Emploi, fonctionnaires, 35 heures, salaires des patrons, Code du travail, rôle de l’Etat, climat… Le Nobel d’économie décrypte les dossiers qui font l’actualité et livre ses convictions.
Un livre fondateur. Dans les 640 pages de son Economie du bien commun (PUF), Jean Tirole, Prix Nobel, décrypte toutes les grandes questions de l’économie contemporaine : les limites du marché, les pistes pour vaincre le chômage, l’utilité des économistes, le défi climatique, la crise financière ou encore l’irruption du numérique. Avec beaucoup de pédagogie et d’honnêteté, et en admettant les limites de sa discipline.
De tempérament mesuré, le patron de l’Ecole d’économie de Toulouse expose toutes les nuances et controverses sur ces sujets. Mais il dévoile aussi des convictions claires et clivantes.
Le partage du temps de travail ? Un « sophisme ». Les fonctionnaires ? Trop nombreux en France. Le droit du licenciement ? Une contrainte excessive sur les entreprises, qui explique la précarisation du marché du travail où neuf embauches sur dix se font en CDD. Le 4 mars, Jean Tirole avait d’ailleurs signé une tribune favorable à la loi travail, avec des économistes de renom comme Pierre Cahuc, Philippe Aghion ou Olivier Blanchard. Un texte qui avait suscité la riposte d’un collectif d’économistes de gauche, autour de Daniel Cohen et Thomas Piketty. Dans la guerre des économistes, Jean Tirole a clairement choisi son camp, s’affichant résolument libéral. Mais il développe aussi une analyse pointue d’un Etat stratège, moderne et efficace, notamment dans la régulation de la finance et la prévention des crises.
« L’Etat régulateur doit tirer les leçons de la crise financière » (p. 461)
“In fine, la crise financière de 2008 a reflété aussi une crise de l’Etat, peu enclin à accomplir son travail de régulateur. Comme la crise de l’euro, elle a pour origine des institutions de régulation défaillantes : de supervision prudentielle dans le cas de la crise financière, de supervision des Etats pour la crise de l’euro. Dans les deux cas, le laxisme a prévalu tant que “tout allait bien”. La prise de risque par les institutions financières et par les pays fut tolérée jusqu’à ce que le danger devienne trop évident. Contrairement à ce que l’on pense souvent, ces crises ne sont pas techniquement des crises du marché - les acteurs économiques réagissent aux incitations auxquelles ils sont confrontés et, pour les moins scrupuleux, s’engouffrent dans les brèches de la régulation pour flouer les investisseurs et bénéfi cier du filet de sécurité public -, mais plutôt les symptômes d’une défaillance des institutions étatiques nationales et supranationales. »
Notre avis Le Comité de Bâle, qui réunit les superviseurs de 27 pays, a pris des mesures pour limiter les contrats de gré à gré, mieux gérer les risques de liquidité et renforcer les fonds propres des banques. Ces réformes vont dans le bon sens, reconnaît Tirole. Mais le système financier pâtit encore du manque de coordination entre les différents pays et des risques liés à l’essor du shadow banking(finance de l’ombre), des hedge funds, des fonds de pension ou d’assurance-vie, qui échappent aux règles bancaires traditionnelles.
« Face aux chômage, il faut arrêter les rustines » (p. 316)
“La grande majorité des nouvelles créations d’emplois, soit 85 % en 2013 (90 % si l’on ajoute l’intérim), se fait désormais en contrats à durée déterminée (CDD), et ce ratio croît continûment (il était de 75 % en 1999). L’emploi en CDD ne convient ni à l’employé ni à l’employeur. Pour l’employé, le contrat n’offre guère de protection. Comme en théorie (dans les faits, les contournements sont fréquents) la prolongation d’un CDD le transforme en contrat à durée indéterminée (CDI), qui se situe exactement à l’opposé en termes de protection, l’employeur est très fortement incité par la réglementation à ne pas le prolonger, même si la personne employée a donné satisfaction. De fait, au sein de l’Europe, la France est le pays où la transition d’un contrat temporaire vers un contrat stable est la plus faible. Ce qui veut dire qu’une personne embauchée sur la base d’un contrat temporaire a beaucoup moins de chances que partout ailleurs en Europe de voir son contrat temporaire se transformer en contrat permanent. Le fait que les entreprises recourent abondamment aux CDD, que ni elles ni leurs salariés n’apprécient, est grandement révélateur du coût implicite que la législation actuelle sur les CDI impose à la société française. »
Notre avis D’une certaine, façon, Tirole justifie la loi El- Khomri, qui allège le droit du licenciement pour tenter de réduire la crainte des patrons d’embaucher en CDI. Pour le Prix Nobel, cette réforme devrait profiter aux « plus fragiles », les jeunes et les peu qualifiés, premières victimes du chômage. Depuis, la loi a été beaucoup amendée, et la « clarification » du droit du licenciement a accouché d’une usine à gaz, avec différents critères selon la taille de l’entreprise, ce qui en limitera l’effet (lire p. 30).
