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"Faire sauter un régime, c'est la partie facile, il faut savoir quoi faire après"

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  • "Faire sauter un régime, c'est la partie facile, il faut savoir quoi faire après"

    Gérard Chaliand n’est pas tendre avec l’Occident. Dans "Pourquoi perd-on la guerre?", son dernier ouvrage paru le 30 mars dernier (1), l’expert en géostratégie revient sur les échecs cuisants auxquels nos pays ont été confrontés, depuis le Vietnam jusqu’au conflit syrien et à la lutte contre le terrorisme. Frilosité des opinions publiques, méconnaissance des terrains de guerre, armées inaptes aux tâches qui leur incombent, alliances stratégiques caduques, les raisons de ces échecs sont multiples, selon le Français. Les médias et la fâcheuse tendance qu’ont certains d’entre eux à relayer en boucle les messages anxiogènes des terroristes islamistes sont également passés à la moulinette d’un Gérard Chaliand qui n’a décidément rien perdu de son regard critique, ni de sa verve.

    Pensez-vous que les attentats de Paris et de Bruxelles soient de nature à renforcer la frilosité de nos opinions publiques par rapport à la guerre?
    Il y a aujourd’hui une psychose et l’ambiance générale est à la victimisation. Dix soldats français meurent dans une embuscade en Afghanistan en 2008 et le président français y va pour montrer sa compassion. Il les traite comme des victimes et non pas comme des soldats tombés dans l’exercice de leur métier. L’opinion publique n’encaisse plus les pertes. On vit dans un monde très civilisé. Mais, manque de chance, nous sommes un îlot isolé. En face, on a des adversaires qui font un chantage à la peur. Une peur renforcée par un certain nombre de médias télévisuels qui passent en boucle tout ce qui concerne le terrorisme, qui vendent de l’angoisse. Or, nos chances de mourir dans les conséquences d’un attentat terroriste sont de 1 sur 1.000.000. C’est un appel au courage et à la raison qu’il faudrait faire.

    Où situez-vous la limite entre le devoir d’information et une information qui vire au relais de messages anxiogènes de l’Etat islamique (EI)?

    Dans la répétition. Lorsqu’il y a un attentat en Israël, les médias israéliens rapportent qu’un autobus a été attaqué, qu’il y a eu trois morts, point final. Ils ne vont pas commencer à montrer les cadavres, le carnage et ils ne vont surtout pas inviter la maman, la fiancée et les copains des victimes en faisant une déploration sur des jours et des jours. Il y a informer et puis il y a la litanie en boucle dont nos médias sont à la fois les prisonniers et les vecteurs. Ils devraient se contrôler, informer sans diffuser la propagande de l’adversaire en l’amplifiant et arrêter de lui rendre service en tirant le maximum de ce qu’ils peuvent comme émotion autour d’un attentat.
    En menant des attentats dans nos pays, l’un des objectifs de l’EI est de monter les non-musulmans contre les musulmans et de renforcer ainsi le sentiment d’exclusion que ceux-ci pourraient avoir. Risquons-nous de tomber dans le piège?

    C’est effectivement ce que les islamistes souhaitent. Ils veulent démontrer que nous sommes islamophobes. Mais en Europe, on a réagi de façon générale avec beaucoup de civilité, de civisme. Il n’y a pas eu de débordements comme on aurait pu le voir dans d’autres régions du monde où quand il y a un attentat, on assiste immédiatement au pogrom de la partie adverse avec des morts et des bâtiments brûlés.

    Vous dites que l’EI mène une révolution, que son appel est aussi mobilisateur que le fut celui des marxistes-léninistes. Ce pouvoir mobilisateur, jusqu’au sein même de notre jeunesse, est-il dû à un vide idéologique dans nos sociétés?

