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Gaston Bachelard : une philosophie à double visage

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  • Gaston Bachelard : une philosophie à double visage

    Penseur anticonformiste et autodidacte, Gaston Bachelard a révolutionné la philosophie des sciences. Guidé par la volonté de comprendre l’esprit humain, il laisse une œuvre double, comportant une face épistémologique et une face littéraire dont la cohérence n’est pas toujours évidente.
    La simple évocation de son nom suffit à faire renaître l’image sympathique d’un vieil homme au regard souriant, enfoui sous une interminable barbe blanche. Gaston Bachelard symbolise aujourd’hui encore ce professeur rêvé, humble et attentif. Le parangon même du savant. Pourtant, la carrière de G. Bachelard n’est pas commune. Son parcours universitaire atypique lui permet d’instaurer une philosophie des sciences inédite, mobilisant des théories alors d’avant-garde telles que la psychanalyse ou la théorie de la relativité. Mais G. Bachelard, c’est aussi deux visages, deux approches de la philosophie. Rationaliste engagé d’un côté, passionné de poésie de l’autre, il fonde une pensée à deux volets, aussi antithétiques l’un de l’autre qu’impensables l’un sans l’autre. La science contre l’imaginaire poétique, l’animus contre l’anima (1), tels sont les deux versants de l’esprit humain que G. Bachelard s’est appliqué à explorer, tous deux avec la même rigueur et la même détermination. « Sans doute plus professeur que philosophe (2) », comme il le dit lui-même, G. Bachelard va puiser sa théorie de l’esprit scientifique dans la pédagogie et notamment au sein de l’institution scolaire où il incarne lui-même la réussite de l’école laïque et obligatoire instaurée sous la IIIe République.
    


    Une carrière atypique

    Né en 1884 à Bar-sur-Aube dans une famille d’artisans cordonniers, G. Bachelard enchaîne les prix d’excellence et gravit avec succès les échelons. Après le baccalauréat, il travaille en tant que commis aux postes tout en suivant des cours du soir de mathématiques. Huit ans après sa licence, il obtient celle de philosophie pour laquelle il se sera préparé seul, en autodidacte. Il passera l’agrégation de philosophie, élevant seul sa fille, Suzanne, suite à la mort de son épouse Jeanne Rossi.
    
Toute son œuvre témoigne d’un attachement profond pour la fonction de professeur qu’il exercera jusqu’à la fin de sa vie. Mais au-delà de la reconnaissance pour une institution républicaine, la réflexion autour de l’école constitue chez G. Bachelard le cœur même de son épistémologie. Obnubilé par la compréhension des progrès de l’esprit humain, il consacre son ouvrage majeur, La Formation de l’esprit scientifique, à l’analyse des caractéristiques du raisonnement scientifique. Dans ce livre, G. Bachelard reproche notamment aux professeurs de sciences de ne pas assez prendre conscience des connaissances empiriques déjà accumulées par l’élève lorsqu’il arrive à l’école. Le professeur n’a donc pas pour rôle de transmettre un savoir expérimental mais de le changer, « de renverser les obstacles déjà amoncelés par la vie quotidienne (3) ». À partir de cette observation de professeur, G. Bachelard va concevoir l’avancée scientifique comme une lutte permanente contre les « obstacles épistémologiques ».
    


    Une épistémologie de la rupture 


    « C’est en termes d’obstacles qu’il faut poser le problème de la connaissance scientifique (4). » Le premier obstacle épistémologique à surmonter, selon G. Bachelard, est l’observation elle-même. Il s’oppose dès lors à la « perception immédiate » comme instrument de connaissance et notamment au principe de l’induction, propre aux empiristes. G. Bachelard pense que la science ne provient pas du raffinement de l’intuition sensible. La vérité scientifique n’est pas à chercher dans l’expérience ; c’est l’expérience qui doit être corrigée par l’abstraction des concepts. Mais ces obstacles épistémologiques ne sont pas de simples erreurs contingentes. Ils sont constitutifs en eux-mêmes du développement scientifique. L’esprit doit alors commencer par critiquer ce qu’il croit déjà savoir, c’est-à-dire en rompant avec le sens commun qui procède généralement par images et qui nuit à l’élaboration de concepts précis. L’exemple de l’éponge en est la parfaite illustration. Métaphore abusivement utilisée dans le milieu scientifique, elle est identifiée par Réaumur à l’air qui peut être comprimé comme une éponge, puis à la terre comme réceptacle des éléments et enfin au sang, « espèce d’éponge imprégnée de feu ».
    


    L’inconscient scientifique

    Cependant, G. Bachelard comprend qu’il ne suffit pas d’énoncer ces obstacles pour les voir disparaître. Il les soupçonne d’avoir une consistance psychologique, de faire partie d’une sorte d’inconscient épistémologique, une antichambre de la raison. Très inspiré par les travaux de Carl G. Jung, G. Bachelard va alors inventer « la psychanalyse de la connaissance objective ». Alors que la psychanalyse a pour but d’aider à se libérer de son passé psychologique, la psychanalyse de la connaissance objective peut permettre à la raison de se libérer de ses croyances antérieures, des images poétiques qui la hantent. G. Bachelard réalise, par ailleurs, que cet inconscient scientifique est lié, comme l’inconscient freudien, à des représentations sexualisées. En témoigne l’interprétation sexuelle d’une réaction chimique dans laquelle deux corps entrent en jeu. Il est fréquent d’analyser ces deux corps en considérant l’un comme actif tandis que l’autre serait passif selon une logique sexuelle. Cette vision va à l’encontre de l’esprit scientifique mais elle est, selon G. Bachelard, une étape inévitable : « Toute science objective naissante passe par la phase sexualiste (5). » C’est alors que le rationalisme engagé qui semble guider son projet philosophique va le mener vers une tout autre voie, celle de la poésie et de l’imagination, celle de la nuit.

