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L’innovation est-elle positive ou négative pour la civilisation ?

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  • L’innovation est-elle positive ou négative pour la civilisation ?

    Selon Bernard Stiegler, la civilisation est autant menacée par l’innovation que par l’État islamique. En cela, il démontre qu’il n’a rien compris à la manière dont fonctionnent les ruptures liées à l’innovation et à l’économie numérique.

    Dans une interview au journal Libération, le philosophe Bernard Stiegler déclare que l’accélération actuelle de l’innovation court-circuite tout ce qui contribue à l’élaboration de la civilisation. Il ajoute que la « disruption » (rupture, en français) constitue une barbarie « soft » incompatible avec la socialisation, pendant de la barbarie « hard » produite par Daech. On pourrait y voir là un entretien de plus d’un intellectuel français en déshérence, et passer son chemin, mais l’auteur est philosophe, ce qui en France équivaut à un passeport pour imposer sa pensée au monde, et directeur de l’institut de recherche et d’innovation du Centre Pompidou. Pas n’importe qui donc. Voyons cela de plus près.

    En toute sincérité, je ne savais pas qu’il existait un Institut de recherche et d’innovation du Centre Pompidou. Je doute que beaucoup de monde le sache, en fait. Mais passons. Donc nous vivons un mode de « disruptions » (bizarrement, Stiegler n’utilise pas le mot rupture). Selon lui, la fuite en avant technologique produit une perte de repères et une désespérance qu’il est impératif d’assumer afin de repenser l’élaboration des savoirs et la macroéconomie.

    La destruction du lien social

    Cette révolution serait en effet destructrice de lien social. C’est grave ! Le lien social est en effet une obsession française. C’est un concept indéfinissable. Un mot valise. Un truc forcément bien, puisqu’il y a social dedans, et qu’en France s’il y a « social » c’est bien, mais s’il y a « économique » ce n’est pas bien. Donc les ruptures en cours seraient destructrices de lien social ! Vieille antienne qui date au moins de la première révolution industrielle dans laquelle se sont retrouvés marxistes et conservateurs tous deux opposés au nouvel ordre libéral qui émergeait. Ce qu’ils voulaient dire par perte de lien social, c’était au fond que les bouleversements remettaient en cause les structures de contrôle social qui avaient été mises en œuvre par les castes dirigeantes. Dans « lien social », après tout, il y a lien.

    Mais pleurer la perte du lien social dû aux ruptures, c’est faire preuve d’une incompréhension profonde de ce que ces ruptures créent. Que ce soient les makers, les MOOCs (cours en ligne), BlaBlaCar ou AirBnB, les témoignages se multiplient pour montrer comment ces nouveaux outils de la disruption sont profondément sociaux. Je ne compte plus ceux qui me disent pouvoir rencontrer des personnes d’horizons très différents, et nouer avec elles des liens d’amitiés, voire plus, grâce à ces outils. J’avais même dans ma classe une responsable d’innovation d’une grande entreprise qui utilise désormais systématiquement BlaBlaCar pour s’ouvrir à des cultures différentes. Contrairement à ce que croient les penseurs en cave, qui n’ont probablement jamais utilisé l’un de ces services, c’est là que s’invente et se crée le monde de demain, et rien, absolument rien, ne laisse penser qu’il sera moins social que celui fantasmé d’un paradis social français.

    Stiegler continue en affirmant qu’en raison de ces ruptures qui s’accélèrent, nous n’arriverions plus à élaborer des savoirs… Il faut avoir une certaine dose de cynisme, ou d’aveuglement, pour énoncer une telle contre-vérité alors qu’au contraire, jamais nous n’avons autant produit de savoir, jamais la machine à connaissance humaine n’avait autant produit. Nous sommes au cœur d’une nouvelle révolution industrielle, dont les possibilités extraordinaires se devinent chaque jour un peu plus, mais Stiegler conclut que nous n’arrivons plus à produire du savoir.

    Barbares !

    Stiegler fustige également Koudetat, l’incubateur parisien à la pointe de la pensée sur l’entrepreneuriat français qui se vante de représenter les barbares, entrepreneurs à l’assaut des dinosaures industriels actuels. Et de relier cette barbarie « soft » à celle, « hard » représentée par Daech. Rien de moins. Si Stiegler avait lu un peu plus de Grecs, il saurait que le mot « barbare » était utilisé par ces derniers pour désigner les peuples n’appartenant pas à leur civilisation, et qu’ils ne parvenaient pas à comprendre car ils suivaient des coutumes différentes.

    Eh bien c’est effectivement ce que font les entrepreneurs, et le vocable de Koudetat est parfaitement adapté : les entrepreneurs « disruptent » les industries actuelles en inventant de nouvelles règles, de nouveaux modèles d’affaire, notamment parce que les règles actuelles, écrites par les acteurs en place, favorisent ces derniers. C’est donc le jeu même de l’innovation que de remettre ces règles en question. Cela n’a rien de nouveau, et Schumpeter l’avait remarqué il y a quasiment un siècle. Encore faut-il l’avoir lu.

    À cette aune, rapprocher les barbares entrepreneurs et Daesh n’est qu’un amalgame aussi stupide qu’ignoble, en particulier après le énième attendant de Bagdad qui a fait 250 morts. Au-delà de l’effet rhétorique, c’est oublier que les entrepreneurs disrupteurs construisent avant de détruire, mais pour Stiegler, seule la destruction semble compter.

