Cet article a paru
dans Le Nouvel Observateur
n° 32 du 24 juin 1965
par Jean Daniel
"Zbiri, tu sais que j’ai toujours eu confiance en toi…
– Ecoute, ne perdons pas de temps, habille-toi. Tu es arrêté par le conseil de la Révolution."
Il est 2 h 25 du matin, dans la nuit du 18 au 19 juin lorsque Ahmed Ben Bella, que l’on vient de réveiller en sursaut, entend cette réponse de celui qu’il a lui-même nommé chef d’état-major de l’armée. Le président algérien ne comprend pas. A côté de Tahar Zbiri, se tient le commandant Draïa, qu’il vient de nommer directeur de la Sûreté et qui fut commandant des compagnies nationales de sécurité, c’est-à-dire de la garde prétorienne de Ben Bella. Il y a aussi Saïd Abid, qui commande la première région militaire du Grand-Alger et avec lequel il a eu quelques jours avant un très amical entretien.
Ben Bella les regarde tous les trois comme pour tenter un rappel au loyalisme. En vain. D’ailleurs il n’est pas en forme. Il ne réalise pas vraiment ce qui se passe. Il s’est couché tard, et lorsqu’un cri de la fidèle servante l’a brusquement réveillé, il a cru qu’on venait lui annoncer une nouvelle importante. Il s’est endormi fort de trois convictions. A la veille de la conférence afro-asiatique, lui, Ben Bella, peut tout se permettre et il va le montrer dès samedi matin. Ensuite il a divisé ses principaux ennemis, les hommes du ministre de la Défense nationale, Haouari Boumedienne, et il vient de conclure un accord qui lui procure le soutien kabyle. Enfin un certain nombre de points vitaux de la capitale sont depuis six mois gardés par les compagnies nationales de sécurité dont on lui a assuré tous les jours qu’elles ne comprennent que des hommes prêts à mourir pour lui. C’est pourquoi maintenant il s’attarde sur Draïa, le créateur de ces compagnies.
Tahar Zbiri répète sèchement : dépêche-toi, la comédie est terminée. On entend des tirs, qui donnent aux propos du chef d’état-major un poids décisif. C’est plus qu’une fusillade. A Hydra, une colline située à vol d’oiseau à un kilomètre à peine de la villa Joly, l’installation de la police judiciaire est attaquée au bazooka. Pour faire leur rapport, les membres de l’ambassade des Etats-Unis décèleront le lendemain 221 traces de projectiles. Une compagnie de la garde nationale refusait de se rendre. Il y a eu huit morts.
Ben Bella s’habille et descend du sixième étage, encadré par le colonel et les deux commandants. Il se souvient que Tahar Zbiri est sentimental, il tente un dernier appel. Il profère un juron arabe, où figure le mot "diable" et qui signifie qu’une malédiction pèse sur la révolution algérienne. Devant le regard dur de Tahar Zbiri, il reprend une attitude digne. Il déclare : d’accord, je suis prêt.
Avant de monter dans la voiture qui le mènera dans une caserne de Maison-Carrée, à 20 km d’Alger, il regarde les sentinelles. Ce ne sont plus ses hommes. Ce sont des paras, en uniformes bariolés, les fameux "commandos de la mort", le régiment d’élite du colonel Boumedienne.
Tout a duré cinq minutes au plus. Alger a une fois de plus son visage de complot et de putsch. La nuit y est somptueuse. Les étoiles au-dessus des cyprès, des pins et des acacias brillent comme au cœur du désert. La clarté bleue de la baie, l’une des plus admirables du monde, annonce un petit matin précoce et impétueux. C’est une description que l’on retrouve, à un terme près, dans tous les récits des complots qui jalonnent l’histoire de cette capitale singulière.
Dans la voiture Ben Bella ne dit plus un mot. C’est la fin de ce sourire un peu grimaçant, un peu poupin, aussi, dont les femmes algériennes sont amoureuses et qui les fait tressaillir chaque fois qu’elles le voient à la télévision. C’est la fin du rictus énergique et du geste vengeur que les gosses, tous les gavroches et les sciuscias d’Alger idolâtrent lorsque Ben Bella vient sur un stade. Précisément ce fut une semaine où la passion sportive des Algériens s’est accordée à celle extraordinaire du chef de l’Etat.
