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Daesh nous empêche de voir que la question majeure est politique

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  • Daesh nous empêche de voir que la question majeure est politique

    Pour le psychanalyste Roland Gori, les auteurs des récents attentas sont les monstres du néolibéralisme. Daesh, estime-t-il, est l’arbre qui cache une crise politique profonde et sans issue immédiate, et qu’il devra pourtant falloir régler pour éradiquer ce terrorisme.

    Politis : Comment analysez-vous ce qu’il s’est passé à Nice la semaine dernière ?

    Roland Gori : La prudence serait de dire qu’on ne sait pas. Que l’on a besoin de temps pour préciser les données à recueillir par des enquêtes, et de temps pour une analyse multidimensionnelle mobilisant la pensée. Nous avons besoin de temps pour penser ce qui nous arrive, et comment nous en sommes arrivés là. Nous avons besoin de comprendre ce qui rapproche chacun de ces meurtres de masse et ce qui les différencie les uns des autres.

    Globalement, nous réagissons trop vite. Ce qui peut être justifié, en matière de protection, de sécurité ou d’assistance, ne l’est plus en termes d’information ou d’analyse. Or, les dispositifs d’information et d’analyse sont eux-mêmes atteints, corrompus par les dérives de la « société du spectacle », du « fait divers » qui permet la marchandisation des émotions et des concepts. Cela n’est pas acceptable moralement et politiquement car cela détruit aujourd’hui les bases sur lesquelles se fondent nos sociétés et participe à fabriquer les tragédies que nous traversons. C’est le fonds de commerce de nos ennemis et de leurs alliés objectifs, et de leurs comparses involontaires.
    Quelle est la responsabilité des médias ?

    Les médias ont une grande responsabilité dans cette affaire : ils participent à la « star académisation » de passages à l’acte criminel, pour certains immotivés – au sens quasi-psychiatrique du terme – réalisés par des personnalités plus ou moins pathologiques n’ayant aucun rapport personnel avec leurs victimes. Ce qui ne veut pas dire que tous ces meurtres relèvent de la même économie, que tous sont commis par des psychopathes ou des psychotiques. Certains sont authentiquement politiques, d’autres appartiennent au fanatisme « religieux », d’autres encore aux réseaux « mafieux » qui a fait du terrorisme l’occasion de nouvelles affaires rentables.

    L’habillage idéologique ou religieux est plus ou moins décisif, déterminant selon les cas : entre les massacres de Charlie, ceux de l’hypercasher, ceux du Bataclan, de Nice ou l’agression des passagers d’un train en Bavière, les motivations ne sont pas les mêmes. Daesh « ramasse » tout, cela sert son entreprise de déstabilisation de l’Occident en frappant le « ventre mou » de l’Europe, en espérant ainsi favoriser les tensions intercommunautaires. C’est l’appel à la guerre civile lancé par Abu Musad Al Suri en 2005 : appel à la résistance islamiste mondiale mobilisant toutes les populations musulmanes afin de frapper les juifs, les occidentaux, les apostats, là où ils se trouvent.

    À partir de ce moment-là, tout crime, tout meurtre qui pourrait être « marqué » par un signe d’appartenance communautaire, se voit recyclé comme « combustible » made in Daesh. Cela fait partie de la stratégie de ce groupe et de sa propagande. Nous risquons de valider leur campagne de terreur en donnant une unité et une consistance à des myriades d’actions plus ou moins inspirées par le terrorisme djihadiste.

    En déclarant d’emblée que le tueur de Nice était relié à Daesh, François Hollande a donc commis une erreur ?

    Les déclarations de François Hollande (et de sa suite), au moment de l’horreur niçoise, me sont apparues prématurées et dangereuses. Hollande pourrait tomber à pieds joints dans le piège tendu par Daesh : d’abord en relayant et en validant une propagande qui veut que tout meurtre de masse soit le fruit de l’embrigadement de l’organisation terroriste. La radicalisation d’une personnalité apparemment aussi trouble que celle du tueur de Nice, ses addictions et ses violences, sa bisexualité et son alcoolisme solubles en peu de temps dans le « radicalisme religieux » au service d’un « terrorisme de proximité », me laissent perplexe.

    Ensuite, en annonçant que les frappes sur le terrain extérieur allaient redoubler, Hollande donne du grain à moudre à tous ceux qui veulent se venger de l’arrogance occidentale, des pratiques de maintien de l’ordre des anciens colonisateurs. Il valide le discours de propagande des salafistes qui ont suivi la voie du djihad. Qu’un président soit, en son âme et conscience politiques, appelé à ordonner des opérations militaires, pourquoi pas… Il devra rendre des comptes de sa décision au parlement et au peuple. Mais, qu’il l’annonce comme cela, dans un effet d’annonce en réaction aux crimes de masse, ça ne me semble ni politique, ni productif.

