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La littérature négro-africaine face à l’histoire de l’Afrique

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  • La littérature négro-africaine face à l’histoire de l’Afrique

    Lilyan Kesteloot est spécialiste de la littérature négro-africaine depuis plus de trente ans. Elle est directrice de recherche à l’IFAN (université de Dakar). Elle a publié Histoire de la littérature négro-africaine (Karthala, 2001)
    L’œuvre littéraire, et le geste même de l’écriture, sont les produits du combat de l’écrivain contre un extérieur (ou un intérieur) qui l’agresse. Mais, à partir des années 1960, pour privilégier le texte, les tendances conjuguées du Nouveau Roman, du structuralisme et des a priori de la sémiologie amènent les critiques littéraires à occulter l’auteur, le contexte proche et le cadre historique. Ils s’emploient à déconstruire consciencieusement les œuvres littéraires, les réduisant à des jeux de Lego, exhibant leur mécanisme, plutôt que de chercher leur signification. Appliqué à la littérature, ce système se révèle destructeur. Concernant les œuvres des écrivains négro-africains, cette démarche est particulièrement non inappropriée. Mais elle est enseignée durant près de cinquante ans dans les universités françaises et américaines, et exportée telle quelle, et tant bien que mal, dans les universités africaines qui continuent de la pratiquer.
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    La réaction des post colonial studies aux États-Unis réintroduit l’histoire avec violence dans la critique littéraire des œuvres en provenance des anciennes colonies. À un point tel qu’on tombe aujourd’hui dans l’excès inverse et qu’on ne voit plus que l’histoire et ses méfaits, aux dépens des autres aspects (personnels, esthétiques, imaginatifs) constitutifs d’une œuvre littéraire. Cependant, Jean-François Bayart rappelle avec raison que la démarche socio-historique n’est jamais absente dans la critique, en France comme en Afrique [1][1] J.-F. Bayart, Les Études postcoloniales. Un carnaval.... En effet, la première évidence qui frappe les analystes de cette littérature des Noirs américains, comme de celle des Antillais et des Africains, est cette collusion avec une histoire profondément perturbatrice des consciences comme des inconscients. On peut se demander pourquoi ? C’est que les Négro-Africains, plus que d’autres, souffrent d’un déni persistant de leur histoire.

