30 Août 2016 SAÏD BOUAMAMA
L’été 2016 a été marqué par trois faits de nature différente : un ignoble attentat endeuille le pays le 14 juillet, une loi détruisant le code du travail massivement rejetée par la population et les travailleurs est votée le 21 juillet et un arrêté municipal interdisant l’accès à la plage pour les femmes portant un « burkini » est pris à Cannes, déclenchant en quelques jours une véritable épidémie d’arrêtés similaires dans d’autres villes. Les réactions sociales et les commentaires politiques et médiatiques qui ont suivis ces trois événements constituent un excellent analyseur de l’état de notre société, des contradictions qui la traversent et des intérêts qui s’y affrontent.
« Radicalisation rapide », stratégie de dissimulation et production d’une psychose collective
Dès le 16 juillet le ministre de l’intérieur Bernard Cazeneuve évoque la thèse d’une « radicalisation rapide » du chauffeur meurtrier accompagnée d’une série de précisions angoissantes :
« Il n’était pas connu des services de renseignement car il ne s’était pas distingué, au cours des années passées, soit par des condamnations soit par son activité, par une adhésion à l’idéologie islamiste radicale […] Il semble qu’il se soit radicalisé très rapidement. En tous les cas, ce sont les premiers éléments qui apparaissent à travers les témoignages de son entourage […] des individus sensibles au message de Daesh s’engagent dans des actions extrêmement violentes sans nécessairement avoir participé aux combats, sans nécessairement avoir été entraînés […] La modalité de la commission de son crime odieux est elle-même nouvelle. » (1)
La thèse de la « radicalisation rapide » est lourde de conséquences. Elle accrédite l’idée que tous les musulmans sont susceptibles de se transformer rapidement et brusquement en terroriste. Le danger est désormais partout où sont présent des musulmans ou supposés tels. L’heure est donc à la méfiance à chaque fois que l’on croise un musulman réel ou supposé. Bien sûr, on ajoutera systématiquement « qu’il faut veiller à ne pas faire d’amalgame » soulignant ainsi la conscience des effets probables d’une telle thèse.
Le fait que le profil du tueur soit atypique (au regard de celui que nos médias dessinent depuis des années pour nous aider à repérer les « candidats au djihadisme ») renforce encore la production d’une psychose collective. On ne peut même plus reconnaître un musulman compatible avec la république à des faits simples comme « ne pas fréquenter une mosquée », « ne pas faire le Ramadan » ou « manger du porc ».
Pendant près de deux semaines, des « experts » se sont succédé sur nos plateaux pour nous convaincre d’un danger multiforme nécessitant une méfiance permanente vis-à-vis de certains de nos concitoyens. La perle pour les spécialistes revient une nouvelle fois à Mohamed Sifaoui présenté par BFM TV comme « journaliste spécialiste du terrorisme islamique », qui estime que la radicalisation peut-être « instantanée » :
« elle peut s’accomplir [la radicalisation] le jour même de l’attentat; car il est dit par les idéologues islamistes que l’attentat kamikaze, l’attentat martyre fait pardonner l’ensemble des péchés. » (2)
Mais ce « spécialiste » ne se contente pas d’accélérer à l’extrême la rapidité de la radicalisation, il appelle dans la même émission ses confrères à ne pas chercher à comprendre le comportement du tueur à partir d’une « rationalité occidentale ».
Nous avons donc à faire à des individus qui ne fonctionnent pas ni ne raisonnent comme nous. Ils sont extérieurs à notre monde, non produits par lui et inexplicables rationnellement. C’est ainsi que se construit une psychose collective qui élimine une partie de la population du « Nous » social. Or à chaque fois qu’il y a des processus d’exclusion d’un « Nous » social, il y a autorisation au passage à l’acte. Les conditions de possibilité d’un pogrom se réunissent par ce type de processus.