    À l’heure actuelle, qu’est-ce qui est mobilisateur? On ne voit guère de grandes causes, à part ce qui touche aux organisations humanitaires. On peut parfaitement imaginer que cet appel de l’identité, du sacrifice, de l’aventure puisse mobiliser un petit nombre de gens. Après tout, on parle de 3.000 types qui quittent la France, la Belgique pour combattre avec les islamistes. Mais sur une population de plusieurs millions, c’est peu.
    Les islamistes proposent un retour à la pureté, réelle ou supposée, de l’Islam des premiers siècles, un retour à une puissance perdue. Mais ils ne nous disent rien de leur programme économique. Ils n’en ont pas. Or, dans le monde d’aujourd’hui, les sociétés qui avancent sont essentiellement les sociétés qui travaillent: les Chinois, les Indiens, les Coréens du Sud, les Vietnamiens. Ce mouvement est donc condamné à perdre. Mais il peut encore mobiliser parce que son idéologie fonctionne. Avec le doublement de la population au sud du Sahara, je crains d’ailleurs des conséquences de ce côté-là. La population de jeunes va doubler dans ces pays. Vont-ils avoir du travail, de l’instruction? Probablement pas. Les perspectives sont mauvaises et je n’ai pas le sentiment qu’on réalise l’impact que cela aura chez nous.
    Comment expliquer qu’on ne soit pas plus conscient du problème, qu’on ne s’y prépare pas davantage?

    On n’a pas d’analyse réaliste de la situation et ceux qui savent ont peur d’inquiéter les gens. Particulièrement en France où on a tiré sur la corde pour continuer à vivre un maximum comme on le faisait avant. Ni la gauche, ni la droite n’ont fait les réformes nécessaires. En Belgique, vous avez été relativement paralysés par vos problèmes communautaires, par un Etat qui n’a pas fait face et qui est aujourd’hui obligé de modifier certaines législations au pied du mur. La garde à vue de 24 heures, c’est une aberration.

    Certaines lois se mettent en place aujourd’hui. Pensez-vous qu’il faille aller vers des Etats plus sécuritaires?
    Je pense qu’il faut au moins s’aligner sur les autres. Je ne vois pas quoi que ce soit de non démocratique à s’aligner sur ce que font la Grande-Bretagne, les Pays-Bas ou l’Allemagne. La Belgique est en retard.
    Un peu comme la France…

    En France, on est en retard surtout en ce qui concerne la tentative d’intégrer un certain nombre de zones de non-droit. On a laissé se développer la drogue dans la mesure où ça garantissait une certaine paix sociale alors qu’on n’était pas capable de créer des emplois en changeant la législation du travail. On n’a pas voulu bousculer ceux qui étaient tranquilles.
    Les Etats-Unis et leurs alliés occidentaux ont-ils eu tort de se mêler de la guerre civile en Syrie, d’y soutenir les forces rebelles contre un régime qui ne représentait pas de menace pour nos pays?
    Certains disent qu’il aurait fallu agir au début, quand les islamistes étaient encore mal organisés. J’ai des doutes car notre capacité à transformer une situation après avoir mis à bas un régime n’est pas extraordinaire. J’ai suivi de près l’Afghanistan, j’y ai vu les dégâts que les Américains ont faits. Si les troupes américaines se retiraient entièrement à la fin de cette année, ce qui ne va pas être le cas, les talibans seraient à Kaboul dans les semaines qui suivent. L’expédition américaine en Irak qui devait remodeler le grand Moyen-Orient, selon les néoconservateurs, est un fiasco complet. Faire sauter un régime, c’est la partie facile. Il faut savoir quoi faire après.
    Faut-il aujourd’hui soutenir le régime Assad comme un moindre mal?
    Force est de constater que le régime de Bachar el-Assad a perduré 5 ans, qu’il contrôle 60 à 66% de la population dans l’axe Alep-Damas. En Syrie, l’EI ne contrôle essentiellement qu’un désert. Palmyre est au milieu de nulle part. L’EI est à Raqqa, mais ça se trouve à l’extrême est du pays, le long de l’Euphrate. Stratégiquement, ça ne représente rien pour viser Damas ou Alep. L’EI en Syrie est secondaire par rapport à Jabhat al-Nosra (qui représente Al Qaïda) et d’autres mouvements islamistes que nous appelons les rebelles et l’opposition. Ces gens, qui sont aidés à la fois par l’Arabie saoudite, les Turcs et les Qataris, sont infiniment plus dangereux.