    Le déni de l’histoire africaine

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    La colonisation fonde sa légitimité sur une absence de culture et d’histoire des colonisés. La politique d’assimilation prétend y remédier en inculquant à ces populations « notre culture » et « notre histoire ». Ce que réalise l’école coloniale qui enseigne dans toute l’Afrique la seule histoire de l’Europe, celle de « nos ancêtres les Gaulois ». On a peine à imaginer aujourd’hui le surprenant spectacle d’Africains déclarant descendre des Gaulois… Mais le ridicule ne tue pas l’école coloniale, et il faut attendre les indépendances pour changer les programmes.
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    Rien n’est prévu : pas de manuels, pas d’ouvrages de références ; seuls quelques mémoires de gouverneurs et d’administrateurs coloniaux : Maurice Delafosse, Charles Monteil, Henri Gaden, Gilbert Vieillard, et aussi Leo Frobenius, l’ethnologue allemand dont l’ouvrage Histoire de la civilisation africaine (1903) n’est traduit et publié qu’en 1936, et inspire, dès ces années d’avant guerre, la génération de la Négritude. Le déni d’histoire est le premier problème de ceux qui fondent la nouvelle poésie nègre et malgache, sous-titre de l’Anthologie de L.S. Senghor en 1948.
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    Dans La Condition noire (2007), Pap Ndiaye décrit bien le problème : « La racialisation du monde (avait commencé) au seizième siècle, pour justifier la traite et l’esclavage par une hiérarchie raciale fondée sur une hiérarchie sociale. » Mais c’est à partir de la conquête de l’Afrique que l’on s’acharna à passer sous silence, voire à « oublier », tous les travaux qui tentaient de dessiner le Moyen Âge africain évoqué par les récits des voyageurs arabes et les témoignages plus récents des Européens. A fortiori ceux d’une Antiquité remontant à l’Égypte pharaonique. Cheikh Anta Diop en démonte le processus, et parle à juste titre d’un « complot », puisque toute référence à la « négrité » de l’Égypte ancienne a disparu des livres d’histoire scolaires.
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    C’est pourquoi les critiques et écrivains de la Négritude intègrent les études de Franz Fanon comme celles de Jean-Paul Sartre et de Memmi. On peut ainsi constater que les premières approches de cette littérature sont accomplies par un psychiatre et un philosophe qui axent leurs analyses sur les faits historiques dénoncés par les écrivains : la traite esclavagiste, le racisme quotidien et la domination coloniale. Tous considèrent ces œuvres comme révélatrices d’un traumatisme grave dû à cette histoire. Une histoire qui ne peut être que celle des traumatismes sur la personnalité, sur les relations sociales, sur la vie même de ces écrivains assujettis et infériorisés depuis trois siècles.
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    Faut-il rappeler à quel point le contact entre les Européens et l’-Afrique noire fut brutal et humiliant ? Dès que les navires portugais touchent la côte africaine, une question se pose : a-t-on le droit non seulement de conquérir ces peuples, mais d’en faire commerce ? Sont-ils vraiment des hommes ? Rappelons-nous la fameuse controverse de Valladolid où ce problème fut débattu entre ecclésiastiques. À quoi la bulle du pape Alexandre VI (1485) répondit en résumé : « Allez-y, du moment qu’on les convertisse ! » La commémoration de l’esclavage en mai 2011 a permis la diffusion d’un excellent film sur les débats qui agitèrent le gouvernement français à propos du maintien ou non du système esclavagiste aux Caraïbes. On y perçoit à quels types de préjugés Schœlcher dut faire face, sans compter les arguments très concrets de type économique.
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    C’est sur une véritable construction idéologique fondée sur l’infériorité congénitale de la race noire (tant morale qu’intellectuelle) que les colons s’appuyèrent pour défendre ce qu’ils considèrent comme leurs droits inviolables. Et Schœlcher peina à détruire cet édifice, au nom de valeurs humanistes. En réalité, en 1848, l’égalité des hommes est loin d’être reconnue, et c’est sur le principe du droit à la liberté que Schœlcher l’emporta. Rien d’étonnant donc que la prise en charge de cette histoire calamiteuse par des intellectuels noirs mit près de cent ans à se réaliser.
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    Depuis lors, un certain nombre prit la plume, et souvent très bien. Mais presque tous ces écrivains occultèrent l’histoire – leur histoire justement – pour écrire dans le droit fil des lettres françaises. Que ce soient les poèmes romantiques ou parnassiens des écrivains antillais ou haïtiens, ou les rares textes en français de quelques Africains, rien ne les séparait des productions de ce qui restait, à leurs yeux, la Métropole, celle des lettres et de la science, celle qui disait l’Histoire pour les « petits-enfants de Vercingétorix » (titre d’un roman d’Alain Mabanckou).
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  • #2
    Les premiers mouvements d’émancipation


    Les années 1930-1940 : éclosion des revues américaines et européennes. Les premières réactions américaines et européennes proviennent de W.E.B. Du Bois [2][2] Écrivain américain (1868-1963) qui fut l’un des fondateurs... avec l’ouvrage The Souls of Black Folk (1903) et le journal The Crisis [3][3] Fondé en 1910, c’est le magazine officiel de la National..., ainsi que Marcus Garvey [4][4] Leader noir (1887-1940), il fut le précurseur du panafricanisme... et sa revue The Negro World. Puis il y eut plusieurs congrès pour la libération des nègres, auxquels participèrent des syndicalistes et des anciens combattants. Enfin plusieurs journaux en France naquirent en même temps que la Ligue de défense de la race nègre en 1927, comme La Voix des Nègres, Le Cri des Nègres et La Race nègre. Les acteurs principaux de ces publications et associations venaient des milieux ouvriers, mais avec des leaders plus instruits, comme Lamine Senghor [5][5] Ancien tirailleur et ancien postier, il écrivit Les..., Kojo Tovalou Houénou, Tiemoko Garan Kouyaté, Max Bloncourt, Camille Saint Jacques et René Maran [6][6] Écrivain qui reçut le prix Goncourt en 1921 pour son.... Cette période de pré-Négritude fut décrite par Philippe Dewitte [7][7] P. Dewitte, Les Mouvements nègres en France, Paris,.... Si les auteurs de la Négritude firent peu référence à l’œuvre de Lamine Senghor, ils n’ont jamais nié l’influence réelle de W.E.B. Du Bois, René Maran et Marcus Garvey [8][8] On en verra les traces dans La Revue du monde noir....

