4 JUIN 2016 | PAR IRIS DEROEUX
Bernie Sanders, c’est l’homme de gauche que le parti démocrate n’avait pas vu venir. Alors qu’approchent les dernières primaires démocrates, notamment en Californie, revenons sur l’impressionnante percée du sénateur aux idées sociales-démocrates, ses objectifs, et sur ce que sa progression dit du trouble que connaît le parti démocrate.
Chez les démocrates américains, la crise d’hystérie n’est pas loin. Des élus pro-Clinton accusent le camp Sanders d’ouvrir un boulevard à Donald Trump en donnant l’image d’un parti divisé et désuni ; sur les réseaux sociaux, des partisans de Bernie Sanders disent leur haine d’Hillary Clinton et menacent de ne pas voter pour elle si elle est candidate en novembre ; les grands médias de la côte Est sont accusés de partialité en faveur de l’ancienne secrétaire d’État et de fait, les analyses nuancées sont de plus en plus rares… Tous semblent avoir beaucoup de mal à admettre l’ampleur de leurs divisions idéologiques, à continuer de se respecter, et à réfléchir à une synthèse. C’est la panique, et pour cause : le parti démocrate ne sait plus de quoi il est le nom au pire moment, quand en face, il y a Donald Trump.
Tout commence avec la surprenante percée de Bernie Sanders, sénateur du petit État du Vermont, 74 ans, fièrement « socialiste » et habituellement très seul dans les couloirs du Sénat. À l’été 2015, l’évocation de son nom suscite éventuellement un sourire en coin, le plus souvent le désintérêt. Un an plus tard, le supposé outsider talonne celle qui reste la favorite. Alors que la fin des primaires approche, le vote populaire penche en effet légèrement en faveur d’Hillary Clinton et lui permet de disposer des voix de 1 769 délégués contre 1 501 pour Bernie Sanders.
Vient s’y ajouter le soutien massif des super-délégués, ces élus ayant voix au chapitre du fait de leur position dans le parti démocrate, qui ne sont pas tenus de suivre le vote populaire et peuvent changer d’avis jusqu’à la convention (la semaine du 26 juillet, quand le candidat démocrate sera officiellement investi). 525 d’entre eux ont déclaré soutenir Clinton, contre 39 seulement pour Sanders. C’est là que le bât blesse. Ce décalage est au cœur de la bataille que mène désormais Bernie Sanders contre l’establishment démocrate (comprendre, les super-délégués). Le sénateur part du principe que leur soutien inconditionnel à Hillary, depuis le début de sa campagne, est insensé aujourd’hui : cela ne reflète pas le vote populaire, beaucoup plus divisé, ni les doutes de l’électorat vis-à-vis d’Hillary Clinton, dont les faiblesses sont assez nombreuses pour ne pas être ignorées (cf. notre analyse sur Hillary Clinton).
Sanders peut en outre étayer son propos de sondages (qui virent à l’obsession de ce côté-ci de l’Atlantique) : une trentaine d’études d’opinion réalisées depuis janvier sur les intentions de vote à l’élection générale indiquent que dans l’hypothèse d’un match Sanders-Trump, le premier devancerait le second d’une dizaine de points. Cet écart se réduit considérablement dans l’hypothèse d’un duel Trump-Clinton.
Fort de ce succès, Bernie Sanders poursuit donc sa campagne en ignorant ostensiblement les appels à se ranger derrière Clinton pour « le bien du parti », voire du pays face à la « menace Trump », s’entend-il dire. Il est encouragé dans cette voie par sa petite équipe de stratèges, aussi originaux qu’expérimentés. Citons ainsi Tad Devine, un vétéran des campagnes présidentielles démocrates, ayant travaillé aux côtés de Michael Dukakis, John Kerry, Al Gore, mais aussi en Bolivie. Il joua en effet eu un rôle important dans la campagne du président Gonzalo Sanchez de Lozada, en 2002 (racontée dans ce documentaire où l’on voit Devine et ses collègues américains appliquer leurs méthodes de marketing politique dans un contexte bolivien).
