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Il y a un siècle aux Etats-Unis, un débat fondateur

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  • Il y a un siècle aux Etats-Unis, un débat fondateur

    Réformiste, l’American Federation of Labor (AFL) s’est longtemps opposée aux révolutionnaires de l’Industrial Workers of the World (IWW) et au Parti socialiste. Au centre de l’affrontement, une question : les syndicats doivent-ils défendre les intérêts immédiats des travailleurs ou préparer ceux-ci à la lutte politique à long terme ?

    n 1912, le président républicain William Howard Taft, qui s’inquiète de la multiplication des grèves aux Etats-Unis, demande au Congrès de créer une commission d’enquête parlementaire à ce sujet. En mai 1914, celle-ci convoque Samuel Gompers, président de la Fédération américaine du travail (American Federation of Labor, AFL), et Morris Hillquit, fondateur et penseur du Parti socialiste, dont Eugene Debs représente alors la figure de proue, afin de clarifier les divergences entre syndicalisme et socialisme. Lors de l’audition, Gompers interroge d’abord Hillquit sur la nature démocratique du socialisme. C’est ensuite au tour du dirigeant syndical de se retrouver sur le gril.

    M. Hillquit. — Est-ce bien votre point de vue, M. Gompers, ou alors celui de la Fédération, que les travailleurs américains reçoivent aujourd’hui tous les fruits de leur travail ? (...)

    M. Gompers. — Je dirais qu’il est impossible pour quiconque de calculer avec précision la part que les travailleurs touchent sur leur production. Mais c’est un fait que, grâce au mouvement syndical, cette part est plus importante aujourd’hui qu’elle ne l’a jamais été dans toute l’histoire moderne.

    M. Hillquit. — La fonction d’un syndicat consiste donc à accroître la part de la production qui doit être reversée aux travailleurs, c’est bien cela ?

    M. Gompers. — Oui monsieur. Les syndicats attendent de la société qu’elle gratifie les travailleurs pour les services qu’ils lui rendent, sans lesquels il n’y aurait pas de vie civilisée. (...)

    M. Hillquit. — Si, au cours de l’année prochaine, les travailleurs recevaient, mettons, 5 % de plus, est-ce que les syndicats s’estimeraient satisfaits et mettraient fin à leurs revendications ?

    M. Gompers.— Si je m’en réfère à ce que je connais de la nature humaine, la réponse est non.

    M. Hillquit. — Faut-il s’attendre à ce que le mouvement ouvrier mette un terme à ses revendications avant que les travailleurs ne reçoivent la pleine part de ce qu’ils produisent, c’est-à-dire avant qu’à leurs yeux ne soit assurée une vraie justice sociale ?

    « Si les faits ne correspondent pas à vos théories, vous vous dites : “tant pis pour les faits” »

    M. Gompers. — Cette question sur laquelle vous insistez si courtoisement à propos du partage des fruits du travail, j’y répondrai en disant que les travailleurs — je préfère parler de travailleurs puisque ce sont des êtres humains —, eh bien les travailleurs, comme tout le monde, sont mus par les mêmes désirs et les mêmes espoirs, ils n’ont pas envie d’attendre d’être morts et enterrés pour obtenir une vie meilleure, ils la veulent ici et maintenant, et ils veulent de meilleures conditions pour leurs enfants, afin que ces derniers puissent s’occuper un jour de leurs propres problèmes. Les travailleurs font bouger les choses, encore et toujours, ils ont leurs revendications et ils les défendent avec tout le pouvoir dont ils disposent, un pouvoir qu’ils exercent de manière normale et rationnelle pour s’assurer une part plus importante et toujours croissante des richesses. Ils se battent pour les plus hauts idéaux de justice sociale.

    M. Hillquit. — En termes de redistribution des richesses, est-ce que les plus hauts idéaux de justice sociale ne consisteraient pas à bâtir un système dans lequel les travailleurs, qu’ils soient manuels ou intellectuels, responsables ou exécutants, reçoivent la pleine part de ce qu’ils produisent ?

    M. Gompers. — Vous savez, le poisson se fait prendre en mordant à l’hameçon, la souris ou le rat en voulant attraper le bout de fromage. Le travailleur intelligent et sensé préfère s’occuper des problèmes d’aujourd’hui, ceux auxquels il doit faire face s’il veut avancer, plutôt que de poursuivre un rêve qui n’a jamais eu, et qui n’aura jamais, j’en suis sûr, la moindre réalité dans la conduite des affaires humaines. Un rêve qui, s’il voyait le jour, menacerait de devenir le pire système de production jamais inventé par le génie humain. (...)