    Les années 1950 : la Négritude. Le journal L’Étudiant noir [9][9] Fondée en 1935, Damas la définira ainsi : « L’Étudiant..., qui rassemble les étudiants noirs d’Afrique comme des Antilles, est davantage en prise sur l’histoire contemporaine, au vu de ses réactions lors de la guerre de libération de l’Éthiopie. Les fondateurs de la Négritude (Aimé Césaire, Léopold Sédar Senghor, Léon-Gontran Damas, Léonard Sainville, Ousmane Socé Diop, Georges Gratiant, Jean Price-Mars et René Maran), qui animent ce journal, participent aux manifestations contre l’Italie.

    Après la Deuxième Guerre mondiale, le mouvement de protestation contre l’emprise coloniale s’accentue. En 1947, Alioune Diop, avec l’équipe de L’Étudiant noir, renforcée par quelques intellectuels français (Sartre, Gide, Balandier, Mounier, Monod, et des députés africains de l’Union française), crée la revue Présence africaine. Peu après, avec la naissance des éditions Présence africaine (1949) et de la Société africaine de culture (1956), qui s’ouvre à tous les intellectuels de la diaspora noire, on assiste à la mise en cause globale de l’histoire et de ses conséquences sur les peuples noirs. C’est l’élément fondateur d’une nouvelle littérature, d’une littérature négro-africaine, et pas seulement en français.

    De leur côté, les intellectuels du Commonwealth opèrent un mouvement analogue et, rejoignant ceux des États-Unis et des Antilles, se retrouvent face à la même problématique que les écrivains francophones. De divers pays de l’Afrique anglophone, des écrivains comme des leaders politiques contestent la présence coloniale, accompagnant de la sorte la marche et le rythme de l’histoire, dont on peut situer l’accélération au Congrès de Bandoeng en 1955 [10][10] On peut citer Kwame Nkrumah (1909-1972, président du.... Il faut aussi dire que les écrivains de la Négritude n’avaient pas attendu Bandoeng : Léon-Gontran Damas avec Pigments (1937), Aimé Césaire avec Le Cahier d’un retour au pays natal (1939), Léopold Sédar Senghor avec Anthologie et Hosties noires (1948), et surtout de nouveau Aimé Césaire avec Discours sur le colonialisme (1950), n’ont pas cessé d’en référer à l’histoire des Nègres.

    C’est Césaire encore qui, en 1963, avec sa pièce La Tragédie du roi Christophe, détaille les déboires de l’indépendance d’Haïti, symbolisant clairement ceux à venir des indépendances africaines. Tandis que dans Une saison au Congo (1966) le symbolisme disparaît et Césaire est en prise directe avec l’aventure de Lumumba et sa lutte héroïque contre le colonialisme belge. De même, L.S. Senghor en 1956 écrit un grand texte lyrique sur Chaka. Le guerrier zoulou est d’ailleurs l’une des principales sources d’inspiration historique pour une série de dramaturges francophones [11][11] Le Sénégalais Abdou Anta Ka (né en 1931), l’Ivoirien.... Par ailleurs, l’histoire précoloniale de l’Afrique servit de tremplin à un courant théâtral [12][12] Illustré par les Sénégalais Cheik Aliou Ndao (né en... qui utilise les événements du passé pour accuser sans ménagements la violence de la rencontre de l’Europe avec les anciens royaumes africains et en faire un procès sans circonstances atténuantes.