Sanders est encore entouré de la société de services digitaux Revolution messaging, qui concentre ses efforts sur les réseaux sociaux. La start-up maîtrise le sujet : elle a été fondée par des jeunes s’étant illustrés pendant la campagne d’Obama (révolutionnaire dans son usage de ces technologies). Il faut ainsi lire cet entretien du Time Magazine avec Arun Chaudhary, devenu le photographe officiel de Sanders, où il explique réaliser des photos volontairement imparfaites, au look amateur, pour mieux coller à une période de remise en cause de l’autorité et des messages officiels.
Le pari est réussi, la voix de Sanders porte toujours plus loin. Reste à comprendre où va désormais cette campagne, et quels en sont les objectifs ? Résumons la réponse à deux mots : Californie et convention.
Bernie Sanders veut et peut remporter la primaire de Californie, le 7 juin
Il reste neuf élections primaires : une ce samedi, une autre dimanche, et six autres mardi prochain, le 7 juin. Ce jour-là, un État fera l’objet d’une attention particulière : la Californie. Les voix de 546 délégués sont en jeu et la charge symbolique d’une victoire dans cet immense État traditionnellement démocrate est considérable. Bernie Sanders a ses chances. Il arpente l’État du nord au sud depuis des semaines, y a tenu au seul mois de mai plus de 24 événements électoraux, et les inscriptions des primo-votants et des électeurs indépendants sur les listes électorales y ont fortement augmenté. Ces derniers contribuent grandement au succès de Sanders, qui a eu tendance jusque-là à remporter les primaires dites « ouvertes » (c’est-à-dire permettant aux électeurs n’étant pas inscrits au parti démocrate de voter).
Pour autant, remporter la Californie ne lui suffira pas pour s’imposer face à Hillary. Nous l’avons dit, il reste huit autres scrutins, dont certains très favorables à la candidate qui n’a besoin que de 71 nouvelles voix de délégués pour atteindre les 2 383 nécessaires à la nomination. Mais une victoire en Californie enverrait un signal négatif de plus et de taille au camp Clinton. Même si elle garde l’avantage, il lui sera alors difficile de continuer sa campagne sans tendre une main à Sanders. Remporter la Californie pourrait permettre à Sanders d’être définitivement pris au sérieux par l’aile centriste de son parti, et d’arriver à la convention démocrate avec le maximum de pouvoir de négociation. C’est en tout cas le pari que fait son équipe.
« Tout ce qui compte, c’est ce qui se passe entre maintenant et le 14 juin [date de la dernière primaire – ndlr], expliquait mi-mai Tad Devine, lors d’une conférence de presse. Nous avons mis des œillères et nous nous concentrons sur la meilleure stratégie à avoir pour l’emporter dans chacun des États restants. Si on y arrive, on peut être en position de force pour faire entendre nos arguments avant la convention. Si on n’y arrive pas, tout le monde le saura d’ici la mi-juin, et nous devrons sérieusement évaluer la situation. »
Sanders veut arriver à la convention démocrate, qui s’ouvre le 26 juillet, en ayant un maximum de pouvoir
« À mon sens, la victoire, c’est de devenir le président des États-Unis et de prêter serment en janvier. C’est ça la victoire. Maintenant, que je l’emporte ou non, ce que je veux voir est une transformation du parti démocrate en un mouvement porté par la base », expliquait Bernie Sanders dans un long entretien au Time Magazine, fin mai (à lire en anglais ici). Il ajoutait plus loin : « Ce que je demande au parti, ce sont de bonnes politiques publiques, autrement dit de bonnes politiques tout court : ouvrez vos portes, cessez de vous soucier de vos milliardaires et du soutien de Wall Street, créez un parti politique dynamique qui représente la classe ouvrière et les jeunes de ce pays. »
Bernie Sanders a donc l’ambition de secouer le parti de deux manières pendant la convention. A minima, il entend provoquer une révision des règles qui encadrent les élections primaires, ainsi qu’une mise à jour idéologique permettant de donner la part belle aux idées défendues par l’aile gauche du parti. Il serait plus à même d’y parvenir en arrivant à la convention avec suffisamment de voix de délégués pour semer le doute chez les (très nombreux) super-délégués qui se rangent actuellement derrière Hillary Clinton. In fine, il s’agirait d’obtenir leur soutien en nombre suffisant pour que la convention soit contestée et éventuellement pour l’emporter.
