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La Turquie vers son destin islamiste

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  • La Turquie vers son destin islamiste

    Ce qui frappe dans la tentative de coup d'Etat du 15 juillet, c'est la rapidité de son échec. Commencé dans la fin d'après-midi du vendredi, l'affaire était entendue à la mi-journée du lendemain, soit quelques quinze heures après.

    Chacun des camps avaient affirmé sa légitimité dès les premières heures. Les putschistes affirmait agir pour "assurer et restaurer l'ordre constitutionnel, la démocratie, les droits de l'Homme et les libertés". M Erdogan affichait sa légitimité et sa détermination "Il y a en Turquie un gouvernement et un président élus par le peuple" et "si Dieu le veut, nous allons surmonter cette épreuve". Dès son arrivée à Istanbul, il affirmait : "Je ne pense absolument pas que ces putschistes réussiront". Belle unanimité démocratique ! Quand la rébellion demandait aux Turcs de rester chez eux, les autorités les exhortaient à descendre dans la rue pour les soutenir. C'est ce qu'ils ont fait. Tactiquement, les putschistes étaient tombés dans le piège : rétablir l'ordre constitutionnel, la démocratie et les droits de l'homme en tirant sur les citoyens ou être paralysés.

    Mais cette subtilité tactique n'explique pas l'échec sur le fond du dernier en date des coups de force militaire qui ont ponctué l'existence de la République turque. L'armée turque est par naissance républicaine. Il faut rappeler que c'est un général, Mustapha Kemal, qui lance en 1919 une rébellion contre le pouvoir légal du sultan Mehmet VI. Il l'emportera en 1922 en instaurant une république sur un mode laïque jacobin. C'est en fait une dictature à parti unique qui se met en place pendant une trentaine d'années jusque dans les années 1950, avec une doctrine d'Etat qui porte le nom de son fondateur : le kémalisme. L'Etat laïc instaure un brutal refoulement religieux dans une société archaïque très pieuse. La force du mouvement islamiste contemporain en Turquie tient à la levée de ce refoulement, ce qu'on peut comprendre, dans un contexte mondial de montée des islamismes. Toujours est-il que l'armée, originellement constitutive de l'Etat, s'est toujours sentie investie du maintien de la république dans le kémalisme au prix de coups d'Etat et de lois martiales, en 1960, en 1971, en 1980 ou d'interventions directes comme en 1997.

    Tout un chacun a bien constaté qu'à l'inverse de son passé putschiste, cette armée à tradition républicaine ne s'est pas, cette fois, levée comme un seul homme pour renverser le gouvernement. Cela pose la question de l'islamisation de ses cadres de commandements et de ses officiers subalternes, de leur adhésion à l'évolution du régime et de son ampleur. Car pourquoi l'armée échapperait-elle au mouvement d'islamisation qui a gagné démocratiquement le pays depuis vingt ans ?

    M Erdogan a qualifié la rébellion de minoritaire, ce qui s'est révélé exact. S'agit-il de militaires "républicains kémalistes" ? Peut-être, peut-être pas. On remarquera que le communiqué des séditieux ne reprenait ni le mot république, ni le mot laïcité. Alors s'agit-il de militaires partie prenante d'un complot du prédicateur Fethullah Gülen, comme les accuse le Président turc ? Dans ce cas, nous serions toujours dans une mouvance islamiste. Rappelons que Fethullah Gülen est lui aussi un islamiste conservateur à la tête d'une communauté soufie d'obédience nurçu quand M Erdogan appartient lui à la confrérie soufie Naqchbandiyya. Les confréries irriguent depuis des centaines d'années toute la société turque. Nous serions alors dans une lutte d'influence au sein de l'islam turc et d'un partage de leurs affaires économiques et financières. D'autant plus que Fethullah Gülen est un homme plus subtil, plus intelligent et plus structuré que le populiste Erdogan. Il est donc aussi plus dangereux. D'où l'acharnement du chef de l'AKP à démanteler et prendre sous contrôle médias, entreprises et banques aux mains de la confrérie Gülen. Ces frères ennemis se partagent-ils aussi l'armée ?

