Annonce

Réduire
Aucune annonce.

Criminaliser la contestation

Réduire
X
 
  • Filtre
  • Heure
  • Afficher
Tout nettoyer
nouveaux messages

  • Criminaliser la contestation

    L’acharnement des gouvernements contre les opposants à la mondialisation libérale s’explique par l’ampleur croissante de son rejet dans les opinions publiques. D’où la tentative de caractériser les contestataires comme « génétiquement » violents. A la manière de l’URSS d’antan, où les dissidents étaient censés relever de l’asile psychiatrique

    es actions spectaculaires par lesquelles s’est parfois traduite la contestation de la mondialisation ne doivent pas conduire à sous-estimer l’importance des autres formes d’opposition, en profondeur celles-là, menées par les mouvements sociaux et les syndicats tant au Sud qu’au Nord : paysans indiens en lutte contre la biopiraterie de Monsanto (1), Mouvement des sans-terre au Brésil, Marche mondiale des femmes, communautés indigènes, luttes contre les privatisations en Amérique latine, contre les licenciements de convenance boursière, pour la défense des travailleurs menacés par les délocalisations d’entreprises, etc. A quoi s’ajoutent les actions des grandes organisations non gouvernementales (ONG) — Greenpeace, Amnesty International, Oxfam, Médecins sans frontières, etc. — et celles des multiples associations pour le commerce équitable, pour la finance éthique, pour l’annulation de la dette extérieure du tiers-monde, pour la taxation de la spéculation financière, etc.

    Jusqu’au milieu des années 1990, les manifestations contre la mondialisation libérale obéissant aux « tables de la loi » du capitalisme de marché (2) se sont rarement transformées en conflits violents entre la police et les manifestants. En revanche, depuis quelques années, les affrontements sont devenus une sorte de rituel, apparemment inévitable, selon un scénario que l’on dirait écrit à l’avance. Chaque fois, les forces de l’ordre des villes où va se tenir le grand rendez-vous transforment les lieux de passage et de travail des participants officiels en une zone de haute sécurité, sous le contrôle de milliers de policiers anti-émeutes, et, pratiquant une sorte de surenchère préventive, prennent des mesures draconiennes d’interdiction d’accès aux périmètres ainsi protégés, voire aux villes elles-mêmes, comme ce fut le cas à Québec et de manière encore plus caricaturale, récemment à Gênes.

    Or, chaque fois, l’effet redouté — ne devrait-on plutôt dire attendu et voulu ? — s’est trouvé au rendez-vous : les affrontements ont eu lieu, et la répression a été de plus en plus dure, particulièrement à Prague, à Nice, à Québec, à Göteborg, à Barcelone, jusqu’à faire un mort et plus de six cents blessés à Gênes… Les témoignages de brutalité, voire de sévices, sur des manifestants ayant recours à des formes non violentes de désobéissance civile — alors que la police laissait faire les groupuscules de casseurs professionnels — sont particulièrement accablants. Au point que de nombreux représentants d’ONG admettent avoir perdu leur « virginité démocratique », c’est-à-dire leur croyance dans la possibilité de lutter démocratiquement dans des pays démocratiques.

    Le temps de la revanche

    Pourquoi un tel durcissement de la part des autorités, conduisant à la réduction, voire à la suspension — même temporaire ou locale —, du droit de manifester ? Comment expliquer que des militants de milliers d’organisations du monde entier, expression de traditions pacifistes ou tiers-mondistes, d’engagements écologiques, d’idéaux religieux et éthiques divers, et qui luttent depuis longtemps pour un monde plus juste, plus solidaire, plus démocratique, plus respectueux de l’environnement, soient devenus des « indésirables » aux yeux des gouvernements et soient traités comme des hordes d’envahisseurs, casseurs, dévastateurs ? Il y a, semble-t-il, deux raisons principales.

    La première est liée aux succès obtenus par les mouvements d’opposition à la mondialisation : mise en échec, en octobre 1998, du projet d’Accord multilatéral sur l’investissement (AMI) et, en décembre 1999, fiasco du Cycle du millénaire de l’OMC à Seattle. Pour les dirigeants des pays développés, il s’est agi de deux défaites hautement symboliques, car affectant deux piliers de cette mondialisation-là : les « libertés » de la finance et du commerce. La défaite de l’AMI a été d’autant plus cuisante qu’elle résulte de la décision du gouvernement d’un pays-phare du capitalisme, la France, sous la pression, précisément, de manifestations populaires. La débâcle de Seattle a également constitué un événement intolérable : elle a montré au grand jour que la majorité des gouvernements des pays dits « en voie de développement » partageaient nombre des critiques des opposants du Nord à la mondialisation actuelle. Et c’est grâce à l’action de ce que l’on a appelé par la suite « le peuple de Seattle » que ces gouvernements ont eu, enfin, le courage de dire « non » à la poursuite de négociations auxquelles, par faiblesse, ils se seraient autrement résignés.