    Les années 1960 : les modérés face aux radicaux. La condamnation de cette époque se retrouve chez les romanciers des années 1960. Yambo Ouologuem et Ahmadou Kourouma sont les plus radicaux. Tandis que Cheikh Hamidou Kane paraît plus modéré, au point que certains le jugent favorable à ceux qui savent « lier le bois au bois », cet Occident qui fascine par sa capacité à maîtriser la nature. Cependant, lui aussi s’insurge contre la brutalité de l’envahisseur européen et la sauvagerie des premiers contacts avec les populations. Bien que plus nuancée, sa critique se prolonge par une remise en question sérieuse de la civilisation proposée/imposée aux Africains, à travers l’école et la société urbaine. Sa critique de l’histoire coloniale est aussi intense et profonde, à travers une écriture plus mesurée, plus polie, plus raffinée, que celles de Mongo Beti, de Ferdinand Oyono, d’Ousmane Sembène [13][13] Pour en savoir plus sur ces auteurs, lire le repère....

    Premiers témoins de la colonisation, ils en brossent un tableau à la fois caricatural et ridicule. Dénoncer les mœurs et la bêtise de l’administration (Ferdinand Oyono), se gausser de l’entreprise des missionnaires (Mongo Beti), ou fustiger le mépris des cadres coloniaux lors de la grève des cheminots, ou vis-à-vis des tirailleurs dans le Sénégal d’après guerre (Ousmane Sembène), sont des prises de position sans équivoque contre différents aspects de la société et de la politique coloniales. Mais c’est L’?Aventure ambiguë [14][14] Publié en 1961, L’Aventure ambiguë est l’histoire de... de Cheikh Hamidou Kane qui en dévoile les effets pervers sur la conscience, sur la vision du monde des colonisés, qui en perçoit le rôle destructeur et irréversible sur les sociétés archaïques et leurs valeurs. En portant la critique au niveau moral et philosophique, il démontre à la fois le danger et l’envergure de la domination européenne qui mettait en péril l’âme même des peuples colonisés : en l’occurrence, la foi islamique et les valeurs de la Pulaagu, soit les bases mêmes de la personnalité peule. C’est sans doute ce haut degré de coïncidence avec un moment de l’histoire, lorsque le politique modifie profondément la vie sociale et culturelle, qui a fait de L’?Aventure ambiguë un livre paradigme de cette histoire coloniale pour des générations d’Africains de toutes origines.
    dz(0000/1111)dz

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    • #3
      Le tournant des indépendances


      Les années 1960-1980 : mutations internes. On peut penser que les indépendances ont permis de tourner la page et de libérer les écrivains noirs de leur « devoir d’histoire ». De fait, le mouvement est amorcé, en poésie notamment. Une période d’euphorie, où les chants d’allégresse célèbrent la liberté nouvelle et un avenir plein de promesses, jaillit de la plume des jeunes poètes du Cameroun, du Congo, du Mali, comme d’Aimé Césaire ou de Léopold Sédar Senghor, vieux combattants croyant toucher enfin le port. Cette parenthèse dure moins de dix ans.

      En effet, très vite, deux romanciers et deux dramaturges sonnent l’alarme. Rien n’est fini, pas question de désarmer, le néocoloniasme arrive, affirment-ils. Aimé Césaire le met en scène avec le ballet des banquiers dans Une saison au Congo (1966) ; Bernard Dadié avec la nouvelle bourgeoisie locale dans Monsieur Thôgô-gnini (1970) ; Yambo Ouologuem dans Le Devoir de violence (1968) dresse la fresque de cette classe de parvenus africains qui fait bon ménage avec le colon en partance ; Ahmadou Kourouma, enfin, révèle dans Les Soleils des indépendances (1968) les failles dans la société traditionnelle comme dans la ville moderne, qui menacent l’équilibre de cette Afrique nouvelle. Et chaque roman de Kourouma va plus loin et plus profondément dans la critique de l’évolution de cette société. En réalité, ses romans ne quittent jamais le point de vue historique, au point qu’on peut prendre son œuvre comme exemple pour suivre les étapes et accidents de l’histoire africaine [15][15] Monnè, outrages et défis (1990) est un flashback sur.... Chaque roman est la représentation d’un des moments-clés des États du continent et met en évidence le processus de sa détérioration.

