Publié: 26 mai 2011
L’éminent historien Mohamed Harbi revient, dans cet entretien, sur les récentes controverses suscitées par les déclarations polémiques d’acteurs du mouvement national et livre quelques vérités cinglantes.
D’après lui, l’attaque de la poste d’Oran est l’œuvre d’Aït Ahmed, Boudiaf a réussi l’organisation du 1er Novembre, et l’attitude de Yacef Saâdi à l’égard de Louisette Ighilahriz «n’est ni sérieuse ni noble.» Harbi affirme que Boussouf n’endosse pas seul l’assassinat de Abane Ramdane, et qu’on a exagéré son rôle ainsi que celui du MALG.
Il révèle, par ailleurs, que «Krim a projeté d’assassiner Bentobal» en prévenant que les archives de 2012 «sont terribles et explosives.» l Alors qu’il évalue les harkis et goumiers à environ 100 000 hommes, l’historien estime à quelque 50 000, les victimes algériennes des bavures du FLN/ALN, dont nombre de militants nationalistes authentiques.
Pour Mohamed Harbi, « la société algérienne est une société de surveillance mutuelle ». Il considère que les tabous, liés aux juifs d’Algérie, aux harkis et aux pieds-noirs, en se gardant de les traiter, ont fait le lit de l’islamisme. Préconisant une déconstruction de la pensée nationaliste, il estime que la question identitaire et celle de l’autoritarisme sont deux problèmes majeurs qu’il est impératif de dépasser pour aller vers une Algérie nouvelle et apaisée.
– Si vous le permettez, M. Harbi, nous aimerions articuler cette interview autour de quelques «noms-clés» en rapport avec l’histoire du Mouvement national. Et le premier qui nous vient à l’esprit, en l’occurrence, est Ahmed Ben Bella qui a défrayé la chronique ces derniers jours suite à ses récentes déclarations à Jeune Afrique. D’abord, comment l’avez-vous rencontré ?
Je l’ai rencontré pour la première fois au moment de la discussion du programme de Tripoli. A ce moment-là, j’ai pu, plus ou moins, voir ce qu’était l’homme dans ses idées. Il faut noter qu’avant cela, il était en prison depuis 1956. Et dans ses idées, il y avait incontestablement chez lui un véritable amour du monde rural. En même temps, il y avait chez lui un aspect qui relève de l’éducation politique de toute une génération, à savoir l’attachement à un nationalisme de type autoritaire.
Pour en venir à des faits précis comme l’attaque de la poste d’Oran en avril 1949, Ben Bella affirme qu’il était l’artisan de cette attaque. Selon vous, qui d’Aït Ahmed, qui était le successeur de Belouizdad à la tête de l’OS, ou de Ben Bella qui, comme vous le précisez dans vos livres, a pris en main cette organisation à partir de janvier 1949, est le véritable instigateur de cette opération fondatrice ?
Personnellement, je pense que les éléments concrets ressortaient de l’organisation locale. Mais les projets (la planification des opérations, ndlr) étaient incontestablement du ressort de la direction centrale, donc d’Aït
Ahmed. Je pense que compte tenu du fonctionnement de l’Organisation, le rôle d’Aït Ahmed a été très important.
– Et quand il dit de Boudiaf qu’il était «zéro sur le plan militaire», vous pensez que c’est une vérité ou bien une méchanceté ?
«Zéro sur le plan militaire», il n’y a pas eu d’expérience de type militaire qui permet d’en juger… Boudiaf était le responsable de l’OS dans le Constantinois. C’est un membre de l’Organisation qui était assez conséquent, on l’a bien vu. Même si le 1er Novembre a été organisé dans la précipitation et l’improvisation, il l’a organisé.
– Quand des acteurs de l’histoire comme dans ce cas précis nous font des révélations de cette nature, vous, en tant qu’historien, comment les prenez-nous : pour argent comptant ? Avec des pincettes ?
Je ne peux pas prendre pour argent comptant le témoignage d’un acteur. On est obligé de se pencher sur les archives quand on en trouve, ce qui est rare pour une organisation qui a été clandestine. Sinon, on procède à des recoupements des témoignages des acteurs.
Indépendamment de cela, vous avez des interrogations propres à partir de ces témoignages et aussi de la connaissance des acteurs. Il faut dire que ces affaires sont remontées à la surface dans des moments de crise où chacun cherchait à imposer son image propre. Et je crois qu’en Algérie, beaucoup de choses se passent comme ça. Les gens sont plus préoccupés de soigner leur image que par le souci de la vérité.
