17 JUIN 2016 | PAR FANNY PIGEAUD
Mediapart
Depuis quinze ans, le groupe Bolloré est devenu un acteur majeur du trafic portuaire africain. Mais cela ne s’est pas fait sans problèmes : des concurrents ont porté plainte, accusant la multinationale française de corruption. Mediapart a reconstitué l’histoire de l'attribution du port de Douala au Cameroun.
Au cours des quinze dernières années, le groupe Bolloré est devenu un acteur majeur du trafic portuaire africain : il a obtenu la gestion de plusieurs ports au Cameroun, au Congo, en Côte d’Ivoire, au Gabon, en Guinée, au Togo, etc. Mais cela ne s’est pas fait sans problèmes : des concurrents ont porté plainte, accusant la multinationale française de corruption. Plusieurs instructions sont en cours en France. Lors d’une perquisition menée au siège du groupe, le 8 avril 2016, les policiers ont ainsi demandé à voir des documents sur les concessions portuaires en Afrique, le soupçonnant de « corruption d’argent public à l’étranger » pour obtenir la gestion des ports de Conakry et de Lomé. Le juge d’instruction Serge Tournaire a aussi émis fin 2014, contre l’avis du parquet, une « ordonnance aux fins d’informer » au sujet des ports de Libreville (Gabon), de Misrata (Libye) et de Douala (Cameroun). Mediapart a pu reconstituer l’histoire de ce dernier cas et a choisi de la restituer : les anomalies qu’elle recèle permettent d’avoir une idée de l’influence du politique dans l’attribution de ces marchés portuaires très lucratifs.
Lorsque l’affaire du port autonome de Douala (PAD) commence, à la fin des années 1990, le Cameroun, en grande difficulté financière, est contraint par le FMI et la Banque mondiale de céder une partie des activités à caractère commercial de son principal port. Objectif annoncé : réduire les coûts et délais de passage des marchandises. À l’issue d’un appel d’offres lancé en 2002 par le PAD pour trouver un opérateur « capable d’assurer la gestion, l’exploitation et la maintenance » de son terminal à conteneurs, deux candidats sont retenus : le groupement espagnol Dagrados/Progosa et un consortium dont Bolloré fait partie en association avec le danois Maersk. Bolloré est déjà un acteur important au Cameroun, opérant dans le secteur portuaire, ferroviaire et agro-industriel. Après un second appel d’offres restreint émis en mars 2003, c’est le consortium Bolloré/Maersk qui est retenu.
L’histoire aurait dû s’arrêter là. Mais Dagrados/Progosa décide de contester la manière dont les autorités du port ont conduit le processus de sélection. Le groupe espagnol déplore la « forte implication » du directeur général du PAD, Alphonse Siyam Siwé, et son « incontestable partialité ». Dans un « memorandum », le groupe explique, en août 2003, qu'« il existe une relation étroite entre le directeur général du port et les responsables locaux du groupe Bolloré ». Il affirme qu’au lendemain du dépôt de son dossier de candidature pour le second appel d’offres « le groupe Bolloré à Paris était en possession des éléments » dudit dossier. Il rappelle que le directeur du PAD a annoncé, dans un publireportage paru dans Le Monde le 5 juin 2003, que Bolloré/Maersk gagnerait le processus de privatisation alors en cours. Siyam Siwé a en effet déclaré : « Dans le cadre de la politique d’ouverture des activités portuaires au secteur privé, ces installations ont été concédées à une société créée par le Groupement professionnel des acconiers du Cameroun. Il s’agit d’une concession provisoire qui devrait être confirmée courant 2003 pour une durée de dix ans. » Or la société en question, GIE ITS, avait pour chefs de file Maersk et Bolloré.
En septembre 2003, la Banque mondiale envoie un courrier au président du « comité de pilotage de la réforme portuaire », Jean-Pierre Soh. Elle ne comprend pas les résultats de l’évaluation qui a conduit au choix de Bolloré/Maerks : « Nous regrettons de vous informer qu’à la suite de cet examen, il nous semble que l’évaluation technique […] est fondée sur une approche discutable et un manque d’équité. » Elle signale plusieurs incohérences : Dagrados/Progosa (D/P) « propose les coûts de passage les plus bas et reçoit cependant la note de cohérence la plus faible alors que la baisse des coûts de passage est bien un objectif majeur de cette mise en concession, et en outre, sa note de risque est très faible et sans explication ». Plusieurs autres points sont commentés de la même manière par l’institution financière internationale, qui demande à Soh de « faire en sorte que le processus d’attribution de la concession se déroule correctement ». « Comme vous le savez, les enjeux en termes de compétitivité et de bonne gouvernance sont essentiels […]. D’autre part, la réputation de la Banque mondiale est engagée d’autant plus que des plaintes relatives à la régularité du processus nous ont été adressées officiellement », précise Maryvonne Plessis-Fraissard, directeur sectoriel « Transport-Région Afrique » de la Banque.
