu, féminin telut. Les dialectes du nord emploient une forme proche plus étoffée, ilef, tileft est attestée dans la toponymie antique, avec le nom d’une localité de Numidie, Thelepte où p latin correspond au f berbère. Le mot pouvait désigner aussi bien le sanglier que l’éléphant, les deux animaux étant abondants à l’époque. D’ailleurs d’autre localités numides portaient le nom de l’éléphant mais cette fois-ci en latin : Elephantaria, dans la Mitidja, Castellum Elephantarius, à proximité de Constantine, Elephantaria dans la Medjerda etc.
L’éléphant a joué un rôle important dans le monde berbère antique, il a figuré sur les monnaies numides et la déesse Africa, personnification de l’Afrique, était revêtue d’une peau d’éléphant. On n’oubliera pas non plus le rôle économique de cet animal, producteur d’une matière très recherchée, l’ivoire, et son utilisation comme arme de guerre par les berbères et les carthaginois. Les Romains ont importé d’Afrique de grandes quantités d’éléphants, principalement pour approvisionner les cirques. La chasse intensive a provoqué, dans les premiers siècles de l’ère chrétienne, la disparition de cet animal du Maghreb.
Toujours dans le vocabulaire des animaux, le grec a emprunté au libyque le nom d’une variété de rats, zeleries. Le nom est attesté aujourd’hui, dans certains dialectes, sous la forme azergug.
Et si seule l’idéologie avait gommé les apports du berbère aux autres langues ? Voilà une réflexion qui aurait bien plu à notre regretté Bourdieu, qui savait comme personne ce que parler veut dire et combien le simple fait de nommer une chose peut la faire exister.
Si on attribue avec une grande facilité une origine étrangère à un grand nombre de mots berbères, l’idée que d’autres langues aient elles-mêmes emprunté aux berbères est très rarement formulée. C’est ainsi qu’au 19ème siècle, lorsqu’un savant allemand, F.C. Movers, formula l’idée qu’une partie des cultures légumineuses et du vocabulaire qui les désigne en grec et en latin sont empruntés aux berbères, il s’attire cette remarque de l’historien français S. Gsell : « On a allégué des mots berbères ou prétendus tels qui ressemblent plus ou moins à des mots grecs ou latins, ayant la même signification, et on a soutenu que ceux-ci ont été empruntés aux africains. Mais pour les mots qui sont réellement apparentés, c’est au contraire aux africains que l’emprunt est imputable. »
Ce genre de raisonnement, que beaucoup d’auteurs de la période coloniale allaient reprendre, repose sur un préjugé : celui du berbère frustre et primitif qui n’a rien apporté à la civilisation et qui se contente d’emprunter aux autres non seulement les techniques et le savoir mais aussi les mots qui les véhiculent ; cette vision est aujourd’hui remise en cause : le berbère, même s’il s’est le plus souvent trouvé dans la situation d’une langue dominée, a aussi prêté aux autres des éléments de sa culture et des mots de sa langue. C’est ce que nous allons essayer de montrer dans cet article qui donne les premiers éléments d’une enquête que nous menons depuis quelques années sur ce sujet.
Mots berbères en grec et en latin...
Il est probable que les noms de plantes berbères, traditionnellemnt rapportés au latin, aient une origine berbère. F.C. Movers le soutenait et il cite entre autres le nom de la lentille, lents en latin, talentit en berbère, et celui du pois chiche, cicer (prononcé Kiker), ikiker en berbère. Dans le domaine des arbres fruitiers, le nom latin du poirier, pirus, provient sans doute également d’un mot berbère ifires . En tout cas, ceux qui défendent l’hypothèse inverse d’un emprunt du berbère au latin se heurtent à un ecueil de taille : les dictionnaires étymologiques du latin indiquent que pirus est d’origine inconnue !
