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Les déchirures du Yémen

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    Comprendre le conflit yéménite contemporain impose d’aller au-delà de la récente séquence qui a suivi le « printemps arabe ». En effet, cette guerre est non seulement le résultat de la faillite de la transition, mais aussi un héritage de plusieurs conflits armés qui l’ont précédée et qui souffrent tous d’avoir été mal réglés.

    Le conflit armé au Yémen qui a débuté au printemps 2015 apparaît à bien des égards comme le fruit de l’échec de la transition politique entamée avec le soulèvement révolutionnaire de 2011 (1). Une fois M. Ali Abdallah Saleh déposé de la présidence par l’action conjointe des manifestants et des puissances du Golfe, le processus politique, emmené par son successeur Abd Rabbo Mansour Hadi, devait aboutir à un changement de régime et à l’adoption d’une nouvelle Constitution. La rédaction de cette dernière impliquait en théorie l’ensemble des composantes sociales, politiques et générationnelles du pays à travers ce qui a été nommé la Conférence de dialogue national. Cette dernière, organisée avec l’appui technique de l’Organisation des Nations unies (ONU), rassembla en 2013, pendant neuf mois, 565 représentants désignés par les partis politiques et selon une méthode de quotas.

    Le processus politique s’est toutefois progressivement enlisé, débouchant sur une guerre aux enjeux à la fois locaux et régionaux. En mars 2015, l’Arabie saoudite a ainsi pris la tête d’une coalition d’une dizaine d’Etats qui bombardèrent massivement le pays. Du point de vue de la monarchie des Saoud, l’objectif affiché de cette intervention était à la fois de contrer l’influence iranienne censément exercée via la rébellion des houthistes, issue de la minorité zaydite chiite, et de rétablir le pouvoir du président Hadi. Celui-ci avait graduellement été poussé vers la sortie par les houthistes, alliés de circonstance de l’ancien président Saleh en quête de revanche.

    Cette rébellion est indéniablement apparue comme la force montante de l’ère post-Saleh (2). Après avoir soutenu le soulèvement révolutionnaire de 2011, M. Abdelmalek Al-Houthi, leader du mouvement, a habilement su capitaliser sur la frustration née d’une transition trop lente et imparfaite. Contre M. Hadi et ses alliés islamistes sunnites et tribaux du parti Al-Islah, les houthistes ont développé un discours volontiers populiste qui insistait sur les dévoiements du processus révolutionnaire et sur sa faillite économique. Paradoxalement, les houthistes jouèrent cette carte en s’appuyant sur leur ancien ennemi, M. Saleh, bénéficiant de ses réseaux, toujours vivaces, et de sa puissance militaire. La rébellion a aussi profité de la division de ses opposants au niveau local. Ainsi, le président Hadi ne pouvait compter sur le soutien du mouvement sudiste qui, depuis 2007, réclame la sécession des provinces de l’ex-Yémen du Sud (3).

    Après le « printemps arabe », les houthistes parvenaient implicitement à inscrire leur lutte contre l’Etat central dans le sillage de celle, bien plus ancienne, des royalistes qui avaient combattu la république dans les années 1960. La révolution du 26 septembre 1962 dans le nord du Yémen avait donné naissance à la République arabe du Yémen — ou Yémen du Nord — et mis fin au règne millénaire de l’imamat zaydite tenu par la « noblesse » des descendants du Prophète, les sada à laquelle appartiennent les membres de la famille Al-Houthi. Pour s’imposer, les républicains avaient initialement reçu le soutien militaire de l’Egypte nassérienne, puis s’étaient engagés dans la voie d’un compromis avec les royalistes qui mettait fin à plus de sept années de guerre civile. Une fois la paix obtenue, les anciens bastions royalistes furent fréquemment discriminés par le régime républicain du Nord et ces zones oubliées des politiques de développement. Tel était indéniablement le cas de la ville de Saada, non loin de la frontière saoudienne et à proximité des provinces de Najran et de l’Asir, perdues par le Yémen imamite dans une guerre contre les Saoud en 1934.