« L’Etat doit dépenser moins et mieux » (p. 229)
“Il faut limiter le nombre de fonctionnaires parce que l’informatique mécaniquement diminue le besoin de fonctionnaires. Plutôt que de diminuer, le nombre d’agents publics a crû de 15 % de 2000 à 2013. A service public donné, l’Etat français coûte trop cher : selon certaines estimations, il utilise 44 % de plus de fonctionnaires par actif qu’en Allemagne (il y a 1,2 million d’emplois publics en moins en Allemagne qu’en France, pourtant beaucoup moins peuplée).
Il faudrait que ces embauches se fassent plutôt sous forme contractuelle. Une collectivité territoriale qui embauche aujourd’hui bloque les choix de responsables futurs de cette collectivité pendant quarante ans. De plus, à l’aube de la révolution digitale, qui va révolutionner les métiers et en rendre un certain nombre obsolètes, l’embauche de fonctionnaires est une politique hasardeuse. Mais il y a des solutions, comme le montre en France La Poste. Cette entreprise publique a su faire preuve de prudence en embauchant des contractuels. Le service public par ailleurs ne semble pas avoir souffert, loin de là. »
Notre avis Jean Tirole critique en creux la décision de François Hollande de stabiliser, voire d’augmenter légèrement les effectifs de l’Etat, tout en laissant filer ceux des collectivités. Sans se prononcer clairement pour la fin du statut des fonctionnaires, l’économiste suggère aussi, à l’instar d’Emmanuel Macron, de recruter une partie des nouveaux agents sous contrat privé. Une proposition explosive tant les syndicats s’arc-boutent sur l’emploi à vie et les hauts fonctionnaires sur les privilèges des grands corps (inspection générale des Finances, Conseil d’Etat…).
« Mieux contrôler les rémunérations des dirigeants » (p. 247)
“La création de valeur actionnariale repose sur une juxtaposition complexe de mécanismes incitatifs, chacun très imparfait, visant à aligner les intérêts des dirigeants avec ceux de l’entreprise. Les rémunérations variables octroyées aux dirigeants, qui sont calculées selon la performance comptable (les bonus de fin d’année) ou boursière (actions et stock-options) de l’entreprise, sont souvent décriées. Ce n’est pas seulement le niveau de certaines rémunérations variables qui est en jeu, mais aussi le fait qu’elles ne récompensent pas toujours une bonne gestion, comme quand un chef d’entreprise exerce profitablement des stock-options avant que l’on ne s’aperçoive quelques mois plus tard que l’entreprise est au bord du dépôt de bilan. Les critiques qui portent sur la mauvaise conception de nombre de rémunérations variables sont justifiées.
Il est bon que les gains réalisés par les dirigeants soient soumis à des “droits de reprise” : l’entreprise doit pouvoir reprendre la rémunération du dirigeant si les gains de court terme s’étaient avérés être un feu de paille. »
Notre avis Face à la polémique récurrente sur les rémunérations vertigineuses des patrons, Tirole, en bon libéral, se garde de s’indigner des montants mais se préoccupe du mode de calcul des bonus variables, qui n’ont parfois rien à voir avec la performance du dirigeant. Ces dérives n’ont pas été enrayées par les mesures de François Hollande, qui a tenté de proscrire certaines rémunérations par des taxes punitives (retraites chapeaux, stock-options…), ni par le Code Afep-Medef d’autorégulation des entreprises.
« Sur le climat, il faut des engagements plus ambitieux » (p. 283)
“La COP21, qui s’est tenue à Paris en décembre 2015, se devait de conduire à un accord efficace, juste et crédible. Mission accomplie ? L’accord affiche beaucoup d’ambition : l’objectif à atteindre est désormais “bien en dessous des 2 degrés” (au lieu de 2 degrés auparavant), et le monde ne devrait plus produire d’émission de gaz à effet de serre en net après 2050.