    Qu’avez-vous pensé de la réaction des (autres) politiques ?

    Il est normal qu’en tant que victime, parent de victime, vox populi, nous soyons submergés par la haine, le désir de vengeance, la douleur et la violence d’une tristesse infinie qui nous donne des envies de meurtres et de vengeances. C’est autre chose que les politiques aillent dans ce sens de l’émotion immédiate.

    Tous les politiques, et les déclarations de l’opposition, à quelques exceptions près, ne se sont pas davantage montrés à la hauteur. Les morts, les victimes et leurs familles, méritaient mieux. C’est encore auprès du peuple, de ceux qui ont été là, anonymes, discrets, humains, qu’ils ont trouvé le langage, la présence, l’amour dont ils avaient besoin. La star académisation des criminels (je suis d’accord avec la proposition de mon collègue et ami, Fethi Benslama, dans Le Monde, d’« anonymiser » davantage les auteurs des meurtres de masse, ou du moins d’éviter de les rendre « célèbres ») et toutes les manifestations spectaculaires sont déplacées. Elles vont dans le sens de l’ennemi, si ennemi il y a derrière chacun de ses meurtres.

    Alors, soyons prudent : Daesh essaiera de récupérer tout meurtre qui participerait, à plus ou moins grande distance, à son projet et nourrit sa propagande, ceux qu’il a organisés, ceux qu’il a inspirés… et les autres. Ne lui servons pas la soupe. `

    Il me vient aussi une analogie que je vous livre : au cours de la schizophrénie, il y a l’apparition, parfois, d’un délire, celui de la « machine à influencer ». C’est-à-dire la conviction délirante chez le patient que ce qui se passe dans son corps (sensations, éruptions, douleurs, érections…) est « fabriqué » par une machine que manipulent des persécuteurs pour le faire souffrir. L’émergence de ce type de délire s’est souvent enrichi des découvertes technologiques, et leur sont parfois contemporaines. Dans ce cas-là, va-t-on accuser la machine ou la maladie mentale ?

    L’idéologie est bien souvent une « machinerie » qui permet à beaucoup de monde de « fonctionner », et de combler le vide de l’existence. Il ne suffit pas de supprimer les « machines » pour faire disparaître l’usage que nous en faisons. Mais il y a des machines plus dangereuses que d’autres, c’est celles dont nous devons nous préoccuper en priorité pour savoir quels besoins les ont fait naître, et pourquoi c’est aujourd’hui qu’elles trouvent un « personnel » pour les faire tourner.

    Alors que faire ?

    Traiter politiquement le problème, et pas en réagissant immédiatement à l’émotion. En allant dans la direction de l’émotion, de la vox populi, Hollande signe la démission du politique, et ça, c’est très grave. La politique, ce n’est pas suivre les vagues de l’opinion publique terrorisée, mais les éclairer, les aider à penser ces tragédies.

    Pour cela, il faut laisser le temps de l’enquête et essayer de comprendre ce qui nous arrive. Même si Daesh revendique les attentats – à Nice ou encore en Bavière, avec ce garçon de 17 ans qui a agressé des gens dans un train avec une hache –, rien n’exclut que cela ne soit pas une revendication opportuniste. Daesh a tout intérêt à « ramasser » tous les crimes où peuvent exister, même a minima, des tensions intercommunautaires puisque cette lutte djihadiste d’un genre nouveau fait l’éloge d’une espèce de guerre civile à l’intérieur de l’Occident, et en particulier en Europe. C’est son fonds de commerce.

    Daesh utilise les armes de l’adversaire : les médias, les vidéos, les sites des jeunes… C’est sa force, mais aussi sa faiblesse, puisque cela va conduire les terroristes à revendiquer des actes venant de personnalités peu « orthodoxes » et qui vont donc agir en contradiction avec les valeurs portées.

    L’archipel « terroriste » tire sa force de son éparpillement, de sa mobilité, de son caractère protéiforme et opportuniste, mais dans le temps cela peut devenir sa faiblesse_. Comme tout archipel, il risque la dispersion, la fragmentation, l’érosion. Allez expliquer aux populations martyrisées par Daesh – et parfois administrées avec rigueur et habileté, toujours avec opportunisme affairiste et cruauté extrême – qu’à Mossoul on passe les homosexuels par les balcons, et qu’à Nice on les transforme en « _soldat » du « califat » ! Qu’écouter de la musique, c’est sacrilège à Raqqa et nécessaire aux « soldats » pour préparer la propagande d’embrigadement des jeunes !

    Toutes les idéologies finissent par se discréditer du fait que leurs plus chauds responsables n’agissent pas comme ils disent, et ne disent pas comme ils agissent. Inutile d’en appeler à la raison pour « dé-radicaliser » (j’ai horreur de ce mot, faux-ami s’il en est !) … Il faut montrer, et montrer encore les contradictions. Et ne pas oublier, comme disait Marx, qu’« être radical c’est prendre les choses à la racine ». Alors, soyons radicaux !!