Le rêve de Ben Bella
Depuis sa prison française, Ben Bella rêvait de voir jouer Pelé, le fameux héros du football brésilien. Non seulement son rêve s’est réalisé, mais c’est comme président de la République que Ben Bella a pu inviter, chez lui, sur ses stades, l’équipe brésilienne. Pelé est là. Sans doute à Oran jeudi soir il a un peu déçu. Il a marqué ses trois buts avec un rien de dédain. Sans doute aussi Pelé a-t-il blessé la susceptibilité sportive des Algériens en répondant à un journaliste de "Révolution africaine" qui lui demandait ce qu’il craignait le plus dans l’équipe algérienne : "Le terrain"… Mais le dimanche suivant, le match de revanche devait avoir lieu et des dizaines de milliers d’adolescents s’apprêtaient à communier dans la plus déchaînée des joies avec Ben Bella.
C’est la fin aussi de ce véritable triomphe romain que se préparait à lui-même Ben Bella pour la conférence afro-asiatique. Il se souvenait de l’ivresse qu’il avait connue pendant les succès, il y a deux ans, de la conférence d’Addis-Abeba. Il avait eu l’impression d’éclipser tous les grands. Nasser, N’Krumah, Nehru, il les avait tous eus : comme au football. La veille, le vendredi après-midi 18 juin, il se faisait longuement photographier au Club des Pins, parmi les installations qu’il avait lui-même fait construire pour la conférence du tiers-monde et dont il surveillait personnellement l’avancement tous les jours.
Les photographes de "Paris-Match" ne revenaient pas de la juvénilité de sa complaisance. Ce n’est pourtant pas le dernier contact qu’il eut avec des journalistes. Il reçut ensuite les collaborateurs de "Newsweek". Au cours de cet entretien, il devait se séparer de la modération nassérienne à propos d’Israël. "Je veux la disparition de cet Etat, par la négociation si l’on veut, mais la disparition". A 3 heures du matin la célèbre, l’exceptionnelle, la fulgurante "baraka" de Ben Bella s’enfouissait dans le néant. A 49 ans (il lui arrivait de cacher son âge et de dire qu’il n’en avait que 47) il perdait un destin et conservait à peine une existence.
Tandis que la voiture se dirige vers Maison-Carrée, le colonel Tahar Zbiri se rend, lui, au ministère de la Défense nationale. Quelques passants se rappelleront le lendemain avoir vu à toutes les heures de la nuit de la lumière à travers les vitres des bureaux du ministère. C’est une veillée d’armes. Lorsque Tahar Zbiri déclare à Houari Boumedienne que la mission est accomplie, ce dernier est entouré de ses fidèles : les seuls qu’il ait mis au courant de l’opération. Il y a d’abord et avant tout, Abdelaziz Bouteflika, ministre des Affaires étrangères, ancien officier que Ben Bella prévoyait de remplacer, précisément, le samedi matin. Il y a Ahmed Medeghri, ancien ministre de l’Intérieur, ancien officier. Il y a Chérif Belkacem, ministre de l’Education nationale, ancien officier.
Enfin il y a l’état-major de Boumedienne, cinq officiers pour qui le colonel, c’est le "patron". Ils mènent la même vie que le ministre : une vie d’ascète. Ils sont comme lui patriotes au sens à la fois le plus étroit et le plus intense du mot. Ils ont même entre eux une étrange ressemblance physique : maigres, secs et noueux, du genre qui vieillit vite et qui reste longtemps vieux. Houari Boumedienne est le type parfait de ce genre d’Algérien peu connu à l’étranger, et répandu dans les hauts-plateaux. Ses pommettes saillantes lui donnent un mystère asiatique qu’il accentue par un silence opiniâtre, des gestes rares. Un témoin raconte : lorsqu’il apprend que la mission est accomplie, il fume sa première cigarette. Depuis un an il s’était arrêté de fumer. Evidemment, il ne boit pas d’alcool. On ne lui connaît qu’une compagne discrète et intermittente. Il laisse dire qu’il comprend mal le français et qu’il s’exprime difficilement. Cela sert sa timidité relative. En fait plusieurs officiers français ont eu avec lui des conversations longues, précises et approfondies. Il a peur de la foule, n’aime pas le contact avec le public, n’arrive pas à regarder en face l’objectif de la télévision. Il paraît à la fois possédé et ennuyé. Cette nuit il est calme. Il attend d’autres rapports dans une gravité à peine souriante.
dans Le Nouvel Observateur
n° 32 du 24 juin 1965
par Jean Daniel
"Zbiri, tu sais que j’ai toujours eu confiance en toi…
– Ecoute, ne perdons pas de temps, habille-toi. Tu es arrêté par le conseil de la Révolution."