    Longtemps après la défaite des royalistes face aux républicains, de nombreuses familles de sada, dont les Houthi, continuaient de cultiver un ressentiment particulier à l’égard du pouvoir central. Ils dénonçaient la marginalisation de l’expression zaydite chiite au profit d’une identité islamique dominée par le sunnisme concurrent et volontiers décrite comme « wahhabite ». Dans les années 1980, un mouvement de renouveau zaydite émergea autour de Saada. A tous égards marginal, il alterna entre alliance et opposition au pouvoir du président Saleh (lui-même nominalement zaydite, mais qui ne revendiquait nullement cette identité). Ce mouvement qui se nommait la Jeunesse croyante, emmené par Hussein Al-Houthi, revendiquait l’intégration des marges septentrionales et la valorisation de l’héritage zaydite. En parallèle, il développait une rhétorique anti-impérialiste inspirée par le discours révolutionnaire iranien et dénonçait de plus en plus clairement l’alliance nouée par M. Saleh avec les Etats-Unis dans le cadre de la lutte antiterroriste.

    Une tentative d’arrestation de Hussein Al-Houthi en juin 2004 dégénéra et amorça une guerre menée par intermittence et qui devait durer six années. Loin d’affaiblir le mouvement houthiste, le conflit accentua l’inimitié envers le pouvoir central parmi les populations du Nord et ancra le projet de renouveau zaydite. Hussein Al-Houthi fut tué en septembre 2004, mais son père puis son jeune frère Abdelmalek prirent sa succession. Les dizaines de milliers de victimes, les impressionnantes destructions liées aux bombardements aériens, la question des plus de 200 000 réfugiés restèrent ignorées par la communauté internationale. Le conflit avait pourtant des répercussions très significatives, conduisant par exemple à un affaiblissement des relais tribaux du gouvernement de M. Saleh au nord de Sanaa.

    Défait sur le plan militaire et symbolique, l’Etat dut se résoudre à laisser les houthistes exercer le pouvoir autour de Saada. Cette autonomie de fait s’accrut directement à la suite du soulèvement révolutionnaire de 2011, que les houthistes décidèrent de soutenir. La phase marquée par la guerre de Saada avait contribué à délégitimer le pouvoir et finalement offert aux houthistes la possibilité d’accroître leur popularité dans les zones majoritairement zaydites, jusqu’à Sanaa, en apparaissant tels les précurseurs du « printemps yéménite ».

    De son côté, le mouvement sudiste (Al-Hirak Al-Janubi), qui conteste radicalement les termes de l’unification de 1990 entre les deux Yémens, a lui aussi pu se projeter en tant qu’initiateur de la révolte de 2011. Son ancrage populaire s’est indéniablement appuyé sur la mémoire de guerres qui ont pu opposer Nord et Sud au cours des décennies précédentes. Comme les houthistes, le positionnement du Hirak, qui renvoyait le centre du pouvoir à ses accointances avec les intérêts du Nord, a contribué à saper l’autorité de M. Hadi pendant la phase de transition. Ses militants et dirigeants ont largement considéré ce dernier, pourtant originaire de la province d’Abyan, comme un traître à leur cause, soulignant le maintien sous sa présidence d’un déséquilibre politique et économique en faveur du Nord.

    Les griefs entre Nord et Sud étaient anciens et signalaient l’échec du processus d’unification lancé sous M. Saleh. Ils se voyaient portés à leur paroxysme par l’occupation houthiste d’Aden, ancienne capitale du Sud, en mars 2015. La confrontation armée entre militants sudistes et ceux venus du Nord, décrits comme houthistes ou loyaux à M. Saleh, n’était pas une nouveauté. En 1976 et 1979, deux brefs conflits avaient opposé les armées des deux entités yéménites, aboutissant à un statu quo territorial qui ne serait dépassé qu’avec l’unification. Celle-ci apparaissait comme le résultat d’une aspiration populaire, d’une crise interne au leadership socialiste du Sud (qui s’était brutalement affronté lors d’une purge en janvier 1986, faisant environ 10 000 morts en un mois) et de l’effondrement généralisé du camp soviétique, sponsor du Yémen du Sud.