– Un autre nom nous vient à l’esprit, celui d’une grande moudjahida : Louisette Ighilahriz, qui a eu à affronter seule ses tortionnaires lors des procès qui l’ont opposée au général Schmitt et consorts, sans le moindre soutien de l’Etat algérien. C’est une femme extrêmement courageuse qui a été profondément blessée par des allégations prêtées à Yacef Saâdi qui aurait mis en doute son combat. Que pouvez-vous nous dire sur cette immense résistante ?
Louisette Ighilahriz est une combattante, il n’y a aucun doute là-dessus, et Yacef Saâdi ne pouvait pas ignorer son rôle puisqu’il était un allié de la famille Ighilahriz. Je suppose qu’il y a autre chose qui l’a guidé. De toute manière, ce n’est ni sérieux ni noble.
– Du point de vue de l’écriture de l’histoire de la guerre de Libération nationale, pensez-vous que la participation des femmes est suffisamment mise en valeur ?
Non, ce n’est pas le cas. Il y a une chose fondamentale qu’il convient de souligner à ce propos, c’est que les femmes sont venues à la rencontre du FLN, mais quand le FLN est allé à leur rencontre, il ne les voyait que comme infrastructure dans l’organisation. Il ne les voyait pas dans des rôles politiques et des directions politiques. Alors que le premier bulletin du FLN s’appelait Résistance, on l’a enlevé pour mettre El Moudjahid. Ça veut tout dire. Le souci du FLN, c’était d’avoir des troupes. Or, la sensibilité des troupes était incontestablement machiste et patriarcale.
– Selon vous, ces controverses soulevées par des déclarations polémiques qui sont le fait d’acteurs de la Révolution font-elles avancer l’historiographie de la guerre de Libération nationale ? Est-ce quelque chose de productif ou de contre-productif pour l’historien ?
C’est de la lave en fusion. Et à mon avis, c’est quelque chose qui ajoute au désarroi et au manque de repères de la population dans son ensemble. Qui plus est, cela discrédite la politique, surtout que cela intervient dans une atmosphère d’impasse et d’échec, et donc on a tendance à dévaloriser la révolution.
– M. Harbi, en 2012, on annonce l’ouverture d’une partie des archives françaises liées à la guerre de Libération nationale. D’aucuns y voient une opportunité pour apporter un éclairage décisif sur certaines zones d’ombre de la guerre d’indépendance. Comment appréhendez-vous ces archives ?
Il y a certainement des archives qui pourraient s’avérer fort pertinentes. Il y a par exemple le bulletin de renseignement et de documentation qu’établissait le MALG. Bien sûr, il glorifie le FLN mais il fournit une foule d’indications sur l’état d’esprit de la population, et ce bulletin ne laisse aucune impression d’unanimisme des Algériens.
– Quel genre de renseignements livraient ces bulletins ?
Par exemple des renseignements sur la conduite des populations, leur rapport au FLN, leur rapport à la France. Je dis bien c’est le bulletin du FLN, donc tout est à la gloire du FLN. Toujours est-il qu’à travers ces descriptions, si un historien s’empare de ces documents, il va donner une autre idée de l’opinion algérienne face au FLN. En tout cas, je pense que ces archives sont explosives. Moi, j’ai été au ministère des Forces armées comme conseiller de Krim
Belkacem, et je peux vous dire que les dossiers sont terribles. Le rapport à la population n’est pas du tout ce qu’on dit. Ce sont des archives qui donnent une idée tout à fait différente de la révolution.
– Vous-même, en votre qualité d’historien, comptez-vous les exploiter ?
Je ne sais pas. A 78 ans, je ne sais pas si j’aurai la force de continuer longtemps. Je pourrais travailler peut-être sur un ou deux sujets, mais je n’ai plus la même force.
– On vous souhaite beaucoup de santé et de vigueur M. Harbi pour mener à bien cette entreprise…
Si je peux aider, pourquoi pas ? D’ailleurs, c’est ce que je fais maintenant. J’aide les jeunes chercheurs à travailler sur les archives, notamment en France.
– Quelles sont les précautions méthodologiques que vous préconisez à l’attention des jeunes chercheurs ?
Le vrai problème, aujourd’hui, c’est que les gens s’intéressent beaucoup plus aux forces politiques indépendamment de la société. Or, si vous n’avez pas une connaissance précise de la société, vous ne pouvez pas étudier sérieusement les forces politiques en présence.
C’est quelque chose de capital. Le va-et-vient entre les deux est fondamental. Ça c’est la première chose. La deuxième, c’est que les chercheurs formés en Algérie, je le vois très bien, n’ont pas une bonne culture historique. Ils n’ont pas connaissance de tous les débats sur la méthode et tout ce qui à trait à l’analyse des documents, la capacité de maîtriser le matériau et d’en tirer la matière de l’histoire.