    Américanisation du monde

    Ces deux victoires ont discrédité, sur le plan éthique, les principes fondateurs et les pratiques des « seigneurs du capital » et des marchands. En revanche, elles ont rendu tout à fait crédibles les luttes en faveur d’une « autre mondialisation » (3). Inacceptable pour les pouvoirs en place, un tel résultat est devenu un facteur puissant de la radicalisation de leur politique de répression de la contestation pacifique. Ne pouvant réduire cette dernière à une agitation « folklorique », se trouvant dans l’impossibilité de reconnaître les responsabilités des forces de l’ordre dans l’explosion de la violence — Gênes constituera désormais une étude de cas de la provocation policière — et, enfin, incapables — et pour cause — de démontrer que l’opposition à la mondialisation actuelle est « scientifiquement » non fondée, leur restait seulement une solution : criminaliser les contestataires. Ce faisant, ils espèrent légitimer leur propre violence et délégitimer l’action d’une large partie des mouvements sociaux et des ONG, dont, par ailleurs, ils tentent de remettre en question la représentativité.

    La seconde raison est liée à un aspect central et spécifique de la mondialisation : l’affirmation des Etats-Unis comme seule puissance hégémonique sur les plans militaire, technologique, économique, politique et culturel. Symbole du capitalisme global contemporain, les Etats-Unis sont les porteurs d’une logique d’empire et d’un ordre planétaire englobant, sous leur houlette, les situations, les problèmes et les perspectives des différentes sociétés du monde.

    Les luttes ont mis en évidence que la mondialisation de ces vingt ou trente dernières années a été et demeure avant tout le résultat de la puissance militaire et économique américaine, ainsi que des changements socio-économiques et culturels produits par les Etats-Unis, qui se sont ensuite répandus, à des degrés différents et sous des formes diverses selon les pays (Chine comprise), dans l’ensemble du monde. Cette mondialisation consiste principalement en une américanisation idéologique, technologique, militaire et économique de la société planétaire contemporaine. Il n’a pas fallu attendre l’effondrement de l’Union soviétique pour s’apercevoir que la globalisation des marchés, des capitaux, de la production, de la consommation, etc., était un « produit » des Etats-Unis grâce, notamment, à la présence mondiale de l’US Army, de l’US Navy et de l’US Air Force. Cette présence a ouvert la voie royale à la « mondialisation » de Coca-Cola, d’IBM, de Levi’s, de Walt Disney, de Ford, de GM, d’ITT, de McDonald’s et, plus près de nous, de Microsoft, d’Intel, de Cisco, d’AOL-Time Warner, de Citicorp, de Wal-Mart, de Fidelity…

    Dans un tel contexte, toute manifestation anti-mondialisation est perçue, par un nombre croissant de dirigeants des Etats-Unis et de la plupart de leurs « alliés », comme une opposition au système capitaliste mondial lui-même, et, dans la mesure où Washington est la puissance régulatrice de ce dernier, comme une opposition aux Etats-Unis et à leurs « alliés ». Il n’en fallait pas plus pour que le Pentagone et d’autres secteurs des Etats-Unis élaborent et répandent la « théorie » de la nature « génétiquement » violente de l’opposition à la mondialisation. Selon cette « théorie », puisque les contestataires s’en prennent au système mondial en place, à ses règles, à ses institutions et à ses gouvernements légitimement élus, ils s’en prennent par voie de conséquence à la démocratie. Ce sont donc « nécessairement » des violents, de réels « criminels » contre l’ordre démocratique, en un mot, les véritables « nouveaux barbares » de l’ère globale.

    Deux planètes

    Point n’est besoin de démontrer ici l’absurdité et l’indécence de cette accusation. Ce qui est extrêmement dangereux et préoccupant, c’est qu’elle semble acceptée par la majorité des responsables politiques des pays occidentaux et par nombre de dirigeants de pays en voie de développement. On ne saurait mieux mettre en évidence la fracture que la mondialisation a renforcée entre, d’une part, les « seigneurs » de la puissance mondiale et leurs vassaux, et d’autre part, les peuples dominés et exclus. Comme s’ils ne vivaient pas sur la même planète… Diagnostic qu’a confirmé le Financial Times lui-même (4) lorsque, dressant les bilans respectifs des deux forums mondiaux simultanés (l’un « économique », l’autre « social »), il évoque effectivement l’existence de deux planètes, celle de Davos et celle de Porto Alegre — la première sur le déclin et l’autre sur une orbite ascendante — et n’exclut pas leur collision…

    Riccardo Petrella
    Professeur d’écologie humaine à l’Académie d’architecture de Mendrisio (Suisse) et professeur émérite de globalisation à l’Université catholique de Louvain (Belgique), auteur de Désir d’humanité. Le droit de rêver, éditions Labor, Bruxelles,

    in le monde
Chargement...
X