Mais Mohamed Sifaoui ajoute un argument de taille : la stratégie de dissimulation. « La dissimulation est une technique que l’on apprend dans des manuels qui sont distribués par Daesh » développe-t-il dans la même émission. La thèse de la « préméditation dissimulée » s’ajoute immédiatement à celle de la « radicalisation rapide ».
Le procureur de la république de Paris, Louis Molins, déclare dans une conférence de presse le 21 juillet qu’« il apparaît que Mohamed Lahouaiej-Bouhlel a envisagé son projet criminel plusieurs mois avant son passage à l’acte ». (3) Il annonce également la mise en détention provisoire de cinq suspects soupçonnés de complicité. Sans attendre de précisions les média dominants s’emballent. Les téléspectateurs et les lecteurs des grands médias apprennent un nouveau mot arabe : « La Taqiya ».L’hebdomadaire Mariane titre « Taqiya : la dissimulation comme nouvelle arme de guerre » en expliquant en chapeau d’article :
« Certains terroristes l’utilisent comme stratégie pour passer sous les radars des renseignements, d’autres s’en servent comme un alibi pratique pour continuer de mener leur vie d’occidentalisés : dans tous les cas, la taqiya – l’art de la dissimulation – est prônée par l’Etat islamique pour ces « soldats de Dieu ». Enquête ». (4)
Du Figaro à Nice-Matin en passant par BFM ou RTL, ce nouveau mot angoissant entre dans le vocabulaire. Non seulement ils se radicalisent vite mais de surcroît ils se dissimulent pour ne pas être repérés. Décidément nous devons nous méfier de tous les musulmans ou supposés tels. Une dose supplémentaire de psychose est ainsi diffusée quelques jours après la première.
L’opposition de droite s’engouffre immédiatement dans la surenchère en ajoutant ainsi un troisième niveau de psychose. Le député Les Républicains Georges Fenech appelle à la création d’un « Guantanamo à la française ». L’ex-maire de Nice Christian Estrosi propose des « centres de rétentions préventifs pour les djihadistes présumés ». Sarkozy préfère lui le port du bracelet électronique pour tous ceux présentant un risque de radicalisation, mesure que l’on peut compléter par des assignations à résidence.
Bref, il n’est rien proposé d’autre que de considérer comme coupables des « suspects » avant même qu’ils n’aient commis le moindre délit. Une justice d’exception, tel est le fond commun vers lequel convergent toutes ces propositions.
Le « burkini » comme dissimulation du « djihadisme »
L’assassinat du prêtre Jacques Hamel dans l’église de Saint-Étienne-du-Rouvray le 28 juillet achève de créer les conditions des dits « arrêtés anti-burkini ». L’arrêté municipal est pris deux jours après le drame mais un mois après le début de la saison. Pendant le mois de juillet la presse ne s’est faite le relais d’aucune difficulté sur les plages à propos des tenues vestimentaires. Une nouvelle fois une pratique sociale est désignée comme « problème » non pas par la population mais par une autorité politique. Le moment de l’arrêté indique son caractère opportuniste. Il s’agit simplement d’utiliser le contexte d’émotion intense lié aux deux drames de juillet pour faire avancer un agenda préétabli : imposer l’immigration et l’identité comme deux centralités de la présidentielle.
En reliant ces deux thèmes à la question du terrorisme la dimension problématique est posée. En faisant ce lien dans un contexte d’émotion publique intense, la nécessité d’une « urgence de l’action » est suggérée avec en implicite un appel à chaque citoyen à dénoncer les « fraudeurs ». C’est ainsi qu’un « problème » produit « par en haut » se transforme en problème « d’en bas » pour une partie de la population. L’épidémie de décrets qui suivent celui de Nice confirme le caractère sur-idéologisé du « problème ». Alors qu’en juillet aucune des trente villes qui prendront un décret n’a fait état d’un problème à propos du « burkini », voici que brusquement le problème apparaît partout.