    De là, selon lui, notre monde serait désespéré. Il faut avoir vécu sur Mars ces dernières années pour voir un monde désespéré par les ruptures en cours. Je rencontre tous les jours des jeunes déterminés à construire leur avenir, à leur façon, comme leurs aînés l’étaient avant eux. Qu’il y ait des gens désespérés, surtout en France, c’est indéniable, mais la source de ce désespoir se trouve non pas dans les entrepreneurs sources de disruption, mais dans la sclérose du vieux système social français pensé par Vichy et repris avec allégresse par le conseil de la résistance, totem absolu de la pensée intellectuelle française au nom duquel sera immolé jusqu’au dernier chômeur français. Face à cette sclérose, l’innovation offre bien un espoir de faire bouger les choses.

    Détester le monde qui vient

    S’il est important de réagir à ses propos, c’est que Bernard Stiegler se fait ainsi l’héritier d’une longue lignée d’intellectuels français qui ont fait profession de détester le monde qui vient. Cela on ne peut guère le lui reprocher, c’est son droit. Ce qu’on peut en revanche lui reprocher c’est que, comme ses illustres et moins illustres prédécesseurs, cette détestation procède avant tout d’un refus de comprendre ce monde.

    C’est une attitude profondément conservatrice, voir réactionnaire pour employer un vocabulaire qui lui serait sûrement cher. Tocqueville, en son temps, avait eu le courage de vouloir comprendre un monde qu’il ne souhaitait pas. Mais c’est placer la barre bien haut, convenons-en. Au-delà, et cela on peut également le lui reprocher, Bernard Stiegler s’inscrit dans une longue tradition de pessimisme, hériter involontaire de Malthus, qui ne voit dans l’innovation que la destruction du monde actuel idéalisé.

    Reconnaissons-le : il n’est pas en soi mauvais de vouloir préserver certaines choses. La Tour Eiffel est admirable, il faut la préserver. Le camembert est un trésor national. Il faut le préserver. La pêche à la ligne, sans doute également. La nation s’est même récemment levée pour défendre l’accent circonflexe !

    On ne peut pas en dire autant de la lampe à huile, de Gaulle l’avait déjà dit en son temps, ni du modèle social que des thuriféraires comme Stiegler ne se lassent pas de défendre. La vision idéale qu’ils en ont ne correspond plus depuis longtemps à la réalité, faite de chômage massif et durable, mais peu importe: on est dans la phraséologie, entre soi.

    Un tel refus traduit sans doute le désespoir de l’intellectuel face à un développement qu’il ne contrôle pas. Car au fond ce que détestent les intellectuels (enfin ceux qui se proclament tels), c’est que le monde de demain s’invente et se crée sans eux, que ceux qui l’inventent n’ont pas besoin eux. Cela fait des centaines d’années que c’est comme cela, que les Bernard Stiegler aujourd’hui comme avant en sont réduits à commenter une révolution à défaut de pouvoir la conduire. Comment ne pas dès lors la détester, et plus encore détester ceux qui, eux, la conduisent ?

    Car loin de court-circuiter tout ce qui contribue à élaborer la civilisation, l’innovation de rupture est au contraire constitutive de cette civilisation. Elle est le reflet-même de la nature humaine, et c’est ce qui a fait ce que nous sommes, et la civilisation qui est la nôtre depuis au moins homo habilis il y a 2,7 millions d’années. Et bien sûr depuis 2,7 millions d’années des pré-Stiegleriens ne cessent de crier « Back to the trees ! Back to the trees ! » à cause de toutes ces inventions disruptives, destructrices de civilisations. Nous étions tellement mieux dans les arbres, paradis social où au moins, quand on crevait de faim, tout le mode crevait de faim. Ah oui le Moyen-Âge c’était convivial aussi.

    La rhétorique Stieglerienne, loin de contribuer à sauver notre civilisation, à supposer que celle-ci soit en danger du fait de la disruption, est en fait profondément réactionnaire ; elle ignore volontairement l’énorme potentiel créatif et social de ces ruptures. Elle est aussi et surtout une insulte à ceux qui, entrepreneurs et innovateurs de tous poils, ne se résolvent pas à voir notre pays devenir un grand musée pour les Chinois récemment enrichis par une posture différente quant à l’avenir et qui ne pensent pas qu’il faille obtenir l’imprimatur d’un Institut de recherche et d’innovation du Centre Pompidou pour que soit organisée une innovation officielle estampillée civilisatrice et sociale.

    Alors oui, les barbares sont peut-être à l’œuvre pour détruire une civilisation idéalisée par Bernard Stiegler. D’ailleurs, Arnold Toynbee ne manquait pas de remarquer, à propos des civilisations qu’il avait étudiées – lui – en profondeur: « Nous ne déclinons pas parce que les barbares nous attaquent; Les barbares nous attaquent parce que nous déclinons ». Que Bernard Stiegler utilise les ressources du contribuable pour étudier pourquoi cette civilisation qu’il idéalise s’écroule, au lieu de s’inquiéter de celle que les entrepreneurs sont en train de créer sans lui, et peut-être même contre lui.

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