Il est 2 h 25 du matin, dans la nuit du 18 au 19 juin lorsque Ahmed Ben Bella, que l’on vient de réveiller en sursaut, entend cette réponse de celui qu’il a lui-même nommé chef d’état-major de l’armée. Le président algérien ne comprend pas. A côté de Tahar Zbiri, se tient le commandant Draïa, qu’il vient de nommer directeur de la Sûreté et qui fut commandant des compagnies nationales de sécurité, c’est-à-dire de la garde prétorienne de Ben Bella. Il y a aussi Saïd Abid, qui commande la première région militaire du Grand-Alger et avec lequel il a eu quelques jours avant un très amical entretien.
Ben Bella les regarde tous les trois comme pour tenter un rappel au loyalisme. En vain. D’ailleurs il n’est pas en forme. Il ne réalise pas vraiment ce qui se passe. Il s’est couché tard, et lorsqu’un cri de la fidèle servante l’a brusquement réveillé, il a cru qu’on venait lui annoncer une nouvelle importante. Il s’est endormi fort de trois convictions. A la veille de la conférence afro-asiatique, lui, Ben Bella, peut tout se permettre et il va le montrer dès samedi matin. Ensuite il a divisé ses principaux ennemis, les hommes du ministre de la Défense nationale, Haouari Boumedienne, et il vient de conclure un accord qui lui procure le soutien kabyle. Enfin un certain nombre de points vitaux de la capitale sont depuis six mois gardés par les compagnies nationales de sécurité dont on lui a assuré tous les jours qu’elles ne comprennent que des hommes prêts à mourir pour lui. C’est pourquoi maintenant il s’attarde sur Draïa, le créateur de ces compagnies.
Tahar Zbiri répète sèchement : dépêche-toi, la comédie est terminée. On entend des tirs, qui donnent aux propos du chef d’état-major un poids décisif. C’est plus qu’une fusillade. A Hydra, une colline située à vol d’oiseau à un kilomètre à peine de la villa Joly, l’installation de la police judiciaire est attaquée au bazooka. Pour faire leur rapport, les membres de l’ambassade des Etats-Unis décèleront le lendemain 221 traces de projectiles. Une compagnie de la garde nationale refusait de se rendre. Il y a eu huit morts.
Ben Bella s’habille et descend du sixième étage, encadré par le colonel et les deux commandants. Il se souvient que Tahar Zbiri est sentimental, il tente un dernier appel. Il profère un juron arabe, où figure le mot "diable" et qui signifie qu’une malédiction pèse sur la révolution algérienne. Devant le regard dur de Tahar Zbiri, il reprend une attitude digne. Il déclare : d’accord, je suis prêt.
Avant de monter dans la voiture qui le mènera dans une caserne de Maison-Carrée, à 20 km d’Alger, il regarde les sentinelles. Ce ne sont plus ses hommes. Ce sont des paras, en uniformes bariolés, les fameux "commandos de la mort", le régiment d’élite du colonel Boumedienne.
Tout a duré cinq minutes au plus. Alger a une fois de plus son visage de complot et de putsch. La nuit y est somptueuse. Les étoiles au-dessus des cyprès, des pins et des acacias brillent comme au cœur du désert. La clarté bleue de la baie, l’une des plus admirables du monde, annonce un petit matin précoce et impétueux. C’est une description que l’on retrouve, à un terme près, dans tous les récits des complots qui jalonnent l’histoire de cette capitale singulière.
Dans la voiture Ben Bella ne dit plus un mot. C’est la fin de ce sourire un peu grimaçant, un peu poupin, aussi, dont les femmes algériennes sont amoureuses et qui les fait tressaillir chaque fois qu’elles le voient à la télévision. C’est la fin du rictus énergique et du geste vengeur que les gosses, tous les gavroches et les sciuscias d’Alger idolâtrent lorsque Ben Bella vient sur un stade. Précisément ce fut une semaine où la passion sportive des Algériens s’est accordée à celle extraordinaire du chef de l’Etat.