L’ordonnance de référé du tribunal administratif du 13 août qui valide l’arrêté cannois (et ouvre à la prolifération de décrets similaires) est par son argumentaire significatif des enjeux. « Dans le contexte d’état d’urgence et des récents attentats islamistes survenus notamment à Nice il y a un mois, le port d’une tenue vestimentaire distinctive, autre que celle d’une tenue habituelle de bain, peut en effet être interprétée comme n’étant pas, dans ce contexte, qu’un simple signe de religiosité » (5) précise cette ordonnance.
Autrement dit, le « burkini » dissimule autre chose. Nous sommes de nouveau en présence de la thèse de la dissimulation que nous avons déjà rencontré à propos de l’attentat de Nice. Les femmes portant le burkini deviennent ainsi porteuses de toute autre chose : d’une négation des droits des femmes pour le mieux, du terrorisme pour le pire.
La prise de position immédiate de Manuel Valls légitime et renforce la « gravité » de la question et l’urgence d’adopter une posture de fermeté. « Ces arrêtés ne sont pas une dérive. C’est une mauvaise interprétation des choses. Ces arrêtés ont été pris au nom même de l’ordre public » (6) affirme notre premier ministre. Dans une interview au Journal La Provence il précise sa pensée :
« Le burkini n’est pas une nouvelle gamme de maillots de bain, une mode. C’est la traduction d’un projet politique, de contre-société, fondé notamment sur l’asservissement de la femme. […]Certains cherchent à présenter celles qui le portent comme des victimes, comme si nous mettions en cause une liberté … Mais ce n’est pas une liberté que d’asservir la femme. […] Face aux provocations, la République doit se défendre. […] Je soutiens donc ceux qui ont pris des arrêtés, s’ils sont motivés par la volonté d’encourager le vivre ensemble, sans arrière-pensée politique » (7).
Rarement la caricature et l’illogisme n’aura autant caractérisé le discours politique : c’est pour libérer la femme qu’il faut lui refuser un droit ; c’est pour le « vivre ensemble » qu’il faut exclure. Rarement également le caractère de « gravité » supposé de la situation n’aura été autant mise en avant : contre-société ; ordre public ; asservissement de la femme ; provocation ; nécessité de se défendre.
La conséquence était prévisible : à Nice et à Cannes des femmes se font verbaliser et humilier par des policiers municipaux simplement parce qu’elles portent un voile. Il ne s’agit pas de dérives mais d’une conséquence logique. On ne peut pas produire une police des habits basée sur le caractère de « dangerosité » supposée de certains vêtements et sur la thèse de la dissimulation et ne pas avoir en conséquence une chasse à ce qui est caché, masqué, dissimulé. La chose n’est pas nouvelle. Rappelons-nous lors de la loi sur le foulard de 2004 les débats ubuesques pour savoir si le « bandana » n’était pas un voile dissimulé.
Comme 2004 pour la loi sur le foulard, le nombre de burkini sur les plages françaises a été inversement proportionnel au nombre d’émissions, de prises de position et d’appel à la fermeté dans le discours politique et médiatique. Chaque citoyenne et chaque citoyen est appelé à avoir une opinion, alors même que la plupart d’entre eux n’ont jamais eu l’occasion de croiser une femme portant cette combinaison. Elles et ils découvrent cette tenue de bain à partir d’une question préalable : que dissimule-t-il ?
La conséquence qui en découle une survisibilité du burkini. Alors qu’il était perçu par le citoyen quelconque comme une « tenue » de bain auparavant, il est désormais perçu comme problème. Alors qu’il était appréhendé comme relevant du choix individuel, il devient désormais une question publique et politique. Alors qu’on pouvait ne même pas le remarquer, il saute désormais aux yeux avec tout le background des débats et prises de position alarmantes entendus dans les médias.
Comme en 2004 à propos du port du foulard, une pratique aux motivations plurielles et aux significations diverses est ramenée à une causalité et à une signification unique et homogène à connotation problématique. Cela a un nom scientifique et un nom populaire. Il s’agit sur le plan théorique de la même démarche essentialiste que celle qui est massivement diffusée dans les discours politiques et médiatiques dominants depuis la décennie 1990.