L’éminent historien Mohamed Harbi revient, dans cet entretien, sur les récentes controverses suscitées par les déclarations polémiques d’acteurs du mouvement national et livre quelques vérités cinglantes.
D’après lui, l’attaque de la poste d’Oran est l’œuvre d’Aït Ahmed, Boudiaf a réussi l’organisation du 1er Novembre, et l’attitude de Yacef Saâdi à l’égard de Louisette Ighilahriz «n’est ni sérieuse ni noble.» Harbi affirme que Boussouf n’endosse pas seul l’assassinat de Abane Ramdane, et qu’on a exagéré son rôle ainsi que celui du MALG.
Il révèle, par ailleurs, que «Krim a projeté d’assassiner Bentobal» en prévenant que les archives de 2012 «sont terribles et explosives.» l Alors qu’il évalue les harkis et goumiers à environ 100 000 hommes, l’historien estime à quelque 50 000, les victimes algériennes des bavures du FLN/ALN, dont nombre de militants nationalistes authentiques.
Pour Mohamed Harbi, « la société algérienne est une société de surveillance mutuelle ». Il considère que les tabous, liés aux juifs d’Algérie, aux harkis et aux pieds-noirs, en se gardant de les traiter, ont fait le lit de l’islamisme. Préconisant une déconstruction de la pensée nationaliste, il estime que la question identitaire et celle de l’autoritarisme sont deux problèmes majeurs qu’il est impératif de dépasser pour aller vers une Algérie nouvelle et apaisée.
– Si vous le permettez, M. Harbi, nous aimerions articuler cette interview autour de quelques «noms-clés» en rapport avec l’histoire du Mouvement national. Et le premier qui nous vient à l’esprit, en l’occurrence, est Ahmed Ben Bella qui a défrayé la chronique ces derniers jours suite à ses récentes déclarations à Jeune Afrique. D’abord, comment l’avez-vous rencontré ?
Je l’ai rencontré pour la première fois au moment de la discussion du programme de Tripoli. A ce moment-là, j’ai pu, plus ou moins, voir ce qu’était l’homme dans ses idées. Il faut noter qu’avant cela, il était en prison depuis 1956. Et dans ses idées, il y avait incontestablement chez lui un véritable amour du monde rural. En même temps, il y avait chez lui un aspect qui relève de l’éducation politique de toute une génération, à savoir l’attachement à un nationalisme de type autoritaire.
Pour en venir à des faits précis comme l’attaque de la poste d’Oran en avril 1949, Ben Bella affirme qu’il était l’artisan de cette attaque. Selon vous, qui d’Aït Ahmed, qui était le successeur de Belouizdad à la tête de l’OS, ou de Ben Bella qui, comme vous le précisez dans vos livres, a pris en main cette organisation à partir de janvier 1949, est le véritable instigateur de cette opération fondatrice ?
Personnellement, je pense que les éléments concrets ressortaient de l’organisation locale. Mais les projets (la planification des opérations, ndlr) étaient incontestablement du ressort de la direction centrale, donc d’Aït
Ahmed. Je pense que compte tenu du fonctionnement de l’Organisation, le rôle d’Aït Ahmed a été très important.
– Et quand il dit de Boudiaf qu’il était «zéro sur le plan militaire», vous pensez que c’est une vérité ou bien une méchanceté ?
«Zéro sur le plan militaire», il n’y a pas eu d’expérience de type militaire qui permet d’en juger… Boudiaf était le responsable de l’OS dans le Constantinois. C’est un membre de l’Organisation qui était assez conséquent, on l’a bien vu. Même si le 1er Novembre a été organisé dans la précipitation et l’improvisation, il l’a organisé.
– Quand des acteurs de l’histoire comme dans ce cas précis nous font des révélations de cette nature, vous, en tant qu’historien, comment les prenez-nous : pour argent comptant ? Avec des pincettes ?
Je ne peux pas prendre pour argent comptant le témoignage d’un acteur. On est obligé de se pencher sur les archives quand on en trouve, ce qui est rare pour une organisation qui a été clandestine. Sinon, on procède à des recoupements des témoignages des acteurs.
Indépendamment de cela, vous avez des interrogations propres à partir de ces témoignages et aussi de la connaissance des acteurs. Il faut dire que ces affaires sont remontées à la surface dans des moments de crise où chacun cherchait à imposer son image propre. Et je crois qu’en Algérie, beaucoup de choses se passent comme ça. Les gens sont plus préoccupés de soigner leur image que par le souci de la vérité.