Le 30 décembre 2003, le chef de la division des affaires judiciaires de la présidence de la République du Cameroun, Jean Foumane Akame, signe une note disant : « L’examen et l’analyse des documents (relatifs au processus de privatisation) laissent penser que le dépouillement et l’évaluation des offres techniques par un comité présidé par le directeur général du port autonome de Douala n’ont pas été faits avec objectivité et transparence comme l’exigent les textes réglementaires qui régissent les marchés publics au Cameroun. » Il recommande l’ouverture d’une enquête par l’Agence de régulation des marchés publics.
Le 24 mars 2004, la Banque mondiale reprend sa plume pour écrire au ministre camerounais des affaires économiques, Martin Okouda. Elle évoque cette fois le projet de « convention de concession » négocié entre le PAD et Bolloré/Maerks. Elle explique : « La structure tarifaire proposée […] ne paraît pas conforme aux objectifs de développement attendus. » Elle regrette que la convention ait « maintenu plusieurs dispositions déjà dénoncées antérieurement par la Banque », notant que « les conditions de renouvellement de la concession, qui laissent la possibilité d’un gré à gré avec le concessionnaire, renforcent la position de monopole indéfini de ce dernier ». Elle trouve préoccupantes « les nouvelles conditions relatives à l’équilibre contractuel et à la dénonciation de la convention pour faute du concédant conduisant de facto à supprimer tout risque commercial pour le concessionnaire, alors que la prise de ce risque est la justification même de l’établissement d’une convention sur une longue durée. Ces conditions empêcheraient également le gouvernement de mener toute politique portuaire nationale qui viserait à développer le trafic conteneur ou roulier en dehors du terminal à conteneurs concédé ». Sanjivi Rajasingham, directeur sectoriel « Transport-Région Afrique », auteur de ce courrier, estime que la convention va « à l’encontre autant des intérêts économiques du pays quant à son objectif de compétitivité que de ceux des chargeurs et des opérateurs camerounais ».
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Mediapart
Depuis quinze ans, le groupe Bolloré est devenu un acteur majeur du trafic portuaire africain. Mais cela ne s’est pas fait sans problèmes : des concurrents ont porté plainte, accusant la multinationale française de corruption. Mediapart a reconstitué l’histoire de l'attribution du port de Douala au Cameroun.
Au cours des quinze dernières années, le groupe Bolloré est devenu un acteur majeur du trafic portuaire africain : il a obtenu la gestion de plusieurs ports au Cameroun, au Congo, en Côte d’Ivoire, au Gabon, en Guinée, au Togo, etc. Mais cela ne s’est pas fait sans problèmes : des concurrents ont porté plainte, accusant la multinationale française de corruption. Plusieurs instructions sont en cours en France. Lors d’une perquisition menée au siège du groupe, le 8 avril 2016, les policiers ont ainsi demandé à voir des documents sur les concessions portuaires en Afrique, le soupçonnant de « corruption d’argent public à l’étranger » pour obtenir la gestion des ports de Conakry et de Lomé. Le juge d’instruction Serge Tournaire a aussi émis fin 2014, contre l’avis du parquet, une « ordonnance aux fins d’informer » au sujet des ports de Libreville (Gabon), de Misrata (Libye) et de Douala (Cameroun). Mediapart a pu reconstituer l’histoire de ce dernier cas et a choisi de la restituer : les anomalies qu’elle recèle permettent d’avoir une idée de l’influence du politique dans l’attribution de ces marchés portuaires très lucratifs.
Lorsque l’affaire du port autonome de Douala (PAD) commence, à la fin des années 1990, le Cameroun, en grande difficulté financière, est contraint par le FMI et la Banque mondiale de céder une partie des activités à caractère commercial de son principal port. Objectif annoncé : réduire les coûts et délais de passage des marchandises. À l’issue d’un appel d’offres lancé en 2002 par le PAD pour trouver un opérateur « capable d’assurer la gestion, l’exploitation et la maintenance » de son terminal à conteneurs, deux candidats sont retenus : le groupement espagnol Dagrados/Progosa et un consortium dont Bolloré fait partie en association avec le danois Maersk. Bolloré est déjà un acteur important au Cameroun, opérant dans le secteur portuaire, ferroviaire et agro-industriel. Après un second appel d’offres restreint émis en mars 2003, c’est le consortium Bolloré/Maersk qui est retenu.