L’été 2016 a été marqué par trois faits de nature différente : un ignoble attentat endeuille le pays le 14 juillet, une loi détruisant le code du travail massivement rejetée par la population et les travailleurs est votée le 21 juillet et un arrêté municipal interdisant l’accès à la plage pour les femmes portant un « burkini » est pris à Cannes, déclenchant en quelques jours une véritable épidémie d’arrêtés similaires dans d’autres villes. Les réactions sociales et les commentaires politiques et médiatiques qui ont suivis ces trois événements constituent un excellent analyseur de l’état de notre société, des contradictions qui la traversent et des intérêts qui s’y affrontent.
« Radicalisation rapide », stratégie de dissimulation et production d’une psychose collective
Dès le 16 juillet le ministre de l’intérieur Bernard Cazeneuve évoque la thèse d’une « radicalisation rapide » du chauffeur meurtrier accompagnée d’une série de précisions angoissantes :
« Il n’était pas connu des services de renseignement car il ne s’était pas distingué, au cours des années passées, soit par des condamnations soit par son activité, par une adhésion à l’idéologie islamiste radicale […] Il semble qu’il se soit radicalisé très rapidement. En tous les cas, ce sont les premiers éléments qui apparaissent à travers les témoignages de son entourage […] des individus sensibles au message de Daesh s’engagent dans des actions extrêmement violentes sans nécessairement avoir participé aux combats, sans nécessairement avoir été entraînés […] La modalité de la commission de son crime odieux est elle-même nouvelle. » (1)
La thèse de la « radicalisation rapide » est lourde de conséquences. Elle accrédite l’idée que tous les musulmans sont susceptibles de se transformer rapidement et brusquement en terroriste. Le danger est désormais partout où sont présent des musulmans ou supposés tels. L’heure est donc à la méfiance à chaque fois que l’on croise un musulman réel ou supposé. Bien sûr, on ajoutera systématiquement « qu’il faut veiller à ne pas faire d’amalgame » soulignant ainsi la conscience des effets probables d’une telle thèse.
Le fait que le profil du tueur soit atypique (au regard de celui que nos médias dessinent depuis des années pour nous aider à repérer les « candidats au djihadisme ») renforce encore la production d’une psychose collective. On ne peut même plus reconnaître un musulman compatible avec la république à des faits simples comme « ne pas fréquenter une mosquée », « ne pas faire le Ramadan » ou « manger du porc ».
Pendant près de deux semaines, des « experts » se sont succédé sur nos plateaux pour nous convaincre d’un danger multiforme nécessitant une méfiance permanente vis-à-vis de certains de nos concitoyens. La perle pour les spécialistes revient une nouvelle fois à Mohamed Sifaoui présenté par BFM TV comme « journaliste spécialiste du terrorisme islamique », qui estime que la radicalisation peut-être « instantanée » :
« elle peut s’accomplir [la radicalisation] le jour même de l’attentat; car il est dit par les idéologues islamistes que l’attentat kamikaze, l’attentat martyre fait pardonner l’ensemble des péchés. » (2)
Mais ce « spécialiste » ne se contente pas d’accélérer à l’extrême la rapidité de la radicalisation, il appelle dans la même émission ses confrères à ne pas chercher à comprendre le comportement du tueur à partir d’une « rationalité occidentale ».
Nous avons donc à faire à des individus qui ne fonctionnent pas ni ne raisonnent comme nous. Ils sont extérieurs à notre monde, non produits par lui et inexplicables rationnellement. C’est ainsi que se construit une psychose collective qui élimine une partie de la population du « Nous » social. Or à chaque fois qu’il y a des processus d’exclusion d’un « Nous » social, il y a autorisation au passage à l’acte. Les conditions de possibilité d’un pogrom se réunissent par ce type de processus.
Mais Mohamed Sifaoui ajoute un argument de taille : la stratégie de dissimulation. « La dissimulation est une technique que l’on apprend dans des manuels qui sont distribués par Daesh » développe-t-il dans la même émission. La thèse de la « préméditation dissimulée » s’ajoute immédiatement à celle de la « radicalisation rapide ».