– Un autre nom nous vient à l’esprit, celui d’une grande moudjahida : Louisette Ighilahriz, qui a eu à affronter seule ses tortionnaires lors des procès qui l’ont opposée au général Schmitt et consorts, sans le moindre soutien de l’Etat algérien. C’est une femme extrêmement courageuse qui a été profondément blessée par des allégations prêtées à Yacef Saâdi qui aurait mis en doute son combat. Que pouvez-vous nous dire sur cette immense résistante ?
Louisette Ighilahriz est une combattante, il n’y a aucun doute là-dessus, et Yacef Saâdi ne pouvait pas ignorer son rôle puisqu’il était un allié de la famille Ighilahriz. Je suppose qu’il y a autre chose qui l’a guidé. De toute manière, ce n’est ni sérieux ni noble.
– Du point de vue de l’écriture de l’histoire de la guerre de Libération nationale, pensez-vous que la participation des femmes est suffisamment mise en valeur ?
Non, ce n’est pas le cas. Il y a une chose fondamentale qu’il convient de souligner à ce propos, c’est que les femmes sont venues à la rencontre du FLN, mais quand le FLN est allé à leur rencontre, il ne les voyait que comme infrastructure dans l’organisation. Il ne les voyait pas dans des rôles politiques et des directions politiques. Alors que le premier bulletin du FLN s’appelait Résistance, on l’a enlevé pour mettre El Moudjahid. Ça veut tout dire. Le souci du FLN, c’était d’avoir des troupes. Or, la sensibilité des troupes était incontestablement machiste et patriarcale.
– Selon vous, ces controverses soulevées par des déclarations polémiques qui sont le fait d’acteurs de la Révolution font-elles avancer l’historiographie de la guerre de Libération nationale ? Est-ce quelque chose de productif ou de contre-productif pour l’historien ?
C’est de la lave en fusion. Et à mon avis, c’est quelque chose qui ajoute au désarroi et au manque de repères de la population dans son ensemble. Qui plus est, cela discrédite la politique, surtout que cela intervient dans une atmosphère d’impasse et d’échec, et donc on a tendance à dévaloriser la révolution.
– M. Harbi, en 2012, on annonce l’ouverture d’une partie des archives françaises liées à la guerre de Libération nationale. D’aucuns y voient une opportunité pour apporter un éclairage décisif sur certaines zones d’ombre de la guerre d’indépendance. Comment appréhendez-vous ces archives ?
Il y a certainement des archives qui pourraient s’avérer fort pertinentes. Il y a par exemple le bulletin de renseignement et de documentation qu’établissait le MALG. Bien sûr, il glorifie le FLN mais il fournit une foule d’indications sur l’état d’esprit de la population, et ce bulletin ne laisse aucune impression d’unanimisme des Algériens.
– Quel genre de renseignements livraient ces bulletins ?
Par exemple des renseignements sur la conduite des populations, leur rapport au FLN, leur rapport à la France. Je dis bien c’est le bulletin du FLN, donc tout est à la gloire du FLN. Toujours est-il qu’à travers ces descriptions, si un historien s’empare de ces documents, il va donner une autre idée de l’opinion algérienne face au FLN. En tout cas, je pense que ces archives sont explosives. Moi, j’ai été au ministère des Forces armées comme conseiller de Krim
Belkacem, et je peux vous dire que les dossiers sont terribles. Le rapport à la population n’est pas du tout ce qu’on dit. Ce sont des archives qui donnent une idée tout à fait différente de la révolution.
– Vous-même, en votre qualité d’historien, comptez-vous les exploiter ?
Je ne sais pas. A 78 ans, je ne sais pas si j’aurai la force de continuer longtemps. Je pourrais travailler peut-être sur un ou deux sujets, mais je n’ai plus la même force.
– On vous souhaite beaucoup de santé et de vigueur M. Harbi pour mener à bien cette entreprise…
Si je peux aider, pourquoi pas ? D’ailleurs, c’est ce que je fais maintenant. J’aide les jeunes chercheurs à travailler sur les archives, notamment en France.
– Quelles sont les précautions méthodologiques que vous préconisez à l’attention des jeunes chercheurs ?
Le vrai problème, aujourd’hui, c’est que les gens s’intéressent beaucoup plus aux forces politiques indépendamment de la société. Or, si vous n’avez pas une connaissance précise de la société, vous ne pouvez pas étudier sérieusement les forces politiques en présence.
C’est quelque chose de capital. Le va-et-vient entre les deux est fondamental. Ça c’est la première chose. La deuxième, c’est que les chercheurs formés en Algérie, je le vois très bien, n’ont pas une bonne culture historique. Ils n’ont pas connaissance de tous les débats sur la méthode et tout ce qui à trait à l’analyse des documents, la capacité de maîtriser le matériau et d’en tirer la matière de l’histoire.
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