      En 1968, Yambo Ouologuem affronte lui aussi l’histoire coloniale avec Le Devoir de violence. Mais sa lucidité, doublée de cynisme, et une volonté manifeste de démystifier l’a priori d’une Afrique précoloniale idyllique, provoque un malaise dans l’intelligentsia de la Négritude qui avait privilégié jusqu’ici l’innocence, voire l’irresponsabilité des chefs traditionnels devant l’envahisseur étranger. Mais entre les années 1970 et 1980, les écrivains africains développent davantage le roman de mœurs et les multiples problèmes affectant les sociétés en mutation. Ville et campagne, État et famille-ethnie, modernisme et tradition, sont les thèmes dominants dans tous les ouvrages qui prennent pour sujet l’éducation, l’union matrimoniale, la vie communautaire, le travail et le développement. Il s’agit alors plutôt d’histoire des peuples à la Georges Duby que d’histoire politique, car ces romans, ces comédies, demeurent très proches des réalités quotidiennes [16][16] Le Mandat (1968) d’Ousmane Sembène, Les Fils de Kouretcha.... Tous construisent un immense puzzle de la vie sociale dans les vingt premières années de l’indépendance. Malgré les partis uniques mis en place un peu partout, les structures de l’administration coloniale, remplacées en coupé/collé par celles des nouveaux États, tiennent bon. Et les peuples sont plutôt optimistes dans la mesure où tout diplômé trouve un emploi dans la fonction publique. La conjoncture économique des Trente Glorieuses en France se répercute sur l’économie africaine, et sur la généreuse Coopération.

      Les années 1980-2000 : l’avènement des écrivains féminins [17][17] Voir le repère p. 118-119.. Depuis les années 1980 jusqu’aux années 2000, l’intérêt pour les problèmes sociaux est relayé par les « romans de femmes ». En effet, jusqu’alors la littérature africaine est presque uniquement illustrée par les hommes. Il existe néanmoins quelques exceptions avec la Sénégalaise Annette Mbaye d’Erneville (née en 1936), la Camerounaise Thérèse Kuoh-Moukouri (née en 1938), la Malienne Aoua Keïta (1912-1980) et la Congolaise Clémentine Faïk-Nzuji (née en 1944). C’est peu pour les quatorze pays d’Afrique francophone… Pour le domaine anglophone, on ne compte que la Ghanéenne Ama Ata Aïdoo (née en 1942).

      À partir de 1980, c’est une nouvelle génération qui s’exprime. Des femmes instruites offrent un point de vue sur leur condition. Elles mettent à jour une série de questions jusqu’ici mal abordées, lorsqu’elles ne sont pas simplement occultées, par les « mâles ». Ainsi les situations liées à la stérilité, la polygamie, l’excision, l’éducation des filles, aux relations avec la famille du mari, sont développées et analysées, et élargissent donc considérablement la thématique du roman de mœurs. Des romancières comme Mariama Bâ (Sénégal, 1929-1981), Aminata Sow Fall (Sénégal, née 1941), Calixthe Beyala (Cameroun, née en 1961), Philomène Bassek (Cameroun, née en 1957), Fatou Keïta (Côte d’Ivoire, née en 1955), Buchi Emecheta (Nigeria, née en 1944), Flora Nwapa (Nigeria, 1931-1993), Ken Bugul (Sénégal, née en 1947), Régina Yaou (Côte d’Ivoire, née en 1955), Werewere Liking (Cameroun, née en 1950) sont des porte-parole et témoins du sexe dit faible et de ses revendications. Cependant que d’autres, comme Tanella Boni (Côte d’Ivoire, née en 1954), Véronique Tadjo (Côte d’Ivoire, née en 1955), Fatou Diome (Sénégal, née en 1968), Léonora Miano (Cameroun, née en 1973), Aminata Sow Fall (encore) n’hésitent pas à soulever les questions politiques de corruption, d’émigration, de mendicité, de conflits ethniques. Rejoignant ainsi le nouveau courant littéraire amorcé par les écrivains vers 1985, celui que nous avons baptisé du nom de « chaos ». Et dont ils ne sont toujours pas sortis.

