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Le révisionnisme de Vladimir Poutine et la nouvelle guerre froide

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  • Le révisionnisme de Vladimir Poutine et la nouvelle guerre froide

    Du 16 au 18 juin 2016, la Russie a accueilli la vingtième édition du Forum économique de Saint-Petersbourg. La présence de Jean-Claude Juncker, président de la Commission européenne, et celle de Matteo Renzi, président du conseil italien et invité d’honneur, ont été remarquées. D’aucuns ont voulu y voir le signe d’un dégel entre l’Union européenne et ses Etats membres d’une part, la Russie de l’autre. Las! Le 17 juin, les sanctions prises après le rattachement manu militari de la Crimée ont été reconduites sans coup férir. Le 24 juin prochain, il devrait en être de même pour les mesures adoptées en réponse à l’agression russe dans le Donbass. En regard des faits, la chose se justifie pleinement.

    L’agression russe contre l’Ukraine
    Bien que la politique d’influence du Kremlin et de ses relais politiques ainsi que le lobbying des firmes qui opèrent en Russie aient pu brouiller la perception des réalités géopolitiques, on ne saurait s’étonner de la décision des gouvernements européens. Outre le fait que les accords de Kiev (12 février 2015) font la part belle à la Russie, à l’origine d’une « guerre fantôme » dont le caractère hybride n’abuse personne, le cessez-le-feu n’est pas même appliqué. L’OSCE insiste sur les violations systématiques, avec des centaines de morts depuis la signature des accords, et les groupes paramilitaires pro-russes menacent fréquemment les personnels de cette organisation, pourtant mandatée pour faire respecter le cessez-le-feu.

    L’Etat ukrainien n’a pu reprendre le contrôle de sa frontière avec la Russie et les rapports de l’OSCE prouvent l’existence de flux de soldats, de mercenaires et de matériels venant renforcer les « combattants par procuration » du Kremlin, ces sicaires maîtrisant environ le tiers du Donbass. Bref, le conflit n’est pas éteint et si Vladimir Poutine le jugeait bon, il gagnerait très vite en intensité. Dans ces conditions, on ne voit pas comment Kiev pourrait réviser la Constitution ukrainienne, mener une réforme territoriale et organiser des élections conformes aux normes et standards de l’OSCE. Peut-on honnêtement affirmer qu’un candidat opposé au « réunionisme », c’est-à-dire au rattachement de fait ou de droit à la Russie, pourrait mener librement campagne? Dans ces zones d’anomie, le pouvoir est au bout de la kalachnikov.

    Dans cette partie géopolitique de longue haleine, Poutine est persuadé que le temps joue pour lui: la situation en Ukraine pourrait lasser les Occidentaux et la poussée des forces centrifuges en Europe constitue autant de menaces sur les instances euro-atlantiques (voir la question du « Brexit »), avec un possible et désastreux retour au « chacun pour soi ». Dans l’attente d’une conjoncture plus propice, le Kremlin actionne différents leviers (pressions politiques, sanctions économiques, guerre de l’information, opérations de déstabilisation), tout en conservant la possibilité de monter en puissance. Dans l’immédiat, l’objectif est de faire porter la responsabilité de l’impasse à Kiev, de rompre le front européen et d’obtenir le détricotage des sanctions. Quant à la Crimée, le sujet ne saurait pas même être abordé. La seule considération des faits, on le comprend, conduit à la prolongation des sanctions.

    Une confrontation plus large
    Si les dirigeants russes entretiennent un rapport particulier avec l’Ukraine et nient le fait que l’héritage de la Rus’ médiévale soit d’abord à Kiev, ce conflit géopolitique doit être replacé dans un contexte plus large. Les tensions et incidents avec les voisins de la Russie vont de la Baltique à la mer Noire, où l’armée russe déploie des tactiques de blocus et prétend transformer ces espaces en mers fermées. Simultanément, Moscou confirme ses ambitions territoriales dans la zone Arctique, avec là encore une stratégie de tension à l’encontre des pays riverains, et renforce ses positions militaires dans les Kouriles, sur le théâtre extrême-oriental. Au Levant, l’envoi d’un corps expéditionnaire a renforcé le pouvoir de Bachar Al-Assad sur la « Syrie utile » et conforté les positions géostratégiques russes. Il n’est pas exagéré de parler d’une alliance russo-iranienne, voire d’un axe russo-chiite au Moyen-Orient.

    A contrario, on soulignera que le « pivot » proclamé de la Russie vers la République populaire de Chine n’a pas débouché sur une sorte d’alliance. Il existe bien un « partenariat stratégique » sino-russe, esquissé à partir de 1996, et une volonté partagée de mettre en avant l’Organisation de Coopération de Shanghai (OCS), fondée en 2001. Schématiquement, il s’agit d’un dos à dos, chacun des partenaires privilégiant sa relation propre avec les Etats-Unis. Malgré les ventes d’armes et d’hydrocarbures, les relations commerciales sont déséquilibrées: quand la Chine populaire est le premier partenaire commercial de la Russie, celle-ci n’est que le dixième de Pékin. Lorsque Poutine a menacé les Occidentaux de réorienter la Russie vers l’Asie, la Chine a mis à profit la situation pour conclure à son avantage les négociations en cours sur l’importation de gaz russe (mai 2014). Globalement, les dirigeants chinois considèrent la Russie comme une réserve de produits de base et un partenaire de rang inférieur.