Le rêve de Ben Bella
Depuis sa prison française, Ben Bella rêvait de voir jouer Pelé, le fameux héros du football brésilien. Non seulement son rêve s’est réalisé, mais c’est comme président de la République que Ben Bella a pu inviter, chez lui, sur ses stades, l’équipe brésilienne. Pelé est là. Sans doute à Oran jeudi soir il a un peu déçu. Il a marqué ses trois buts avec un rien de dédain. Sans doute aussi Pelé a-t-il blessé la susceptibilité sportive des Algériens en répondant à un journaliste de "Révolution africaine" qui lui demandait ce qu’il craignait le plus dans l’équipe algérienne : "Le terrain"… Mais le dimanche suivant, le match de revanche devait avoir lieu et des dizaines de milliers d’adolescents s’apprêtaient à communier dans la plus déchaînée des joies avec Ben Bella.
C’est la fin aussi de ce véritable triomphe romain que se préparait à lui-même Ben Bella pour la conférence afro-asiatique. Il se souvenait de l’ivresse qu’il avait connue pendant les succès, il y a deux ans, de la conférence d’Addis-Abeba. Il avait eu l’impression d’éclipser tous les grands. Nasser, N’Krumah, Nehru, il les avait tous eus : comme au football. La veille, le vendredi après-midi 18 juin, il se faisait longuement photographier au Club des Pins, parmi les installations qu’il avait lui-même fait construire pour la conférence du tiers-monde et dont il surveillait personnellement l’avancement tous les jours.
Les photographes de "Paris-Match" ne revenaient pas de la juvénilité de sa complaisance. Ce n’est pourtant pas le dernier contact qu’il eut avec des journalistes. Il reçut ensuite les collaborateurs de "Newsweek". Au cours de cet entretien, il devait se séparer de la modération nassérienne à propos d’Israël. "Je veux la disparition de cet Etat, par la négociation si l’on veut, mais la disparition". A 3 heures du matin la célèbre, l’exceptionnelle, la fulgurante "baraka" de Ben Bella s’enfouissait dans le néant. A 49 ans (il lui arrivait de cacher son âge et de dire qu’il n’en avait que 47) il perdait un destin et conservait à peine une existence.
Tandis que la voiture se dirige vers Maison-Carrée, le colonel Tahar Zbiri se rend, lui, au ministère de la Défense nationale. Quelques passants se rappelleront le lendemain avoir vu à toutes les heures de la nuit de la lumière à travers les vitres des bureaux du ministère. C’est une veillée d’armes. Lorsque Tahar Zbiri déclare à Houari Boumedienne que la mission est accomplie, ce dernier est entouré de ses fidèles : les seuls qu’il ait mis au courant de l’opération. Il y a d’abord et avant tout, Abdelaziz Bouteflika, ministre des Affaires étrangères, ancien officier que Ben Bella prévoyait de remplacer, précisément, le samedi matin. Il y a Ahmed Medeghri, ancien ministre de l’Intérieur, ancien officier. Il y a Chérif Belkacem, ministre de l’Education nationale, ancien officier.
Enfin il y a l’état-major de Boumedienne, cinq officiers pour qui le colonel, c’est le "patron". Ils mènent la même vie que le ministre : une vie d’ascète. Ils sont comme lui patriotes au sens à la fois le plus étroit et le plus intense du mot. Ils ont même entre eux une étrange ressemblance physique : maigres, secs et noueux, du genre qui vieillit vite et qui reste longtemps vieux. Houari Boumedienne est le type parfait de ce genre d’Algérien peu connu à l’étranger, et répandu dans les hauts-plateaux. Ses pommettes saillantes lui donnent un mystère asiatique qu’il accentue par un silence opiniâtre, des gestes rares. Un témoin raconte : lorsqu’il apprend que la mission est accomplie, il fume sa première cigarette. Depuis un an il s’était arrêté de fumer. Evidemment, il ne boit pas d’alcool. On ne lui connaît qu’une compagne discrète et intermittente. Il laisse dire qu’il comprend mal le français et qu’il s’exprime difficilement. Cela sert sa timidité relative. En fait plusieurs officiers français ont eu avec lui des conversations longues, précises et approfondies. Il a peur de la foule, n’aime pas le contact avec le public, n’arrive pas à regarder en face l’objectif de la télévision. Il paraît à la fois possédé et ennuyé. Cette nuit il est calme. Il attend d’autres rapports dans une gravité à peine souriante.
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