      Les écrivains du chaos. À partir du milieu des années 1980, l’histoire infléchit l’économie et donc la politique africaine. La période est marquée en Afrique par la politique malthusienne du FMI, puis dix ans après par la dévaluation de 50 % du franc CFA. Ces mesures ne sont que les prolégomènes de la crise euro-américaine qui éclate vers 2005 suite à l’emballement de la spéculation financière capitaliste. Mais pour les ex-AEF et AOF, elles sont un coup fatal à une situation d’équilibre qui permettait un développement encore possible.

      Cependant d’autres facteurs, comme l’extrême corruption des instances gouvernementales et l’extension de l’économie libérale avec la privatisation des moyens de production aux mains des trusts étrangers, aggravent dangereusement les écarts entre les Africains qui en bénéficient et une classe moyenne et ouvrière ne vivant que de son salaire. Par ailleurs, une politique de scolarisation produit des diplômés que l’économie locale en difficulté ne parvient plus à absorber, entraînant la fuite d’un nombre important de cerveaux qui investissent en Amérique ou en Europe. En outre, un chômage sans précédent s’installe dans les villes africaines surpeuplées.

      Les tensions sociales débouchent sur des manifestations et des émeutes qui sont réprimées avec violence et qui, dans plusieurs pays, dérivent en luttes tribales, génocides partiels et vastes déplacements de populations réfugiées totalement démunies. Les conséquences sont un mouvement quasi--psychotique d’émigration des jeunes sans formation (au péril de leur vie) et une fuite des diplômés. Est-il possible d’en analyser les répercussions sur les écrivains et leurs productions ?

      La crise de 1995-2012. À partir de 1995, on peut distinguer trois types de réactions. Une grande partie des romanciers et poètes se lancent dans une critique de plus en plus aiguë des régimes en place et de leurs abus. Deux tons dominent : l’un sérieux, voire tragique [18][18] On peut citer les textes du Sénégalais Boubacar Boris... ; l’autre, un humour qui évolue vers la dérision [19][19] Ce sont les romans du Congolais Sony Labou Tansi (1947-1995),.... Car peu à peu l’histoire devient innommable, les faits débordant l’imagination. Les romanciers ne peuvent plus en rendre compte à la manière de témoins fidèles. Ils ne peuvent désigner le scandale ou l’horreur de certaines situations que sous le masque de la métaphore ou du sarcasme (le mot est de l’écrivain guinéen Tierno Monénembo). Ainsi le drame du Rwanda est évoqué par Véronique Tadjo ou par le Guinéen Nocky Djedanoum (né en 1959). De même, les pièces et romans du Togolais Kossi Efoui (né en 1962) ou de l’Ivoirien Koffi Kwahulé (né en 1956) sont des métaphores filées pour évoquer la situation politique au Togo. Et pour aborder les événements du Liberia et de la Sierra Leone, Ahmadou Kourouma, comme le Congolais Emmanuel B. Dongala (né en 1941), mettent en scène des enfants pour percevoir l’insoutenable. Il s’agit bien là d’une littérature du chaos, dans la mesure où les textes sont parfois décourageants pour les âmes sensibles.
      dz(0000/1111)dz

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      • #4
        Cependant, une autre partie des écrivains d’Afrique, et généralement ceux qui sont sur place, prend le parti de poursuivre le roman de mœurs plus classique, ou encore un roman du terroir où ils s’attachent à la description des problèmes quotidiens, réduits à leur environnement direct, évitant d’embrasser les affres des pays voisins. Ils produisent néanmoins d’excellentes œuvres littéraires, comme Gaston-Paul Effa (Cameroun), Abdoulaye Elimane Kane (Mali), Pabé Mongo (Cameroun), Felwine Sarr (Sénégal), Venance Konan (Côte d’Ivoire), Ken Bugul et Aminata Sow Fall (Sénégal).