    En 1994, les élites du Sud décidèrent que l’unification s’était produite à leur désavantage. Ils prononcèrent une sécession qui, bien que soutenue en sous-main par certaines puissances du Golfe, fut défaite par l’armée du Nord alliée à des milices islamistes et tribales, hostiles aux socialistes. La guerre fut rapide et les destructions limitées. Le 7 juillet 1994, Aden tombée était mise à sac, les leaders sudistes exilés. L’unité yéménite semblait alors acquise. Il n’en fut rien. La monopolisation par les alliés de M. Saleh des ressources politiques et économiques générait un sentiment légitime de marginalisation. La privatisation des terres qui avait suivi la chute du régime socialiste avait largement bénéficié aux élites du Nord. En 2007, d’anciens officiers du Sud, limogés à la suite de la défaite de 1994, demandaient le paiement de leurs pensions.

    Un mouvement de contestation, au départ sectoriel, gagnait de l’ampleur et s’inscrivait dans une logique ouvertement pacifiste. La répression des manifestations, l’arrestation de certains militants et plus globalement l’absence de volonté politique du gouvernement central de prendre en considération les demandes du Sud conduisirent au pourrissement de la situation. L’ancien leadership sudiste, notamment M. Ali Salim Al-Bidh, président du Sud de 1986 à 1990 puis vice-président du Yémen unifié jusqu’en 1994, qui vit en exil à Oman depuis, sut habilement capter le mécontentement. Partout dans les provinces méridionales, les drapeaux à étoile rouge de l’ex-République populaire et démocratique du Yémen fleurissaient, laissant penser qu’un retour en arrière était possible et enviable.

    Le Sud était lui-même divisé, marqué par des intérêts divergents ainsi que par divers conflits passés

    Le Sud était lui-même divisé, marqué par des intérêts divergents ainsi que par divers conflits passés. Celui de janvier 1986, d’une violence extrême, s’était ancré dans des rivalités tribales et régionales qui perduraient. L’incapacité de M. Hadi à recevoir le soutien de larges pans du Hirak en 2015 au moment de la guerre contre les houthistes en était un héritage. La disjonction entre Aden et la province orientale du Hadramaout, marquée par ses relations privilégiées avec le Golfe, signalait combien une sécession du Sud avait de grande chances de conduire à une fragmentation en de multiples entités.

    Outre cette dimension, les options politiques du Sud n’étaient aucunement clarifiées. Sans doute les anciens leaders socialistes rêvaient-ils de reprendre le pouvoir ; mais ils devraient alors composer avec une variété de groupes islamistes, Al-Qaida dans la péninsule arabique tout particulièrement. Certes, le mouvement sudiste n’ignorait pas le poids et l’importance des acteurs religieux ; mais le souvenir de la guerre de 1994 était encore vivace et les islamistes sunnites, idéologiquement antisocialistes, avaient directement contribué à l’effort de guerre de M. Saleh contre les sécessionnistes. Dans le contexte de la « guerre contre le terrorisme », campagnes militaires yéménites et frappes de drones américains (couvertes tant par M. Saleh que par M. Hadi) et qui ciblent en particulier les bastions djihadistes au sud du pays ont directement contribué à assoir les tensions avec le pouvoir central. Ces violences multiformes et ces divers conflits (4) — pas toujours visibles et bien souvent ignorés par les médias et les institutions internationale — constituent bien les racines, au même titre que l’échec de la transition institutionnelle, du conflit régional qui, de par son ampleur et ses répercussions géopolitiques, est devenu incontournable.

    (1) Cf. Helen Lackner, Yemen’s « Peaceful » Transition from Autocracy : Could it Have Succeeded ?, IDEA, Stockholm, 2016.

    (2) Samy Dorlian, La Mouvance zaydite dans le Yémen contemporain, L’Harmattan, Paris, 2013.

    (3) De 1967 à 1990, le Yémen du Sud, situé en réalité dans la partie est du pays, a porté le nom de République démocratique populaire du Yémen ; son régime se revendiquait du marxisme.

    (4) Cf. Laurent Bonnefoy, Franck Mermier et Marine Poirier (sous la dir. de), Yémen. Le tournant révolutionnaire, Karthala, Paris, 2012.

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