S’agissant de l’efficacité dans la lutte contre le réchauffement climatique, la tarification du carbone, recommandée par la très grande majorité des économistes et de nombreux décideurs, fut enterrée par les négociateurs dans l’indifférence générale. Quant à la question de la justice, les pays développés se sont contentés d’une enveloppe globale et n’ont donc pas détaillé les contributions aux pays en développement. L’accord est en l’occurrence sans doute trop vague, car on sait que les promesses collectives ne sont jamais tenues, personne ne se sentant responsable. Et l’accord repousse en outre à une date ultérieure l’engagement concret des pays à réduire leurs émissions. »
Un livre fondateur. Dans les 640 pages de son Economie du bien commun (PUF), Jean Tirole, Prix Nobel, décrypte toutes les grandes questions de l’économie contemporaine : les limites du marché, les pistes pour vaincre le chômage, l’utilité des économistes, le défi climatique, la crise financière ou encore l’irruption du numérique. Avec beaucoup de pédagogie et d’honnêteté, et en admettant les limites de sa discipline.
De tempérament mesuré, le patron de l’Ecole d’économie de Toulouse expose toutes les nuances et controverses sur ces sujets. Mais il dévoile aussi des convictions claires et clivantes.
Le partage du temps de travail ? Un « sophisme ». Les fonctionnaires ? Trop nombreux en France. Le droit du licenciement ? Une contrainte excessive sur les entreprises, qui explique la précarisation du marché du travail où neuf embauches sur dix se font en CDD. Le 4 mars, Jean Tirole avait d’ailleurs signé une tribune favorable à la loi travail, avec des économistes de renom comme Pierre Cahuc, Philippe Aghion ou Olivier Blanchard. Un texte qui avait suscité la riposte d’un collectif d’économistes de gauche, autour de Daniel Cohen et Thomas Piketty. Dans la guerre des économistes, Jean Tirole a clairement choisi son camp, s’affichant résolument libéral. Mais il développe aussi une analyse pointue d’un Etat stratège, moderne et efficace, notamment dans la régulation de la finance et la prévention des crises.
« L’Etat régulateur doit tirer les leçons de la crise financière » (p. 461)
“In fine, la crise financière de 2008 a reflété aussi une crise de l’Etat, peu enclin à accomplir son travail de régulateur. Comme la crise de l’euro, elle a pour origine des institutions de régulation défaillantes : de supervision prudentielle dans le cas de la crise financière, de supervision des Etats pour la crise de l’euro. Dans les deux cas, le laxisme a prévalu tant que “tout allait bien”. La prise de risque par les institutions financières et par les pays fut tolérée jusqu’à ce que le danger devienne trop évident. Contrairement à ce que l’on pense souvent, ces crises ne sont pas techniquement des crises du marché - les acteurs économiques réagissent aux incitations auxquelles ils sont confrontés et, pour les moins scrupuleux, s’engouffrent dans les brèches de la régulation pour flouer les investisseurs et bénéfi cier du filet de sécurité public -, mais plutôt les symptômes d’une défaillance des institutions étatiques nationales et supranationales. »
Notre avis Le Comité de Bâle, qui réunit les superviseurs de 27 pays, a pris des mesures pour limiter les contrats de gré à gré, mieux gérer les risques de liquidité et renforcer les fonds propres des banques. Ces réformes vont dans le bon sens, reconnaît Tirole. Mais le système financier pâtit encore du manque de coordination entre les différents pays et des risques liés à l’essor du shadow banking(finance de l’ombre), des hedge funds, des fonds de pension ou d’assurance-vie, qui échappent aux règles bancaires traditionnelles.
« Face aux chômage, il faut arrêter les rustines » (p. 316)
“La grande majorité des nouvelles créations d’emplois, soit 85 % en 2013 (90 % si l’on ajoute l’intérim), se fait désormais en contrats à durée déterminée (CDD), et ce ratio croît continûment (il était de 75 % en 1999). L’emploi en CDD ne convient ni à l’employé ni à l’employeur. Pour l’employé, le contrat n’offre guère de protection. Comme en théorie (dans les faits, les contournements sont fréquents) la prolongation d’un CDD le transforme en contrat à durée indéterminée (CDI), qui se situe exactement à l’opposé en termes de protection, l’employeur est très fortement incité par la réglementation à ne pas le prolonger, même si la personne employée a donné satisfaction. De fait, au sein de l’Europe, la France est le pays où la transition d’un contrat temporaire vers un contrat stable est la plus faible. Ce qui veut dire qu’une personne embauchée sur la base d’un contrat temporaire a beaucoup moins de chances que partout ailleurs en Europe de voir son contrat temporaire se transformer en contrat permanent. Le fait que les entreprises recourent abondamment aux CDD, que ni elles ni leurs salariés n’apprécient, est grandement révélateur du coût implicite que la législation actuelle sur les CDI impose à la société française. »
Notre avis D’une certaine, façon, Tirole justifie la loi El- Khomri, qui allège le droit du licenciement pour tenter de réduire la crainte des patrons d’embaucher en CDI. Pour le Prix Nobel, cette réforme devrait profiter aux « plus fragiles », les jeunes et les peu qualifiés, premières victimes du chômage. Depuis, la loi a été beaucoup amendée, et la « clarification » du droit du licenciement a accouché d’une usine à gaz, avec différents critères selon la taille de l’entreprise, ce qui en limitera l’effet (lire p. 30).