        Il est enfin une troisième tendance qui fait couler beaucoup d’encre ces quinze dernières années : celle des « négropolitains ». Un certain nombre de jeunes écrivains, pour la plupart résidant en France, réagissent contre le « ghetto » dans lequel les enferment les qualificatifs d’« africain, noir, nègre », pour préférer la neutralité du terme « écrivain », tout court. Embrayant sur cette tendance, Michel Le Bris, initiateur des sessions « Écrivains voyageurs », annexe ces nouveaux nomades à une « littérature monde en français » où la langue et l’écriture priment sur l’identité et la culture d’origine. Ces écrivains, associés à des auteurs français (dont certains très connus comme J.M.G. Le Clezio ou Erik Orsenna) se sentent ainsi libérés du « devoir d’histoire » et du rôle contraignant et douloureux de témoins des perturbations de leur continent. Très sollicités par certaines instances de la francophonie, les médias les font connaître plus largement à Paris comme en province. On peut citer les noms du Congolais Alain Mabanckou (né en 1966, voir l’article de Jean-Michel Devésa) et Daniel Biyaoula (né en 1953), du Djiboutien Abdourahman Waberi (né en 1965), des Togolais Sami Tchak (né en 1960) et Kangni Alem (né en 1966), du Béninois Florent Couao-Zotti (né en 1964), des Camerounais Léonora Miano (née en 1973) ou Eugène Ébodé (né en 1962). Sans négliger leur talent, qui est réel, on constate chez plusieurs d’entre eux un hiatus considérable entre le discours qu’ils tiennent dans différents articles et interviews et les thèmes abordés dans leurs romans. L’obsession de l’Afrique les poursuit ! Et bien qu’ils se disent et se veulent libres, éloignés, détachés du monde noir, leur couleur également les poursuit et détermine leur rapport à autrui, en tant qu’émigrés étrangers nègres. C’est une situation postcoloniale, si l’on rejoint les analyses d’Achille Mbembe et Homi Bhabha, qui oblitère jusqu’à nos sociétés et nos comportements occidentaux au cœur de nos propres villes.

        On n’échappe pas à son histoire. La seule solution, c’est de l’assumer. La fuite dans une mondialisation n’est qu’un leurre. L’expérience des écrivains antillais (Aimé Césaire, Léon-Gontran Damas, Édouard Glissant, Patrick Chamoiseau, Maryse Condé) et haïtiens (Jacques Roumain, Jean-Fernand Brierre, Jean Métellus, Dany Laferrière, Lyonel Trouillot) est exemplaire. Ils ont regardé leur histoire en face et ont vu plus clair dans leur identité, leur rôle et leur mission. Il n’est pas question cependant de porter un jugement moral sur des choix et attitudes culturels et politiques, qui relèvent du seul libre arbitre. Nous n’avons pas la même histoire, même si, comme l’écrit Cheikh Hamidou Kane, nous aurons vraisemblablement un « commun avenir ».

        Résumé

        La littérature négro-africaine écrite naît entre 1930 et 1940, à la suite des premiers mouvements d’émancipation négro-américains et africains, avec l’éclosion de revues spécifiques. Après la Seconde Guerre mondiale, avec la revue Présence africaine, apparaît une littérature de protestation. Parallèlement, le roman africain se développe en réponse à la politique anticoloniale précédant les indépendances. Après 1960, la littérature africaine décrit les problèmes internes aux nouveaux États africains. De 1985 à 2005, un virage rend compte de la détérioration progressive des structures sociales, politiques et économiques de ces États dirigés par des dictateurs. Au xxie siècle émergent des auteurs soucieux de s’affranchir du chaos africain au profit d’une identité « mondiale » et purement littéraire.
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