    M. Hillquit. — La Fédération américaine du travail est-elle guidée par une philosophie sociale d’ensemble ?

    M. Gompers. — Elle est guidée par l’histoire du passé, elle en tire les leçons pour identifier les problèmes auxquels les travailleurs sont confrontés, pour travailler de la manière la moins pénible possible, pour obtenir les meilleurs résultats en termes d’amélioration des conditions de travail, hommes, femmes et enfants, aujourd’hui, demain et après-demain, et au lendemain du lendemain, pour que chaque jour soit un jour meilleur que la veille. C’est cela, le principe, la philosophie et l’objectif qui guident le mouvement ouvrier : assurer une meilleure vie pour tous.

    M. Hillquit. — Mais dans ces efforts pour améliorer les choses au jour le jour, vous devez bien vous appuyer sur une idée précise de ce qui est bon, non ?

    M. Gompers. — Non. Si vous vous fixez un programme, tout doit s’y plier. Et si les faits ne correspondent pas à vos théories, vous vous dites : « Tant pis pour les faits. »

    M. Hillquit. — M. Gompers, ce que je vous demande, c’est la chose suivante. Vous dites que vous essayez d’améliorer le sort des travailleurs au jour le jour. Cependant, pour déterminer si leur sort change pour le meilleur ou pour le pire, vous devez bien avoir quelques critères qui vous permettent de distinguer ce qui est bon et ce qui est mauvais pour le mouvement ouvrier, n’est-ce pas ?

    [Ils se coupent mutuellement la parole.] M. Gompers. — Un instant. Faut-il un discernement extraordinaire pour s’apercevoir qu’un salaire de 3 dollars pour une journée travaillée de huit heures est préférable à un salaire de 2,50 dollars pour une journée de douze heures ? Pas besoin d’une philosophie sociale très élaborée pour comprendre ça.

    M. Hillquit. — Dans ce cas, M. Gompers, et pour poursuivre votre raisonnement, est-ce que 4 dollars pour une journée de sept heures effectuée dans des conditions agréables ne sont-ils pas plus préférables encore ?

    M. Gompers. — Sans aucun doute. (...)

    M. Hillquit. — D’accord. Et une fois qu’on a obtenu ces conditions meilleures…

    M. Gompers. — Eh bien, on demande encore plus.

    M. Hillquit. — Vous continuerez donc à vous battre pour plus de progrès ?

    M. Gompers. — Oui.

    M. Hillquit. — Alors je vous repose la question : le combat du mouvement syndical se poursuivra-t-il jusqu’à ce que les travailleurs obtiennent la pleine reconnaissance de leur travail ?

    M. Gompers. — Il ne s’arrêtera jamais.

    M. Hillquit. — C’est une question…

    M. Gompers [lui coupant la parole]. — Pas même si tel ou tel objectif est atteint, que ce soit celui que vous venez de mentionner ou un autre. Les travailleurs ne s’arrêteront jamais de se battre pour une vie meilleure, pour eux-mêmes, pour leurs femmes, pour leurs enfants et pour toute l’humanité.

    M. Hillquit. — L’objectif du syndicat consiste donc à obtenir une justice sociale complète pour eux-mêmes, leurs femmes et leurs enfants ?

    M. Gompers. — C’est un combat pour que la vie soit meilleure chaque jour.

    « Nous allons plus loin que vous. Vous vous fixez un horizon, nous non »

    M. Hillquit. — Chaque jour et toujours…

    M. Gompers. — Chaque jour. Cela n’implique aucune limite.

    M. Hillquit. — Jusqu’à ce que…

    M. Gompers. — Jusqu’à jamais.

    M. Hillquit. — En d’autres termes…

    M. Gompers. — En d’autres termes, nous allons plus loin que vous [rires et applaudissements dans la salle]. Vous vous fixez un horizon, nous non.

    M. Hillquit. — Vous déclarez donc officiellement que l’AFL, par ses objectifs et ses actes, va plus loin que le Parti socialiste quand celui-ci réclame l’abolition du système actuel de profits et de salaires, et cherche à obtenir pour les travailleurs la pleine rétribution du produit de leur travail.

    M. Gompers. — Vous cherchez à me faire dire que je suis favorable à l’organisation sociale imaginée par certains de vos rêveurs, et même que je souhaiterais aller au-delà. Moi, je dis que le mouvement des travailleurs va suivre l’inclination qui pousse les humains à réclamer de meilleures conditions d’existence, et que ceux-ci iront où cela les conduit sans avoir en tête votre objectif ou un autre qui irait au-delà. (...)

    La première guerre mondiale provoquera l’éclatement du mouvement syndical américain. L’AFL (et Gompers) soutiendront activement la participation des Etats-Unis au conflit. Une fraction anarcho-syndicaliste, l’Industrial Workers of the World (IWW), s’y opposera ; elle sera alors en partie détruite par la répression gouvernementale que lui vaudra cette prise de position. Par la suite, l’AFL, loin de mettre en cause le capitalisme américain comme le recommandait Hillquit, cherchera à obtenir que ses adhérents profitent le plus possible de son dynamisme. Depuis une quarantaine d’années, elle n’a pu empêcher la baisse du pouvoir d’achat des salariés.

    le monde
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