    Comme un contre-pouvoir est aussi un pouvoir, le contre-coup d'Etat de M Erdogan est aussi un coup d'Etat, le vrai. Le chef de l'AKP a profité de l'événement pour une réaction fulgurante et sidérante. La force mobilisatrice de son parti lui a permis de voir des milliers de ses partisans portant une telle multitude de drapeaux nationaux qu'on n'en voit dans aucun autre pays. On mesure là le travail d'incrustation idéologique et religieuse de M. Erdogan depuis sa citation "Les minarets seront nos baïonnettes, les coupoles nos casques, les mosquées seront nos casernes et les croyants nos soldats" faites en 1999 à Siirt ville à majorité kurde où il sera élu député en 2003. Le 16 juillet 2016, seulement une quinzaine d'heures après l'annonce du putsch, la police arrêtait 2 700 juges et 3 000 militaires. Comment peut-on en quelques heures dresser de telles listes. C'est impossible, à moins de les avoir prédéterminées. Quatre jours après ces événements, c'est plus de 9 000 militaires dont 118 généraux et amiraux, policiers et gendarmes, 15 000 fonctionnaires de l'éducation nationale qui ont été mis en garde à vue, inculpés ou contraints à la démission en attendant plus. C'est en clair une décapitation des opposants supposés, gülénistes ou non. Sans doute le mouvement Gülen sera-t-il encore durement touché en Turquie. Mais pas dans le monde, ni en Asie Centrale ni en Occident. Et s'il en sort, il reviendra en Turquie tôt ou tard.

    Le premier ministre Binali Yildirim s'est emporté le 19 juillet : "Nous allons les déraciner d'une manière telle que (...) plus aucun traître, plus aucune organisation terroriste clandestine, plus aucun groupe terroriste séparatiste n'aura l'audace de trahir ce peuple sacré, ce grand Etat, la Turquie" et encore "Cette nation tire sa force du peuple, pas des chars". Tout est dit : le peuple sacré, le grand Etat, la nation et ses ennemis supposés qu'il faut "déraciner" donc exterminer. L'AKP a réussi à fusionner les deux tendances de fond qui irriguent les élites turques, le religieux et le nationalisme, et les investissent d'une mission de conquête et de domination. Cela explique pourquoi et comment l'AKP, et son prédécesseur le Refah, a entamé depuis 1995 l'électorat des nationalistes du CHP, le parti kémaliste, et du MHP de l'extrême droite raciste, et comment ces deux partis sont en perte rapide de vitesse parce que "doublés" dans leur message et leur politique par l'AKP. Phagocytés, les partis d'opposition n'ont pu que condamner le coup d'Etat et renforcer en M Erdogan la main qui va frapper leurs députés dont l'immunité va être levée. Ainsi, M Erdogan tente de réaliser, avec un succès certain pour l'instant, le passage du kémalisme qui voulait moderniser la Turquie en la sécularisant, à un régime fasciste de type national-islamiste dont le but est d'éliminer toute opposition et d'imposer à ses citoyens les normes de leur vie la plus intime. Le mouvement kurde PKK, irréligieux et non-turc, et les populations kurdes prises collectivement en font les frais, en tant qu'ennemi idéologique, au prix d'une violence d'Etat invraisemblable avec un silence international non moins invraisemblable.

    Cela explique pourquoi l'armée turque y trouve son compte et passe sans heurt du modèle kémaliste au modèle islamiste de M Erdogan, et lui est resté majoritairement fidèle le 15 juillet. Dans les rêves ottomanesques du président turc, cette armée deviendrait-elle pour autant une armée de l'Islam sunnite prête à en découdre un jour avec l'Iran chiite comme aux temps pas si lointains des sultans et des shahs de Perse ? Sans doute, les Etats-Unis et Israël y verraient-ils leur intérêt...

    Qui peut arrêter ce fascisme en cours d'installation ? Un coup d'Etat ou une guerre civile. Le mieux serait peut-être un coup d'Etat. Extérieur ou intérieur ? Monsieur Gülen est-il le protégé des Etats-Unis ? A l'intérieur de l'AKP, M Erdogan compte maintenant des contestataires que sa politique et son comportement indisposent. Peuvent-ils être un levier pour une nouvelle entente "gagnant-gagnant" Gülen-AKP ou un recours avec le seul AKP ?
    Néanmoins, M. Erdogan, avec son parti, s'inscrit dans l'histoire turque comme un homme politique extra-ordinaire. Il aura fait voler en éclats le mythe du kémalisme et inscrit la réislamisation des Turcs de manière durable. L'OTAN peut-elle encore s'accommoder de cette évolution du seul Etat musulman de l'Organisation ?

    Toutes les conjectures, internes et externes, entrent dans le champ des possibles. Le jeu est ouvert.


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