    
Le 25 mars 1950, G. Bachelard dans une séance de la Société française de philosophie divisa lui-même son œuvre en deux grands ensembles qu’il compara au rythme circadien du jour et de la nuit. La partie diurne de sa pensée englobant son épistémologie rigoureuse, sa conscience éveillée, la partie nocturne se consacrant à l’imaginaire poétique. Cette métaphore du jour et de la nuit n’est pas anodine. Elle sous-entend l’opposition fondamentale de deux éléments contraires mais évoque aussi l’idée d’une alternance complémentaire qui régule la rotation terrestre.
    


    Surréalisme et images poétiques 


    Dans La Psychanalyse du feu, G. Bachelard explique que la science et l’imaginaire se manifesteraient selon deux axes opposés. La science, progressiste, tendrait vers son avenir tandis que l’imaginaire remonterait à ses origines. Jusqu’ici, G. Bachelard n’éprouvait d’intérêt pour les images que pour mieux cerner les conditions de la connaissance scientifique.
    
Mais, alors que le surréalisme s’impose peu à peu dans la littérature de son temps, il finit par céder au pouvoir envoûtant de la rêverie. Habité par une nouvelle passion, G. Bachelard se lance dans l’exploration des images poétiques qu’il va regrouper selon leur appartenance à un principe cosmique (le feu, l’eau, la terre, l’air). Il lègue à la postérité littéraire une série d’instruments d’analyse qui renouvellent l’approche de la poésie. G. Bachelard se dédouble. Il ne saura désormais se contenter d’une seule approche, d’une seule lecture des textes : « J’ai lu pour m’instruire, j’ai lu pour connaître, j’ai lu pour accumuler des idées et des faits, et puis, un jour, j’ai reconnu que les images littéraires avaient leur vie propre. (…) J’ai compris que les grands livres méritaient une double lecture, qu’il fallait les lire tour à tour avec un esprit clair et une imagination sensible (6). »

    L'erreur de Bachelard

    Albert Einstein pensait en images. Il a expliqué comment ses découvertes reposaient sur des expériences de pensée très visuelles. Il s’imagine assis sur un rayon de lumière et, projeté ainsi à la même vitesse que le rayon lumineux, il se demande s’il pourrait se voir dans un miroir placé devant lui. « Les mots ou le langage, écrit ou parlé, ne semblent jouer aucun rôle dans mon mécanisme de pensée. (…) Les éléments de pensée sont, dans mon cas, de type visuel », écrit Einstein. Il ajoute que les mots conventionnels destinés à exposer sa pensée viennent après, « laborieusement ».


    Si l’on en croit le mathématicien Jacques Hadamard, l’imagination – au sens d’une pensée en image –, joue aussi un grand rôle dans l’invention mathématique. Souvent, un mathématicien « voit » une solution en imaginant un chemin nouveau qui conduit entre deux domaines des mathématiques jusque-là séparés. C’est ainsi que le théorème de Fermat fut découvert. La vision vient en premier, la démonstration suit. Ce n’est sans doute pas un hasard si le mot « théorème » renvoie, selon l’étymologie grecque, au mot « vision ».


    Ces témoignages semblent aller à l’encontre de la conception du philosophe Gaston Bachelard pour qui l’imagination était un « obstacle épistémologique » au progrès scientifique. Dans La Formation de l’esprit scientifique (1938), il soutient que la science moderne repose sur une abstraction de plus en plus grande. L’esprit scientifique suppose donc de s’extirper des représentations imagées, qui sont des sources d’erreurs. La science doit se défaire de la puissance évocatrice de l’imagination pour atteindre une rationalité abstraite.

    Or dans le cas d’Einstein, l’imagination n’est pas ennemie de l’abstraction. C’est même à travers des expériences de pensée imaginaires (comme le fait de s’imaginer dans un ascenseur en train de tomber) que le physicien parvient à s’extraire de l’expérience courante et peut concevoir de nouvelles relations entre les choses.


    Pour G. Bachelard, la pensée est tiraillée entre deux pôles : l’animus et l’anima, c’est-à-dire la raison et l’imagination. À la fois homme de science et poète, G. Bachelard ne mettait pas l’une au-dessus de l’autre, mais en faisait deux compartiments séparés de l’esprit humain.


    Aujourd’hui, les historiens et philosophes des sciences admettent que l’imagination intervient dans la découverte scientifique – y compris dans les domaines les plus abstraits comme la physique ou les mathématiques. Einstein en a témoigné, comme bien d’autres physiciens. Les scientifiques seraient donc avant tout de grands rêveurs. Voilà de quoi réenchanter la science.
    Jean-François Dortier in

    NOTES
    1. Dans La Poétique de la rêverie (1960), Gaston Bachelard oppose l’animus qui correspond à l’esprit scientifique, c’est-à-dire la raison, à l’anima qui relève de l’imagination et de la rêverie.
    2. Gaston Bachelard, Le Rationalisme appliqué, 1949, rééd Puf, 2004.
    3. Gaston Bachelard, La Formation de l’esprit scientifique, 1938, rééd Puf, 2007.
    4. Ibid.
    5. Ibid.
    6. « La Poésie et les éléments matériels », France Culture, causerie du 20 décembre 1952.
    7. Georges Poulet, « Gaston Bachelard et la conscience de soi », Revue de métaphysique et de morale, 1965.
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