.../... A suivre
Bernie Sanders, c’est l’homme de gauche que le parti démocrate n’avait pas vu venir. Alors qu’approchent les dernières primaires démocrates, notamment en Californie, revenons sur l’impressionnante percée du sénateur aux idées sociales-démocrates, ses objectifs, et sur ce que sa progression dit du trouble que connaît le parti démocrate.
Chez les démocrates américains, la crise d’hystérie n’est pas loin. Des élus pro-Clinton accusent le camp Sanders d’ouvrir un boulevard à Donald Trump en donnant l’image d’un parti divisé et désuni ; sur les réseaux sociaux, des partisans de Bernie Sanders disent leur haine d’Hillary Clinton et menacent de ne pas voter pour elle si elle est candidate en novembre ; les grands médias de la côte Est sont accusés de partialité en faveur de l’ancienne secrétaire d’État et de fait, les analyses nuancées sont de plus en plus rares… Tous semblent avoir beaucoup de mal à admettre l’ampleur de leurs divisions idéologiques, à continuer de se respecter, et à réfléchir à une synthèse. C’est la panique, et pour cause : le parti démocrate ne sait plus de quoi il est le nom au pire moment, quand en face, il y a Donald Trump.
Tout commence avec la surprenante percée de Bernie Sanders, sénateur du petit État du Vermont, 74 ans, fièrement « socialiste » et habituellement très seul dans les couloirs du Sénat. À l’été 2015, l’évocation de son nom suscite éventuellement un sourire en coin, le plus souvent le désintérêt. Un an plus tard, le supposé outsider talonne celle qui reste la favorite. Alors que la fin des primaires approche, le vote populaire penche en effet légèrement en faveur d’Hillary Clinton et lui permet de disposer des voix de 1 769 délégués contre 1 501 pour Bernie Sanders.
Vient s’y ajouter le soutien massif des super-délégués, ces élus ayant voix au chapitre du fait de leur position dans le parti démocrate, qui ne sont pas tenus de suivre le vote populaire et peuvent changer d’avis jusqu’à la convention (la semaine du 26 juillet, quand le candidat démocrate sera officiellement investi). 525 d’entre eux ont déclaré soutenir Clinton, contre 39 seulement pour Sanders. C’est là que le bât blesse. Ce décalage est au cœur de la bataille que mène désormais Bernie Sanders contre l’establishment démocrate (comprendre, les super-délégués). Le sénateur part du principe que leur soutien inconditionnel à Hillary, depuis le début de sa campagne, est insensé aujourd’hui : cela ne reflète pas le vote populaire, beaucoup plus divisé, ni les doutes de l’électorat vis-à-vis d’Hillary Clinton, dont les faiblesses sont assez nombreuses pour ne pas être ignorées (cf. notre analyse sur Hillary Clinton).
Sanders peut en outre étayer son propos de sondages (qui virent à l’obsession de ce côté-ci de l’Atlantique) : une trentaine d’études d’opinion réalisées depuis janvier sur les intentions de vote à l’élection générale indiquent que dans l’hypothèse d’un match Sanders-Trump, le premier devancerait le second d’une dizaine de points. Cet écart se réduit considérablement dans l’hypothèse d’un duel Trump-Clinton.
Fort de ce succès, Bernie Sanders poursuit donc sa campagne en ignorant ostensiblement les appels à se ranger derrière Clinton pour « le bien du parti », voire du pays face à la « menace Trump », s’entend-il dire. Il est encouragé dans cette voie par sa petite équipe de stratèges, aussi originaux qu’expérimentés. Citons ainsi Tad Devine, un vétéran des campagnes présidentielles démocrates, ayant travaillé aux côtés de Michael Dukakis, John Kerry, Al Gore, mais aussi en Bolivie. Il joua en effet eu un rôle important dans la campagne du président Gonzalo Sanchez de Lozada, en 2002 (racontée dans ce documentaire où l’on voit Devine et ses collègues américains appliquer leurs méthodes de marketing politique dans un contexte bolivien).
