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Le «carré sémiotique» des discours politiques

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  • Le «carré sémiotique» des discours politiques

    Pour susciter l’adhésion de leur auditoire, les hommes politiques (femmes comprises) doivent se positionner par rapport à des valeurs partagées. La méthode du « carré sémiotique » permet d’en comprendre les logiques cachées. Décryptage…
    Il existe différentes méthodes pour analyser les discours politiques. La lexicométrie, par exemple, procède par comptage de mots pour faire ressortir les spécificités du vocabulaire employé par les acteurs politiques. Issue de la théorie du langage, la sémiotique ambitionne plutôt de comprendre la façon dont se construit le sens des discours. Elle offre à cet égard toute une batterie d’instruments pour en dégager les logiques propres. L’un de ses modèles de base, le « carré sémiotique », permet ainsi de localiser relativement un même ensemble discours en fonction des grands principes qui les structurent. Conçu par Algirdas Julien Greimas (l’un des principaux sémioticiens français) sur la base du carré logique d’Aristote, ce modèle schématique repose sur un jeu de construction entre catégories qui tout à la fois s’opposent, se contredisent et sont complémentaires. Prenons un exemple. Si l’on considère l’ordre général des conduites dans le cadre de la loi, on peut opposer comme des catégories contraires – sur l’axe commun de ce qui est prescrit – ce que l’on doit faire (l’obligatoire) à ce qu’on doit ne pas faire (l’interdit). Chacune de ces positions se définit également par leur opposition respective, selon un principe contradictoire cette fois, à ce que l’on ne doit pas obligatoirement faire (le facultatif) et à ce que l’on ne doit pas impérativement ne pas faire (le permis), ces deux positions exprimant l’univers sémantique du non-prescrit. On obtient ainsi une sorte de grille de lecture qui permet de positionner, en fonction de leur dominante, et sans en épuiser la diversité, les différents discours de prescription des attitudes (schéma n° 1).




    C’est un schéma de cet ordre que nous avons mobilisé pour dégager les grands principes différenciateurs des discours de la campagne présidentielle de 2007 (1). Dans ce type de compétition politique, les discours habituellement tenus par les acteurs politiques tendent à se brouiller, certains candidats n’hésitant pas à se placer sur le terrain de l’adversaire (ce que l’on appelle la triangulation) pour recueillir un maximum de soutiens. Ainsi, on se souvient des discours de Nicolas Sarkozy sur la souffrance sociale ou des préconisations de Ségolène Royal concernant l’encadrement militaire des adolescents primodélinquants. De fait, le clivage gauche-droite, qui est habituellement utilisé pour établir les positions des acteurs politiques, devient dans ces conditions moins pertinent. C’est à ce titre que le carré sémiotique peut constituer un outil de cartographie intéressant.

    L’illusion de l’intimité
    Pour établir les positionnements des candidats, nous avons commencé par identifier les grandes catégories de valeurs qui, en amont, travaillent leurs discours. En politique, ces valeurs renvoient à des modes différenciés de rapport à la réalité. Il y a tout d’abord la catégorie du vécu partagé qui désigne ici la réalité en tant qu’elle est subjectivement éprouvée par les personnes et présente par empathie dans le discours : « chacun d’entre nous » ; « nous, travailleurs » ; « les Français ». Le vécu se manifeste ainsi toujours sur le mode participatif. À cette première catégorie s’oppose (relation contraire) celle de l’utopie visée, c’est-à-dire ce au nom de quoi le vécu peut être transformé : « la passion de l’égalité » (S. Royal), « la France forte » (N. Sarkozy), « un autre monde » (José Bové)…, tout ce qui peut donc, dans le discours, faire le corps de la promesse et ouvrir les perspectives d’un devenir. Si le vécu s’oppose à l’utopie, il peut être également nié (relation contradictoire) par une troisième catégorie, celle de la fiction imaginée : le discours procède alors à une construction fictionnelle de la réalité, jouant sur les émotions et suscitant des identifications par l’emploi d’un vocabulaire imagé, le recours à l’anecdote, l’exploitation de textes ou de genres littéraires ou encore la convocation de personnages historiques. À cette troisième catégorie, enfin, s’oppose celle de la réalité analysée (en contradiction avec l’utopie visée), qui désigne ici non pas la réalité du monde effectif mais l’objectivation de cette réalité dans et par le discours d’analyse (sophistiqué ou non). Ainsi, obtient-on in fine un carré sémiotique des « modes d’ancrage » du politique reposant sur quatre catégories de valeurs (schéma n° 2).




    L’analyse positionnelle des discours s’effectue dès lors en deux temps : tout d’abord en fonction de l’accent mis sur telle valeur (ancrage) ; ensuite à partir des relations qui s’établissent entre elles (parcours). Il est rare en effet que le discours se fige sur une seule catégorie de valeurs. Il s’ancre sur un point de départ puis transite par d’autres positions. C’est précisément ce parcours qui définit les logiques spécifiques des discours des candidats et permet de les différencier.
    Prenons ici un premier exemple, celui de S. Royal (schéma n° 3).