Le procureur de la république de Paris, Louis Molins, déclare dans une conférence de presse le 21 juillet qu’« il apparaît que Mohamed Lahouaiej-Bouhlel a envisagé son projet criminel plusieurs mois avant son passage à l’acte ». (3) Il annonce également la mise en détention provisoire de cinq suspects soupçonnés de complicité. Sans attendre de précisions les média dominants s’emballent. Les téléspectateurs et les lecteurs des grands médias apprennent un nouveau mot arabe : « La Taqiya ».L’hebdomadaire Mariane titre « Taqiya : la dissimulation comme nouvelle arme de guerre » en expliquant en chapeau d’article :
« Certains terroristes l’utilisent comme stratégie pour passer sous les radars des renseignements, d’autres s’en servent comme un alibi pratique pour continuer de mener leur vie d’occidentalisés : dans tous les cas, la taqiya – l’art de la dissimulation – est prônée par l’Etat islamique pour ces « soldats de Dieu ». Enquête ». (4)
Du Figaro à Nice-Matin en passant par BFM ou RTL, ce nouveau mot angoissant entre dans le vocabulaire. Non seulement ils se radicalisent vite mais de surcroît ils se dissimulent pour ne pas être repérés. Décidément nous devons nous méfier de tous les musulmans ou supposés tels. Une dose supplémentaire de psychose est ainsi diffusée quelques jours après la première.
L’opposition de droite s’engouffre immédiatement dans la surenchère en ajoutant ainsi un troisième niveau de psychose. Le député Les Républicains Georges Fenech appelle à la création d’un « Guantanamo à la française ». L’ex-maire de Nice Christian Estrosi propose des « centres de rétentions préventifs pour les djihadistes présumés ». Sarkozy préfère lui le port du bracelet électronique pour tous ceux présentant un risque de radicalisation, mesure que l’on peut compléter par des assignations à résidence.
Bref, il n’est rien proposé d’autre que de considérer comme coupables des « suspects » avant même qu’ils n’aient commis le moindre délit. Une justice d’exception, tel est le fond commun vers lequel convergent toutes ces propositions.
Le « burkini » comme dissimulation du « djihadisme »
L’assassinat du prêtre Jacques Hamel dans l’église de Saint-Étienne-du-Rouvray le 28 juillet achève de créer les conditions des dits « arrêtés anti-burkini ». L’arrêté municipal est pris deux jours après le drame mais un mois après le début de la saison. Pendant le mois de juillet la presse ne s’est faite le relais d’aucune difficulté sur les plages à propos des tenues vestimentaires. Une nouvelle fois une pratique sociale est désignée comme « problème » non pas par la population mais par une autorité politique. Le moment de l’arrêté indique son caractère opportuniste. Il s’agit simplement d’utiliser le contexte d’émotion intense lié aux deux drames de juillet pour faire avancer un agenda préétabli : imposer l’immigration et l’identité comme deux centralités de la présidentielle.
En reliant ces deux thèmes à la question du terrorisme la dimension problématique est posée. En faisant ce lien dans un contexte d’émotion publique intense, la nécessité d’une « urgence de l’action » est suggérée avec en implicite un appel à chaque citoyen à dénoncer les « fraudeurs ». C’est ainsi qu’un « problème » produit « par en haut » se transforme en problème « d’en bas » pour une partie de la population. L’épidémie de décrets qui suivent celui de Nice confirme le caractère sur-idéologisé du « problème ». Alors qu’en juillet aucune des trente villes qui prendront un décret n’a fait état d’un problème à propos du « burkini », voici que brusquement le problème apparaît partout.