L’histoire aurait dû s’arrêter là. Mais Dagrados/Progosa décide de contester la manière dont les autorités du port ont conduit le processus de sélection. Le groupe espagnol déplore la « forte implication » du directeur général du PAD, Alphonse Siyam Siwé, et son « incontestable partialité ». Dans un « memorandum », le groupe explique, en août 2003, qu'« il existe une relation étroite entre le directeur général du port et les responsables locaux du groupe Bolloré ». Il affirme qu’au lendemain du dépôt de son dossier de candidature pour le second appel d’offres « le groupe Bolloré à Paris était en possession des éléments » dudit dossier. Il rappelle que le directeur du PAD a annoncé, dans un publireportage paru dans Le Monde le 5 juin 2003, que Bolloré/Maersk gagnerait le processus de privatisation alors en cours. Siyam Siwé a en effet déclaré : « Dans le cadre de la politique d’ouverture des activités portuaires au secteur privé, ces installations ont été concédées à une société créée par le Groupement professionnel des acconiers du Cameroun. Il s’agit d’une concession provisoire qui devrait être confirmée courant 2003 pour une durée de dix ans. » Or la société en question, GIE ITS, avait pour chefs de file Maersk et Bolloré.
En septembre 2003, la Banque mondiale envoie un courrier au président du « comité de pilotage de la réforme portuaire », Jean-Pierre Soh. Elle ne comprend pas les résultats de l’évaluation qui a conduit au choix de Bolloré/Maerks : « Nous regrettons de vous informer qu’à la suite de cet examen, il nous semble que l’évaluation technique […] est fondée sur une approche discutable et un manque d’équité. » Elle signale plusieurs incohérences : Dagrados/Progosa (D/P) « propose les coûts de passage les plus bas et reçoit cependant la note de cohérence la plus faible alors que la baisse des coûts de passage est bien un objectif majeur de cette mise en concession, et en outre, sa note de risque est très faible et sans explication ». Plusieurs autres points sont commentés de la même manière par l’institution financière internationale, qui demande à Soh de « faire en sorte que le processus d’attribution de la concession se déroule correctement ». « Comme vous le savez, les enjeux en termes de compétitivité et de bonne gouvernance sont essentiels […]. D’autre part, la réputation de la Banque mondiale est engagée d’autant plus que des plaintes relatives à la régularité du processus nous ont été adressées officiellement », précise Maryvonne Plessis-Fraissard, directeur sectoriel « Transport-Région Afrique » de la Banque.
Le 30 décembre 2003, le chef de la division des affaires judiciaires de la présidence de la République du Cameroun, Jean Foumane Akame, signe une note disant : « L’examen et l’analyse des documents (relatifs au processus de privatisation) laissent penser que le dépouillement et l’évaluation des offres techniques par un comité présidé par le directeur général du port autonome de Douala n’ont pas été faits avec objectivité et transparence comme l’exigent les textes réglementaires qui régissent les marchés publics au Cameroun. » Il recommande l’ouverture d’une enquête par l’Agence de régulation des marchés publics.
Le 24 mars 2004, la Banque mondiale reprend sa plume pour écrire au ministre camerounais des affaires économiques, Martin Okouda. Elle évoque cette fois le projet de « convention de concession » négocié entre le PAD et Bolloré/Maerks. Elle explique : « La structure tarifaire proposée […] ne paraît pas conforme aux objectifs de développement attendus. » Elle regrette que la convention ait « maintenu plusieurs dispositions déjà dénoncées antérieurement par la Banque », notant que « les conditions de renouvellement de la concession, qui laissent la possibilité d’un gré à gré avec le concessionnaire, renforcent la position de monopole indéfini de ce dernier ». Elle trouve préoccupantes « les nouvelles conditions relatives à l’équilibre contractuel et à la dénonciation de la convention pour faute du concédant conduisant de facto à supprimer tout risque commercial pour le concessionnaire, alors que la prise de ce risque est la justification même de l’établissement d’une convention sur une longue durée. Ces conditions empêcheraient également le gouvernement de mener toute politique portuaire nationale qui viserait à développer le trafic conteneur ou roulier en dehors du terminal à conteneurs concédé ». Sanjivi Rajasingham, directeur sectoriel « Transport-Région Afrique », auteur de ce courrier, estime que la convention va « à l’encontre autant des intérêts économiques du pays quant à son objectif de compétitivité que de ceux des chargeurs et des opérateurs camerounais ».
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