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Les nouveaux gardes rouges de la pédagogie

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  • Les nouveaux gardes rouges de la pédagogie

    La suppression de l’enseignant est un vieux rêve totalitaire. Il est attristant qu’il subsiste, intact, et qu’il soit poursuivi au nom de la modernité pédagogique et sans doute gestionnaire, par ceux qui, eux, ne l’ont pas compris.

    C’est entendu : nous allons vers un enseignement débarrassé des enseignants, où il n’y aura plus de salle de classe et où les étudiants discuteront aimablement entre eux sous la direction d’un animateur pédagogique au sujet d’un film qu’ils auront regardé la veille au soir chez eux. Car voyez-vous, l’idée d’un savoir dispensé par des enseignants à des étudiants est totalement ringarde. Il y aurait des sachants et des apprenants ? Mais non bien sûr. Dans cette société horizontale, les étudiants n’en savent-ils de toute évidence pas autant que les enseignants ? Loin s’en faut. Cette conception, qui n’aurait pas déplu aux gardes rouges de Mao, est un danger mortel pour la jeunesse.
    L’école sans enseignants ?
    La révolution Internet offre des possibilités extraordinaires en termes de diffusion massive et de personnalisation de l’expérience d’apprentissage. Avec Internet, des millions d’individus peuvent apprendre seuls, à leur rythme, sur n’importe quel sujet de leur choix. Avec plusieurs MOOCs – cours en ligne ouvert à tous – à mon actif, j’en sais quelque chose. Mais cet extraordinaire développement fait naître chez certains le rêve d’une école sans enseignants et sans salle de classe.

    Un tel rêve semble d’autant plus réalisable qu’il trouve aisément des approches pédagogiques modernes allant dans son sens. La structure actuelle de l’enseignement est dénoncée comme trop dirigiste, tuant dans l’œuf la créativité des enfants. Ces approches rêvent aussi d’une école sans enseignants où les enfants, et par extension les étudiants, dirigent leur propre apprentissage.

    Une telle vision repose sur une conception erronée du rôle de l’enseignant, en particulier dans l’enseignement supérieur.
    On pense souvent que le rôle de l’enseignant est d’enseigner, c’est-à-dire de dispenser des connaissances. Mais ce rôle va bien au-delà : il consiste surtout à déterminer quelles connaissances sont nécessaires pour construire une formation.

    Pour les domaines techniques, ce rôle de choix par l’enseignant n’est pas important, et on peut aisément concevoir que l’étudiant détermine seul ses besoins. Par exemple, si, dans mon nouveau travail, je dois utiliser Excel alors que je ne le connais pas, la nécessité d’apprendre Excel est évidente.
    Les cadres du futur
    Mais pour l’enseignement général, il en va différemment. Comment former les cadres du futur ? Dès lors qu’on ne conçoit plus cette formation en termes purement techniques, où l’on apprendrait la comptabilité et la langue anglaise, mais plutôt en termes de capacité à affronter l’avenir, la question devient très complexe. Pour reprendre l’expression de Valéry qui écrivait, à propos de l’enseignement « … il s’agit de faire de vous des hommes prêts à affronter ce qui n’a jamais été. » Concevoir une telle formation, c’est le rôle de l’enseignant. C’est même son rôle fondamental.

    Cela signifie que vont se retrouver dans cette formation des cours que certains étudiants jugeront inutiles, pas pratiques, trop abstraits. Les clients, puisque les étudiants sont désormais nos clients, ne seront pas satisfaits du produit, qu’ils n’ont pas demandé. Mais comment pourraient-ils savoir de quoi ils ont besoin pour affronter l’avenir ? Une telle connaissance relève de la pédagogie, et là encore c’est le rôle de l’enseignant. D’ailleurs, les spécialistes en innovation ont depuis longtemps fait remarquer que les clients n’ont que rarement conscience de ce dont ils ont besoin. Steve Jobs le remarquait, « ce n’est pas le travail des clients de savoir ce dont ils ont besoin ». Aucun client n’a demandé le MP3, le téléphone mobile ou Internet. Eh bien de la même manière, ce n’est pas le travail des étudiants de savoir ce dont ils ont besoin pour affronter l’avenir, c’est celui de l’enseignant.
    À ce sujet on notera que l’importance grandissante des évaluations de cours par les étudiants est une menace mortelle envers la capacité des enseignants à jouer ce rôle. Elles sont une forte incitation à donner aux étudiants ce qu’ils veulent tout de suite, plutôt que ce dont ils auront besoin demain.
    La suppression de l’enseignant est un vieux rêve qui a uni penseurs réactionnaires et gardes rouges de la Chine maoïste, qui eux avaient bien compris l’importance de son rôle. Il est attristant qu’il subsiste, intact, et qu’il soit poursuivi au nom de la modernité pédagogique et sans doute gestionnaire, par ceux qui, eux, ne l’ont pas compris. À l’heure où la complexité du monde nécessite plus que jamais de penser, c’est-à-dire avant tout de savoir faire un effort et de prendre le risque de déplaire aux âmes sensibles, ce serait causer un tort irréparable aux jeunes générations que de leur faire croire que savoir quoi étudier et choisir sur quoi penser n’est pas difficile, et qu’il suffit de discuter entre soi une vidéo pour avoir couvert un sujet.

    Au final, une telle conception « maoïste » de l’enseignement participe de l’aveuglement construit que j’évoquais dans un billet précédent et qui nous coûte cher, et nous coûtera encore plus cher à l’avenir.

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