    Poutine n’ignore pas cela, mais l’hostilité à l’encontre de l’Occident prévaut. Cette attitude infirme la thèse selon laquelle le président russe, depuis qu’il est au Kremlin, ne chercherait qu’à renforcer son pouvoir de négociation, afin d’améliorer les termes de l’échange avec ses partenaires occidentaux et d’améliorer la place de la Russie sur le plan international. Au mépris des engagements internationaux de la Russie (Mémorandum de Budapest, 1994 ; traité russo-ukrainien, 1997), il s’est emparé de la Crimée, puis a lancé une guerre au Donbass, démontrant ainsi sa capacité à saisir les opportunités. Ce révisionnisme géopolitique ouvert, avec remise en cause par la force armée des frontières reconnues, menace la structure géopolitique de l’Europe, plus récente qu’on ne le pense (27% des frontières européennes ont été tracées après la césure de 1989-1991), et les appréhensions des pays d’Europe centrale et orientale - Baltes, Ukrainiens et Roumains en tout premier lieu –, s’expliquent aisément.

    Une dénégation systématique et suspecte
    La comparaison avec la Guerre froide (1947-1990) s’impose d’autant plus que les Russes, prompts à accuser les Occidentaux de leurs propres méfaits, s’y reportent de manière obsessionnelle. Alors que les gouvernements d’Europe et d’Amérique du Nord sont accaparés par les problèmes intérieurs ou privilégient des enjeux en phase avec la post-modernité et la globalisation (mœurs, écologie et thématique des « biens communs » de l’humanité, montée de l’Asie-Pacifique), la classe dirigeante russe est nostalgique de l’URSS. Elle veut prendre sa revanche sur la « victoire froide » de l’Ouest et récupérer le terrain perdu dans l’« étranger proche ». Ainsi les dirigeants russes osent-il sans fard ni honte faire le parallèle entre l’« Europe une et libre » de l’après-Guerre froide et le système de Versailles (1919-1920), ce qui est de mauvais augure pour la paix sur le Continent.

    Derechef, l’Europe se retrouve dans une situation de guerre froide, mais les « docteurs subtils » se plaisent à rappeler que l’Histoire ne se répète pas. Pourtant, la dénégation est trop systématique pour ne pas être suspecte, et répéter à l’envi que l’on ne veut pas d’une nouvelle guerre froide, en prenant une posture volontariste, ne suffira pas à dissuader la Russie. En vérité, l’expression de guerre froide n’est pas anachronique. Bien avant d’être réutilisée par Walter Lippman au départ du conflit Est-Ouest, en 1947, elle est attestée dans l’Espagne médiévale où les royaumes chrétiens de la péninsule menaient la Reconquista. Plus récemment, l’expression de « paix armée » a été utilisée pour désigner la période 1870-1914, marquée par la bipolarisation et la course aux armements, et elle préfigure celle de « guerre froide ». Il n’y a donc aucune raison de réserver cette dernière à une période unique et révolue de l’histoire des conflits.

    Au total, l’intention hostile du pouvoir russe, sa matérialisation au moyen de guerres et d’annexions, le niveau des enjeux géopolitiques en Europe et le retour obsessionnel sur ce proche passé autorisent la comparaison. Dans cette affaire, on retrouve les mêmes protagonistes, sur le même axe Est-Ouest, mais avec des lignes d’affrontement déplacées de 1.500 km vers l’Orient eurasiatique. Peut-être devrait-on parler de « paix froide », mais cela laisserait à penser que nous sommes engagés dans une phase post-conflictuelle. Du reste, il n’y a rien d’excessif dans la référence à une « guerre froide », si l’on entend par là un conflit géopolitique qui reste en dessous du seuil de déclenchement d’un affrontement armé et sanglant de grande envergure. Ensemble historique complexe et de la longue durée, le conflit Est-Ouest était bien plus qu’une « guerre froide », George-Henri Soutou préférant parler d’une « guerre de Cinquante Ans ». En l’occurrence, la nouvelle guerre froide pourrait être interprétée comme une rémanence du grand affrontement qui a dominé la seconde partie du XXe siècle.

    Et maintenant ?
    Présentement, il s’agit d’éviter que Poutine pense pouvoir tester l’article 5 de l’OTAN, en saisissant par surprise un morceau de territoire des Etats baltes, entre autres exemples, pour laisser ensuite aux Alliés la responsabilité de l’escalade. Les exercices menés par les armées de l’OTAN sur l’axe Baltique-mer Noire, l’installation de QG sur les territoires des Etats baltes, de la Pologne et de la Roumanie, et la rotation d’effectifs dans ces pays visent à restaurer la posture de dissuasion et de défense de l’Alliance atlantique.

    Si l’on peine à croire que cette nouvelle guerre froide constituera l’affrontement central du XXIe siècle, la volonté de puissance et la capacité de nuisance de Moscou ne doivent pas être sous-estimées. Certes, le pouvoir national total russe n’est pas celui de l’URSS et la doctrine eurasiste n’a pas la puissance du millénarisme marxiste-léniniste, mais une vue-du-monde robuste, la détermination à agir et l’esprit de suite compensent bien des faiblesses. L’Europe doit donc assumer l’existence d’un front eurasiatique, en plus des fronts méditerranéen et proche-oriental.

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