Sanders est encore entouré de la société de services digitaux Revolution messaging, qui concentre ses efforts sur les réseaux sociaux. La start-up maîtrise le sujet : elle a été fondée par des jeunes s’étant illustrés pendant la campagne d’Obama (révolutionnaire dans son usage de ces technologies). Il faut ainsi lire cet entretien du Time Magazine avec Arun Chaudhary, devenu le photographe officiel de Sanders, où il explique réaliser des photos volontairement imparfaites, au look amateur, pour mieux coller à une période de remise en cause de l’autorité et des messages officiels.
Le pari est réussi, la voix de Sanders porte toujours plus loin. Reste à comprendre où va désormais cette campagne, et quels en sont les objectifs ? Résumons la réponse à deux mots : Californie et convention.
Bernie Sanders veut et peut remporter la primaire de Californie, le 7 juin
Il reste neuf élections primaires : une ce samedi, une autre dimanche, et six autres mardi prochain, le 7 juin. Ce jour-là, un État fera l’objet d’une attention particulière : la Californie. Les voix de 546 délégués sont en jeu et la charge symbolique d’une victoire dans cet immense État traditionnellement démocrate est considérable. Bernie Sanders a ses chances. Il arpente l’État du nord au sud depuis des semaines, y a tenu au seul mois de mai plus de 24 événements électoraux, et les inscriptions des primo-votants et des électeurs indépendants sur les listes électorales y ont fortement augmenté. Ces derniers contribuent grandement au succès de Sanders, qui a eu tendance jusque-là à remporter les primaires dites « ouvertes » (c’est-à-dire permettant aux électeurs n’étant pas inscrits au parti démocrate de voter).
Pour autant, remporter la Californie ne lui suffira pas pour s’imposer face à Hillary. Nous l’avons dit, il reste huit autres scrutins, dont certains très favorables à la candidate qui n’a besoin que de 71 nouvelles voix de délégués pour atteindre les 2 383 nécessaires à la nomination. Mais une victoire en Californie enverrait un signal négatif de plus et de taille au camp Clinton. Même si elle garde l’avantage, il lui sera alors difficile de continuer sa campagne sans tendre une main à Sanders. Remporter la Californie pourrait permettre à Sanders d’être définitivement pris au sérieux par l’aile centriste de son parti, et d’arriver à la convention démocrate avec le maximum de pouvoir de négociation. C’est en tout cas le pari que fait son équipe.
« Tout ce qui compte, c’est ce qui se passe entre maintenant et le 14 juin [date de la dernière primaire – ndlr], expliquait mi-mai Tad Devine, lors d’une conférence de presse. Nous avons mis des œillères et nous nous concentrons sur la meilleure stratégie à avoir pour l’emporter dans chacun des États restants. Si on y arrive, on peut être en position de force pour faire entendre nos arguments avant la convention. Si on n’y arrive pas, tout le monde le saura d’ici la mi-juin, et nous devrons sérieusement évaluer la situation. »
Sanders veut arriver à la convention démocrate, qui s’ouvre le 26 juillet, en ayant un maximum de pouvoir
« À mon sens, la victoire, c’est de devenir le président des États-Unis et de prêter serment en janvier. C’est ça la victoire. Maintenant, que je l’emporte ou non, ce que je veux voir est une transformation du parti démocrate en un mouvement porté par la base », expliquait Bernie Sanders dans un long entretien au Time Magazine, fin mai (à lire en anglais ici). Il ajoutait plus loin : « Ce que je demande au parti, ce sont de bonnes politiques publiques, autrement dit de bonnes politiques tout court : ouvrez vos portes, cessez de vous soucier de vos milliardaires et du soutien de Wall Street, créez un parti politique dynamique qui représente la classe ouvrière et les jeunes de ce pays. »
Bernie Sanders a donc l’ambition de secouer le parti de deux manières pendant la convention. A minima, il entend provoquer une révision des règles qui encadrent les élections primaires, ainsi qu’une mise à jour idéologique permettant de donner la part belle aux idées défendues par l’aile gauche du parti. Il serait plus à même d’y parvenir en arrivant à la convention avec suffisamment de voix de délégués pour semer le doute chez les (très nombreux) super-délégués qui se rangent actuellement derrière Hillary Clinton. In fine, il s’agirait d’obtenir leur soutien en nombre suffisant pour que la convention soit contestée et éventuellement pour l’emporter.
.../... A suivre
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