Aux plantes cultivées et aux arbres fruitiers, il faut ajouter les plantes sauvages qui poussent dans les montagnes du Maghreb et dont les noms latins pourraient provenir du berbère : la garance, rubia, berbère tarubia, l’orme, ulmus, berbère ulmu, le cresson, crisonus, berbère gernunec, le chêne, quercus, berbère, akerruc, la massette, buda, berbère tabuda etc. des spécialistes hésitent aujourd’hui à établir par le latin l’étymologie de certains noms de plantes utilisés par les Romains : c’est le cas du nom du pyrètre, tagantes, du caroubier, siliqua et de la coloquinte, gelala. Or ces mots présentent une ressemblance frappante avec les noms berbères équivalents : tadjuntast, taslighwa (ou taselgha) et gelala. Pour gelala, J. André pense qu’il provient du latin d’Afrique. Pourquoi pas plutôt du berbère ? Toutes les plantes citées ci-dessus sont spontanées aux Maghreb, elles ont aussi, depuis les temps immémoriaux, des usages pratiques (plantes tinctoriales par ex emple) mais surtout médicinaux. C’est sans doute par ce dernier usage - les Berbères étant réputés pour leur savoir dans ce domaine - que les mots berbères sont entrés en latin. On sait par les auteurs latins eux-mêmes que la découverte de l’euphorbe est due au roi numide Juba II qui lui a donné ce nom en l’honneur de son médecin grec, en compagnie duquél il herborisait. Le même Juba a écrit un traité, aujourd’hui disparu, sur la plante.
Les auteurs antiques rattachent au Maghreb le silphium qui figure sue les monnaies grecques, de la Cyrénaique. Plante ombellifère, le silphium était consommé par les hommes et les bêtes, mais c’est son suc qui était le plus recherché : il fournissait une sorte de condiment très apprécié et surtout un produit médical réputé soigner tous les maux. Des auteurs modernes rattachent le mot silphium à une racine berbère slf, qui a fourni dans quelques dialectes berbères des noms de plantes : selluf, aslif.
Le vocabulaire berbère de la faune a également laissé des traces en latin et en grec : ces langues n’ont fait que reprendre des noms d’animaux qu’elles ne connaissaient pas. Ainsi, on soupçonne le nom grec du singe, pithécos, pithe, d’avoir été emprunté au berbère biddu, abiddew, selon la forme que le mot a actuellement. On sait que la Maghreb est la patrie du singe magot et on sait, par des récits d’auteurs antiques, que les grecs allaient acheter en Numidie ces singes qu’ils revendaient aux riches oisifs. C’est à l’un de ces marchands que le roi Massinissa a dit : « Mais les femmes de chez vous ne vous donnent donc pas d’enfants ? »
Le nom adopté aujourd’hui pour désigner une variété d’antilope, l’antilope addax, serait d’origine berbère. En tous cas, c’est l’information que donne la naturaliste latin, pline l’Ancien, qui signale qu’addax signifie, en lybique, « antilope ». ce n’a pas subsisté dans les dialectes berbères actuels qui emploient d’autres terme pour désigner l’antilope, notamment amellal, employé en toureg et dans les parlers du Maroc central.
Un mot berbère, aujourd’hui également inusité, mais connu des Anciens, bubal, fournit la dénomination scientifique d’un autre animal : bubales antiquus ou buffle antique. Le même mot sert de désignation à une grande antilope, la bubalis buselaphus, abondamment représentée sur les mosaiques de la période romaine.
Le nom de l’éléphant, elephantum en latin Spatien, les libyens appelaient l’éléphant kaiser, or un autre auteur, Servius, indique qu’il s’agit d’un nom carthaginois, ce qui est vrai, le nom se retrouvant dans les inscriptions puniques, à Carthage.
De nos jours, le nom berbère de l’éléphant n’est plus conservé qu’en toureg, elu, féminin telut. Les dialectes du nord emploient une forme proche plus étoffée, ilef, tileft est attestée dans la toponymie antique, avec le nom d’une localité de Numidie, Thelepte où p latin correspond au f berbère. Le mot pouvait désigner aussi bien le sanglier que l’éléphant, les deux animaux étant abondants à l’époque. D’ailleurs d’autre localités numides portaient le nom de l’éléphant mais cette fois-ci en latin : Elephantaria, dans la Mitidja, Castellum Elephantarius, à proximité de Constantine, Elephantaria dans la Medjerda etc.
L’éléphant a joué un rôle important dans le monde berbère antique, il a figuré sur les monnaies numides et la déesse Africa, personnification de l’Afrique, était revêtue d’une peau d’éléphant. On n’oubliera pas non plus le rôle économique de cet animal, producteur d’une matière très recherchée, l’ivoire, et son utilisation comme arme de guerre par les berbères et les carthaginois. Les Romains ont importé d’Afrique de grandes quantités d’éléphants, principalement pour approvisionner les cirques. La chasse intensive a provoqué, dans les premiers siècles de l’ère chrétienne, la disparition de cet animal du Maghreb.
Toujours dans le vocabulaire des animaux, le grec a emprunté au libyque le nom d’une variété de rats, zeleries. Le nom est attesté aujourd’hui, dans certains dialectes, sous la forme azergug.
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