    Vous avez parlé de « théofascisme » pour désigner Daesh, que voulez-vous dire par là ?

    C’est la thèse que je défends avec force : je crois que les théofascismes sont les monstres que nous avons fabriqués. Notre modèle de civilisation est aujourd’hui en panne. La bonne nouvelle, c’est que la vision néolibérale de l’humain est agonisante, moralement ruinée, qu’elle n’est plus crédible. La mauvaise nouvelle, c’est que son agonie dure. C’est la définition que Gramsci donnait de la « crise » : « c’est quand le vieux monde est en train de mourir, et que le nouveau monde tarde à naitre. Dans ce clair-obscur, naissent les monstres ». Nous y sommes.

    L’idéologie néolibérale d’un homme « entrepreneurial » universel, guidé par sa raison technique et son intérêt économique, régulé par le marché et le droit occidental mondialisé, ne fait plus recette auprès des masses. Ce vieux monde les a appauvries et les fait souffrir tous les jours davantage. Ce néolibéralisme ne se maintient que par les structures institutionnelles de pouvoir, que par les affaires interconnectées de manière systémique, par les politiques des gouvernements acquis à cette cause. Mais les peuples n’en veulent plus.

    Comme à la fin du XIXe siècle, comme dans l’entre-deux-guerres, aujourd’hui renaissent des « mouvements » de masse, nationalistes, populistes, racistes… qui cherchent désespérément une alternative au monde « libéral-universel des droits de l’homme-du progrès-de la raison » de cette « religion du marché » aux rites de laquelle on soumet les citoyens et les peuples. Mais ils n’en veulent plus.

    Nous sommes gouvernés aujourd’hui, comme le disait Camus, par des machines et des fantômes. Dans ce clair-obscur, surgissent toutes les angoisses. Angoisses du chaos, de l’anéantissement réciproque, des incendies universels. Surgissent toutes les misères aussi, économiques, symboliques, du déclassement, de l’invisibilité. Enfin, toutes les passions enfantées par la haine et la peur. Là où Hollande a raison, c’est qu’il y a un risque de dislocation. Pas seulement de la société française, mais de plusieurs régions du monde, et en particulier de l’Europe. C’est de ces failles, sismiques, qu’émergent Daesh, les populismes, les racismes, le FN et consorts…

    Politis
    There's nothing wrong with being shallow as long as you're insightful about it.

  • #2
    Vous les mettez tous sur le même plan ?

    On voit émerger des mouvements violents, habillés de religion ou de marqueurs communautaires ou ethniques, qui captent la colère et le désespoir des masses face à cette crise de gestion néolibérale du monde. C’est, à la fois, une crise des pratiques néolibérales qui vivent sur une économie subprime, et des valeurs désormais en chute libre d’un capitalisme heureux. Les gens ne sont plus « croyants » de cette « religion de marché », et on leur demande de demeurer « pratiquants », et d’accepter de souffrir l’austérité pour mériter le paradis promis par la technocratie. Résultat : vous avez le Brexit, dont ceux-là mêmes qui l’ont promu, ne savent plus quoi faire !

    J’ai souvent dit que cette émergence des théofascismes pouvait ressembler à ce qui avait pu se passer à la fin du XIXe siècle et au milieu des années 1920-1930, avec l’émergence des fascismes, du nazisme, des totalitarismes, lorsque, face à la crise des valeurs et des pratiques libérales, les masses se sont trouvées confrontées à une situation politique sans solution politique possible.

    À ce moment-là aussi, face aux masses désœuvrées et esseulées, des mouvements de masse ont émergé, portés par des minorités audacieuses, violentes, organisées, capables, au nom du nationalisme, du racisme, des valeurs populistes les plus débridées, de contrôler et d’encadrer des individus déboussolés, des individus de masse. Dans ce qu’Hannah Arendt nomme le « désert », tout ce qui pouvait relier les humains entre eux - la religion, la politique, la culture, l’amitié -, se voyait menacé par les crises, économiques et symboliques.

    Dans ce vide, différent et relatif selon les époques, bien sûr, l’angoisse de l’avenir et du devenir conduisait à chercher des repères et des identifications fusionnelles aux camarades des partis que les appareils organisaient de manière habile et drastique. Ces révolutions conservatrices sont nées des contradictions entre les belles idées libérales issues des Lumières (croyance dans la raison critique et le progrès, émancipation par le commerce, réduction de la misère par la technique et l’industrie…) et les pratiques des gouvernements « libéraux » bourgeois (les inégalités sociales, l’inféodation au commerce, le chômage de masse, la désaffiliation des individus de leurs liens familiaux…).

    Politis
    There's nothing wrong with being shallow as long as you're insightful about it.

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