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La success story de Pierre Bourdieu

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  • La success story de Pierre Bourdieu

    Bourdieu, illustre méconnu ? De la théorie à l’homme, Jean-Louis Fabiani esquisse un portrait inédit de celui qui fut l’un des fondateurs de la sociologie française.

    Pierre Bourdieu s’est éteint en 2002, mais il a laissé derrière lui une œuvre sociologique monumentale : plusieurs dizaines d’ouvrages et une théorie globale de la société régie par la reproduction de l’ordre social. Il a formé dans son sillage des dizaines de chercheurs, dont Jean-Louis Fabiani. Ce dernier consacre aujourd’hui un livre à celui qui fut jadis un directeur de thèse accueillant pour les jeunes provinciaux comme lui. J.L. Fabiani entreprend de livrer un regard objectif sur l’œuvre de Bourdieu, en se distinguant des lectures qui tour à tour le sacralisent ou le lapident.
    Ses travaux ont renouvelé le structuralisme à bout de souffle en l’engageant dans la voie d’un constructivisme sensible aux sentiments humains. En s’appuyant sur le concept d’habitus transmis par l’éducation et sédimenté au fil du temps, sa théorie atteint une sorte de « structuralisme génétique », comme l’appelle J.L. Fabiani. Simultanément, l’œuvre de Bourdieu peut sembler anachronique : elle refuse, entre autres, les analyses microlocales défendues par le courant d’histoire critique de l'École des Annales à la fin des années 1980. Et tandis que les science studies jetaient déjà un regard dubitatif sur la notion de vérité absolue en science, Bourdieu restait imperméable à tout relativisme.

    Comment expliquer ce positionnement original pour l’époque ? J.L. Fabiani rappelle que Bourdieu, philosophe de formation, ne peut se résoudre à la disparition de sa discipline au profit des sciences plus empiriques (psychologie, sociologie…). Il en a tiré cette ambition holistique, ce goût pour la montée en généralité, cette volonté d'embrasser la société dans son ensemble, malgré un contexte scientifique qui s’y refusait.

    Bien que marginal, Bourdieu ne fut pas pour autant l’« hérétique consacré » que certains croient percevoir. C’est un faux rebelle, martèle J.L. Fabiani. Il a nagé à contre-courant des tendances du monde académique de son temps, mais son statut d'agrégé de philosophie était parfaitement conforme à ce milieu professionnel.

    J.L. Fabiani restitue la théorie du savant en montrant les enjeux scientifiques de l’époque et en expliquant ce qui reste d’actualité. Il s’arrête en particulier sur trois notions qu’il juge centrales : la théorie des champs, l’habitus et le capital. Ce lecteur de Bourdieu livre un commentaire personnel d’intellectuel éclairé, plutôt qu’une analyse systématisée. Certains points ne sont pas explicités et donnent envie d’en savoir plus : par exemple, pourquoi ne pas avoir consacré un chapitre à la notion de violence symbolique ou à la théorie de la domination qui rapproche le sociologue d’une analyse des rapports sociaux, caractéristique du marxisme en vogue à l’époque ?

    Ce détail n’ôte rien à la finesse du bilan critique présenté dans ce livre, en particulier quant à la théorie des champs qui présente l’espace social comme morcelé en différents domaines (artistique, politique, scolaire…) plus ou moins autonomes. Selon J.L. Fabiani, Bourdieu a fait preuve d’une ambition démesurée. Voulant appréhender la société dans son ensemble, il s’est doté d’analyses trop restreintes (le champ de la littérature ou de l'art) ne permettant pas de généraliser. Les notions de capital et d’habitus suscitent moins de débats pour leur part ; seuls quelques usages simplifiés sont déplorés par l’auteur du livre.

    Au-delà de la théorie, Bourdieu marque aussi par son inventivité méthodologique. À la narration littéraire de Claude Lévi-Strauss (Tristes tropiques, 1955), il préfère les analyses statistiques, en particulier les nuages de points, sortes de représentations schématisées de l’espace social structuré par les positions des individus dans les différents champs sociaux (profession, situation familiale, opinion politique, etc.). Il ambitionne d’expliquer les liens unissant différentes variables, et défend une approche relationnelle des faits sociaux.

    Pourtant, le sociologue n’a pas su contextualiser ses analyses en restituant leur dimension historique. Il n’a pas voulu développer cette perspective, absorbé qu’il était par son ambition initiale de saisir la société dans sa globalité, explique J.L. Fabiani. Son analyse intègre la temporalité : l’habitus est une forme de naturalisation de l’histoire personnelle, le résultat de l’éducation. Pour Bourdieu, le changement est improbable, car l’histoire reproduit l’ordre social : elle sédimente la structure de la société par la transmission de l’habitus et ne permet que des changements à la marge.
    L’originalité du livre de J.-L. Fabiani se déploie réellement à partir des pages suivantes, quand l’auteur abandonne les concepts pour parler du Bourdieu « people », l'homme du monde, un volet de sa vie moins souvent étudié.
    Bourdieu avait cette faculté d’écrire de manière tantôt ésotérique, tantôt en s’adressant à un large public. En tant que sociologue, il verrouille ses textes à l’aide d’un jargon théorique volontairement exagéré (illusio, homologie structurale, hybris, « structures structurées disposées à fonctionner comme structures structurantes » pour définir l’habitus…). D’ailleurs, bien que critique, J.L. Fabiani ne reste pas moins proche de Bourdieu, au moins sur la forme, laquelle reprend largement le jargon du sociologue. Cette forme d’ésotérisme est un moyen de s’émanciper des faits sociaux ordinaires, de marquer la dimension scientifique de la sociologie. En tant qu’intellectuel politique, Bourdieu adopte un style tout autre, proche du journalisme. Dans son livre La Misère du monde (1993), par exemple, il mobilise de longs extraits d’entretiens à l’état brut, sans commentaire ou analyse plus approfondie que les quelques éléments présentés dans le résumé. Habile, Bourdieu joue sur la corde sensible : il utilise l’émotionnel, les capacités empathiques pour dénoncer les effets du désengagement de l’État. L’intellectuel se veut défenseur de l’intérêt public. Il critique le rôle des médias, gardiens de la doxa ; il condamne le néolibéralisme ; il déplore le déclin de la morale collective.

    L’œuvre prend une tournure biographique au terme de sa carrière. Bourdieu se révèle paradoxal, lui qui défend une théorie du déterminisme social, alors qu’il a refusé le chemin plus modeste de l’enseignement tracé par son mentor, Georges Canguilhem. Fils d’employé de poste, il a traversé l’espace social ; provincial, il a réussi à Paris ; et il se retrouve philosophe alors que la discipline décline. L’intellectuel a bénéficié de l’ouverture du milieu universitaire de l’époque pour acquérir une légitimité en développant une discipline nouvelle.

    Bourdieu est un héros, conclut J.L. Fabiani. Il fait partie de ces chercheurs qui naviguent seuls et entraînent dans leur sillage toute une flotte plus ou moins fidèle. Entre admiration et regard distancié, l’élève concède que le maître s’est enfermé dans un système clos pour mieux y arrimer son nom. Il s’est ainsi privé d’une confrontation à d’autres perspectives qui auraient pu perfectionner l’œuvre.

    sciences humaines
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