    Son discours s’ancre résolument dans le vécu partagé. L’ancienne candidate socialiste cherche tout d’abord à entretenir l’illusion d’une communication intime avec les électeurs : « vous m’avez dit, je vous ai entendus » ; « je le veux, parce que vous le voulez » (2). Elle valorise ensuite sans cesse l’expérience sensible des acteurs, qu’elle travaille dans une logique de nivellement : d’un côté, elle insiste sur ses qualités ordinaires de femme ou de mère, de l’autre, elle érige le citoyen au rang d’expert : « Je crois à la capacité d’expertise des citoyens (…), je suis convaincue que chacun d’entre nous est le mieux à même de connaître et d’exprimer ses problèmes, ses attentes, ses espérances (3). » Enfin, elle défend le principe d’une campagne « participative » : « J’ai voulu que les citoyens reprennent la parole pour que je puisse porter leur voix (4). » Le caractère prédominant de ce procédé dans la fabrication du discours de la candidate socialiste n’est pas sans déterminer la suite de son parcours dans le carré sémiotique. Ici, la réalité analysée passe en effet par le filtre de l’utopie, qui réside dans le projet d’une « révolution démocratique fondée sur l’intelligence collective des citoyens (5) ».

    Quand l’utopie et la fiction sont écartées
    La reconnaissance du « citoyen expert » constitue ainsi le réquisit d’un véritable changement politique (« Moi, je considère que la politique doit changer, donc qu’elle doit aussi tenir compte de l’intelligence collective des gens (6) »), et son intervention est conçue comme le principe structurant des orientations programmatiques de la candidate : « Il est absolument nécessaire de donner la parole aux citoyens sur les problèmes qui les concernent. Parce que c’est comme cela que, non seulement, nous parlerons juste, mais c’est comme cela aussi que nous agirons juste (7). »
    Prenons un deuxième exemple, celui de N. Sarkozy (schéma n° 4).



    Le discours de campagne du candidat de l’UMP trouve son ancrage à la fois dans le vécu partagé et dans la réalité analysée, sur le mode d’incessants allers-retours entre ces deux pôles. En témoigne l’utilisation récurrente du couple rhétorique « problème-solution », principe structurant qui contribue à conférer à la parole de l’actuel président de la République son rythme si singulier : « Qu’est-ce la France ? Pour moi, c’est une volonté, ce n’est pas un hasard. C’est la volonté de gens différents de vivre ensemble et de partager des valeurs communes. Pourquoi n’avons-nous plus l’envie de vivre ensemble ? Ma réponse : c’est parce qu’il y a un certain nombre de nos concitoyens qui pensent que rien n’est possible pour eux (8). » Dans le discours de N. Sarkozy, le vécu partagé ne constitue pas, comme dans celui de S. Royal, le fondement ou le prétexte à une coévaluation de la réalité analysée. Le candidat maintient en effet une claire distinction entre les rôles qui incombent à chacun (« On ne devient pas président de la République par hasard. (…) C’est un combat qui est très long, c’est le choix d’une vie (9) ») et se réserve le monopole de l’élaboration des orientations programmatiques : « Je me sens la force, l’énergie et l’envie de proposer une autre vision de la France (10). » Ce schéma binaire (vécu-réalité) est longtemps resté dominant dans les discours du candidat de l’UMP, l’utopie et la fiction étant écartées au profit d’une appréhension éminemment pragmatique de la politique : « Être de droite, (…) c’est refuser de chercher dans l’idéologie la réponse à toutes les questions, la solution à tous les problèmes (11). » Mais le discours de N. Sarkozy a évolué au fil de la campagne, prenant progressivement une dimension fictionnelle. Le discours d’investiture du 14 janvier 2007 marque, de ce point de vue, un véritable tournant : le registre se teinte alors de lyrisme (« Français, prompts à détester votre pays et son histoire, écoutez la grande voix de Jaurès »), le texte s’enrichit de citations littéraires (« Tant qu’il y aura sur la Terre ignorance et misère, des livres de la nature de celui-ci pourront ne pas être inutiles », Victor Hugo, Les Misérables) ; le souci de la réalité s’efface derrière l’évocation d’une France imaginaire et réconciliée (« (La France), c’est le pays qui a fait la synthèse entre l’Ancien Régime et la Révolution, entre l’État capétien et l’État républicain, entre le patriotisme et l’universalisme (12) ») ; le candidat recompose enfin sa propre lignée politico-culturelle en invoquant une longue galerie de figures tutélaires (de Henri IV à Jean Moulin, de Georges Danton à Jean Jaurès…). Autant d’indices témoignant d’une volonté de paraître sous un autre jour (« J’ai changé (13) »), même si la caractéristique la plus marquante reste la structure binaire qui fait osciller le discours d’un pôle à l’autre.