« L’Etat doit dépenser moins et mieux » (p. 229)
“Il faut limiter le nombre de fonctionnaires parce que l’informatique mécaniquement diminue le besoin de fonctionnaires. Plutôt que de diminuer, le nombre d’agents publics a crû de 15 % de 2000 à 2013. A service public donné, l’Etat français coûte trop cher : selon certaines estimations, il utilise 44 % de plus de fonctionnaires par actif qu’en Allemagne (il y a 1,2 million d’emplois publics en moins en Allemagne qu’en France, pourtant beaucoup moins peuplée).
Il faudrait que ces embauches se fassent plutôt sous forme contractuelle. Une collectivité territoriale qui embauche aujourd’hui bloque les choix de responsables futurs de cette collectivité pendant quarante ans. De plus, à l’aube de la révolution digitale, qui va révolutionner les métiers et en rendre un certain nombre obsolètes, l’embauche de fonctionnaires est une politique hasardeuse. Mais il y a des solutions, comme le montre en France La Poste. Cette entreprise publique a su faire preuve de prudence en embauchant des contractuels. Le service public par ailleurs ne semble pas avoir souffert, loin de là. »
Notre avis Jean Tirole critique en creux la décision de François Hollande de stabiliser, voire d’augmenter légèrement les effectifs de l’Etat, tout en laissant filer ceux des collectivités. Sans se prononcer clairement pour la fin du statut des fonctionnaires, l’économiste suggère aussi, à l’instar d’Emmanuel Macron, de recruter une partie des nouveaux agents sous contrat privé. Une proposition explosive tant les syndicats s’arc-boutent sur l’emploi à vie et les hauts fonctionnaires sur les privilèges des grands corps (inspection générale des Finances, Conseil d’Etat…).
« Mieux contrôler les rémunérations des dirigeants » (p. 247)
“La création de valeur actionnariale repose sur une juxtaposition complexe de mécanismes incitatifs, chacun très imparfait, visant à aligner les intérêts des dirigeants avec ceux de l’entreprise. Les rémunérations variables octroyées aux dirigeants, qui sont calculées selon la performance comptable (les bonus de fin d’année) ou boursière (actions et stock-options) de l’entreprise, sont souvent décriées. Ce n’est pas seulement le niveau de certaines rémunérations variables qui est en jeu, mais aussi le fait qu’elles ne récompensent pas toujours une bonne gestion, comme quand un chef d’entreprise exerce profitablement des stock-options avant que l’on ne s’aperçoive quelques mois plus tard que l’entreprise est au bord du dépôt de bilan. Les critiques qui portent sur la mauvaise conception de nombre de rémunérations variables sont justifiées.
Il est bon que les gains réalisés par les dirigeants soient soumis à des “droits de reprise” : l’entreprise doit pouvoir reprendre la rémunération du dirigeant si les gains de court terme s’étaient avérés être un feu de paille. »
Notre avis Face à la polémique récurrente sur les rémunérations vertigineuses des patrons, Tirole, en bon libéral, se garde de s’indigner des montants mais se préoccupe du mode de calcul des bonus variables, qui n’ont parfois rien à voir avec la performance du dirigeant. Ces dérives n’ont pas été enrayées par les mesures de François Hollande, qui a tenté de proscrire certaines rémunérations par des taxes punitives (retraites chapeaux, stock-options…), ni par le Code Afep-Medef d’autorégulation des entreprises.
« Sur le climat, il faut des engagements plus ambitieux » (p. 283)
“La COP21, qui s’est tenue à Paris en décembre 2015, se devait de conduire à un accord efficace, juste et crédible. Mission accomplie ? L’accord affiche beaucoup d’ambition : l’objectif à atteindre est désormais “bien en dessous des 2 degrés” (au lieu de 2 degrés auparavant), et le monde ne devrait plus produire d’émission de gaz à effet de serre en net après 2050.
S’agissant de l’efficacité dans la lutte contre le réchauffement climatique, la tarification du carbone, recommandée par la très grande majorité des économistes et de nombreux décideurs, fut enterrée par les négociateurs dans l’indifférence générale. Quant à la question de la justice, les pays développés se sont contentés d’une enveloppe globale et n’ont donc pas détaillé les contributions aux pays en développement. L’accord est en l’occurrence sans doute trop vague, car on sait que les promesses collectives ne sont jamais tenues, personne ne se sentant responsable. Et l’accord repousse en outre à une date ultérieure l’engagement concret des pays à réduire leurs émissions. »
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