L’ordonnance de référé du tribunal administratif du 13 août qui valide l’arrêté cannois (et ouvre à la prolifération de décrets similaires) est par son argumentaire significatif des enjeux. « Dans le contexte d’état d’urgence et des récents attentats islamistes survenus notamment à Nice il y a un mois, le port d’une tenue vestimentaire distinctive, autre que celle d’une tenue habituelle de bain, peut en effet être interprétée comme n’étant pas, dans ce contexte, qu’un simple signe de religiosité » (5) précise cette ordonnance.
Autrement dit, le « burkini » dissimule autre chose. Nous sommes de nouveau en présence de la thèse de la dissimulation que nous avons déjà rencontré à propos de l’attentat de Nice. Les femmes portant le burkini deviennent ainsi porteuses de toute autre chose : d’une négation des droits des femmes pour le mieux, du terrorisme pour le pire.
La prise de position immédiate de Manuel Valls légitime et renforce la « gravité » de la question et l’urgence d’adopter une posture de fermeté. « Ces arrêtés ne sont pas une dérive. C’est une mauvaise interprétation des choses. Ces arrêtés ont été pris au nom même de l’ordre public » (6) affirme notre premier ministre. Dans une interview au Journal La Provence il précise sa pensée :
« Le burkini n’est pas une nouvelle gamme de maillots de bain, une mode. C’est la traduction d’un projet politique, de contre-société, fondé notamment sur l’asservissement de la femme. […]Certains cherchent à présenter celles qui le portent comme des victimes, comme si nous mettions en cause une liberté … Mais ce n’est pas une liberté que d’asservir la femme. […] Face aux provocations, la République doit se défendre. […] Je soutiens donc ceux qui ont pris des arrêtés, s’ils sont motivés par la volonté d’encourager le vivre ensemble, sans arrière-pensée politique » (7).
Rarement la caricature et l’illogisme n’aura autant caractérisé le discours politique : c’est pour libérer la femme qu’il faut lui refuser un droit ; c’est pour le « vivre ensemble » qu’il faut exclure. Rarement également le caractère de « gravité » supposé de la situation n’aura été autant mise en avant : contre-société ; ordre public ; asservissement de la femme ; provocation ; nécessité de se défendre.
La conséquence était prévisible : à Nice et à Cannes des femmes se font verbaliser et humilier par des policiers municipaux simplement parce qu’elles portent un voile. Il ne s’agit pas de dérives mais d’une conséquence logique. On ne peut pas produire une police des habits basée sur le caractère de « dangerosité » supposée de certains vêtements et sur la thèse de la dissimulation et ne pas avoir en conséquence une chasse à ce qui est caché, masqué, dissimulé. La chose n’est pas nouvelle. Rappelons-nous lors de la loi sur le foulard de 2004 les débats ubuesques pour savoir si le « bandana » n’était pas un voile dissimulé.
Comme 2004 pour la loi sur le foulard, le nombre de burkini sur les plages françaises a été inversement proportionnel au nombre d’émissions, de prises de position et d’appel à la fermeté dans le discours politique et médiatique. Chaque citoyenne et chaque citoyen est appelé à avoir une opinion, alors même que la plupart d’entre eux n’ont jamais eu l’occasion de croiser une femme portant cette combinaison. Elles et ils découvrent cette tenue de bain à partir d’une question préalable : que dissimule-t-il ?
La conséquence qui en découle une survisibilité du burkini. Alors qu’il était perçu par le citoyen quelconque comme une « tenue » de bain auparavant, il est désormais perçu comme problème. Alors qu’il était appréhendé comme relevant du choix individuel, il devient désormais une question publique et politique. Alors qu’on pouvait ne même pas le remarquer, il saute désormais aux yeux avec tout le background des débats et prises de position alarmantes entendus dans les médias.
Comme en 2004 à propos du port du foulard, une pratique aux motivations plurielles et aux significations diverses est ramenée à une causalité et à une signification unique et homogène à connotation problématique. Cela a un nom scientifique et un nom populaire. Il s’agit sur le plan théorique de la même démarche essentialiste que celle qui est massivement diffusée dans les discours politiques et médiatiques dominants depuis la décennie 1990.
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