  • #2
    suite

    La politique comme fiction
    Appliqué à l’ensemble des discours de la campagne présidentielle, le carré permet en définitive d’identifier des parcours distincts pour chacun des candidats et, ainsi, de repérer, au-delà des stratégies électoralistes de brouillage, leurs principales différences. Prenons brièvement encore deux exemples. Le discours de François Bayrou apparaît dominé par la visée utopique d’une France « simple et honnête (14) », délivrée de ses « divisions artificielles » : « Je vous avoue que je n’aime pas beaucoup la bipolarisation. Je la trouve stupide, (…) simpliste, (…) fausse (15) » ; « Le vrai nom de la France, le vrai nom de la République en France, c’est ensemble (16). » Quant au discours de Jean-Marie Le Pen, il procède pour l’essentiel d’une fictionnalisation du politique. La réalité analysée est ainsi reconstruite au filtre d’un véritable roman centré sur la désignation des responsables de la « décadence » de la France, responsables décrits sous les traits d’acteurs grotesques ou de créatures intrigantes : le « système, la bête à deux visages au nom étrange et inquiétant d’UMPS (17) »; la « bande des quatre (18) » ; « lady Nunuche ou la fée Gribouille » (à propos de S. Royal) ; « miss Poitou-Charentes (19). »


    Transcender les clivages idéologiques
    Bien sûr, ce carré des modes d’ancrage n’épuise pas toute la densité des discours politiques (pas plus, à ce titre, que la grille de lecture du storytelling, qui à force de tout expliquer, n’explique plus grand-chose…). Mais son utilisation permet tout d’abord d’établir un premier repérage des positionnements généraux des discours. Dans une perspective d’analyse sémiotique, ce travail constitue ainsi le préalable à l’exploration des autres niveaux de production du sens discursif : qu’il s’agisse des perspectives narratives ou des registres passionnels. Par ailleurs, dans un contexte politique où les oppositions traditionnelles tendent de manière persistante à se brouiller, le modèle du carré peut s’avérer utile pour décrypter les prises de position précisément parce qu’il repose sur l’intervention de valeurs fondamentales (le vécu, la fiction, l’utopie, la réalité) qui transcendent les clivages idéologiques. De ce point de vue, son application aux discours actuels des anciens candidats à l’élection présidentielle de 2007 permet de prendre la mesure de l’immuabilité relative des grands principes qui sont au fondement de leurs discours. S. Royal accorde ainsi toujours la primauté au vécu partagé, comme en témoigne son allocution à Dakar en avril 2009 : « Vous avez fait l’histoire et vous continuez à la faire et vous l’avez faite bien avant la colonisation, pendant, avant et depuis. Et c’est avec vous que nous allons construire notre avenir. » De même, le discours du président de la République continue toujours de s’articuler autour du double pôle du vécu partagé et la réalité analysée, comme en témoigne son discours devant le Parlement réuni en Congrès en 2009 : « Comment se fait-il que nous ayons autant de mal dans notre pays à préparer l’avenir ? Au fond, comment se fait-il que tous ensemble nous ayons pris tant de retard ? (…) J’y ai beaucoup réfléchi. Je crois que, la crise aidant, le moment est venu de remettre en cause les principes d’une politique qui nous a enfermés dans des contradictions de moins en moins soutenables. »

    NOTES :
    (1) Denis Bertrand, Alexandre Dézé et Jean-Louis Missika, Parler pour gagner. Sémiotique des discours de la campagne présidentielle de 2007, Presses de Sciences Po, 2007.
    (2) Ségolène Royal, discours programmatique, Villepinte, 11 février 2007.
    (3) Ségolène Royal, discours de la fête de la Rose, Frangy-en-Bresse, 20 août 2006.
    (4) Ségolène Royal, « Le pacte présidentiel », février 2007.
    (5) Ségolène Royal, discours de la fête de la Rose, op. cit.
    (6) Ségolène Royal, invitée du journal télévisé de 20 heures, TF1, 20 novembre 2006.
    (7) Ségolène Royal, discours lors du premier débat participatif, Strasbourg, 20 décembre 2006.
    (8) Nicolas Sarkozy, invité de l’émission télévisée « À vous de juger », France 2, 30 novembre 2006.
    (9) Nicolas Sarkozy, invité du journal télévisé de 20 heures, TF1, 23 novembre 2006.
    (10) Nicolas Sarkozy, « Tout peut devenir possible », entretien exclusif accordé à la presse régionale, 30 novembre 2006.
    (11) Nicolas Sarkozy, discours d’investiture au congrès de l’UMP, 14 janvier 2006.
    (12) Nicolas Sarkozy, discours de meeting, La Réunion, 15 février 2007.
    (13) Ibid.
    (14) François Bayrou, Le Parisien, 16 février 2007.
    (15) François Bayrou, discours lors du Conseil national de l’UDF, Paris, 12 novembre 2006.
    (16) Ibid.
    (17) Sources : AFP, 21 janvier 2007.
    (18) Ibid.
    (19) Jean-Marie Le Pen, discours du projet présidentiel, Le Bourget, 12 novembre 2006.


    SH

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