    La liquidation du régime de Bachar el-Assad entraînerait un massacre des alaouites, des chrétiens, des druzes, de tous ceux qui ne sont pas sunnites. Ensuite, on assisterait à un règlement de comptes entre l’EI, s’il en a les moyens, et Jabhat al-Nosra, sans compter les autres groupes. Les forces d’opposition au régime d’Assad, c’est une écrasante majorité d’islamistes d’obédiences diverses. L’option démocratique est quasiment nulle en Syrie.
    Les Européens font-ils un mauvais calcul en restant alliés à la Turquie?
    L’arrangement entre l’Europe et la Turquie est un pis-aller. Recep Tayyip Erdogan qui se voulait prétendument démocratique a vite viré dans un islamisme modéré, puis agressif. Mais on peut difficilement se passer de lui compte tenu de la position géographique occupée par la Turquie et notre refus d’intégrer plus de réfugiés. Angela Merkel estimait que l’Europe pouvait bien en accueillir 2 millions. Après tout, nous sommes 500 millions. Mais on a dit "stop", on s’est crispés sur nous-mêmes malgré le vieillissement de nos populations. Nous avons besoin de gens qui savent travailler, qui sont diplômés, il y en a plein dans le monde. Et on paie la Turquie pour qu’elle retienne les réfugiés… Mais qu’est-ce qu’elle va faire? Les retenir ou les renvoyer en Syrie? En obtenant la fin des visas pour venir en Europe, ne va-t-elle pas nous envoyer des Turcs à la place des Syriens? C’est un arrangement profitable pour la Turquie, mais ambigu et douteux pour les Européens. Des journalistes sont emprisonnés, des procès se tiennent à huis clos, les Kurdes du PKK, mais aussi du HDP, sont réprimés dans le sud-est du pays. On ferme les yeux sur tout ça car on a besoin des Turcs.

    Comment expliquer qu’on ferme les yeux sur les agissements d’Erdogan et qu’on se gêne beaucoup moins pour diaboliser Vladimir Poutine?

    On diabolise Poutine parce que c’est l’adversaire d’hier et parce que les Américains ont toujours suggéré que bien que la guerre froide soit finie, il fallait passer de l’endiguement au refoulement. Comme l’a exprimé Zbigniew Brzeziński (un ex-conseiller à la sécurité nationale dans l’administration Carter, NDLR) avec beaucoup de franchise dans son livre "Le grand échiquier" (1997), le but des Etats-Unis était de repousser l’ex-URSS aux frontières de la Russie. Avec l’Ukraine, c’est réussi. L’Ukraine est une perte extraordinaire pour la Russie. On a diabolisé Poutine parce qu’il s’opposait à cela et parce que c’est un dictateur, bien sûr. Mais si on s’amusait à vouloir combattre tous les dictateurs, la liste serait longue.

  • #2
    suite

    Vous n’êtes pas tendre envers nos armées que vous estimez inaptes aux tâches qui leur incombent, manquer de solidité psychologique…
    On a d’excellentes armées pour les batailles classiques. L’armée américaine reste fantastique à cet égard. Mais dans les guerres irrégulières, on se trouve en face de gens frugaux, frustes, résistants à la douleur, ayant besoin de très peu de chose. On n’a plus le vieux front paysan comme en 14. À l’époque, vous aviez des types qui étaient capables de rester dans des tranchées. Très peu de types urbanisés pourraient le faire aujourd’hui. La longue paix, la prospérité, ça vous change les gens. Il y a des besoins auxquels il est difficile de renoncer. Il n’y a plus que les troupes spéciales comme les Marines, les Navy Seals et leurs homologues européennes qui sont capables d’endurer ça.

    (1) Gérard Chaliand, "Pourquoi perd-on la guerre? Un nouvel art occidental", éditions Odile Jacob, 171 pages.

    Source: L'Echo be

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