(partie1/2)
par Youssef Girard
jeudi 21 juin 2007
Lorsque nous parlons de la perception d’un individu par un autre, cela signifie que nous cherchons à comprendre la relation qu’il y a entre deux sujets d’études. Cette mise en relation nous en dira autant sur la personne décrite ici que le cheikh Abd el-Hamid Ben Badis, que sur celui décrivant cette personne, dans le cadre de cet article de Malek Bennabi.
En effet, celui qui décrit une personne et son action le fait en fonction d’un regard singulier porteur de son identité individuelle propre. Dans le regard de Malek Bennabi sur le cheikh Abd el-Hamid Ben Badis, nous apprenons autant de choses sur le penseur Algérien et sa pensée que sur le président-fondateur de la l’Association des Oulémas et chef de file du mouvement réformateur algérien.
Avant de rentrer dans le vif du sujet, il est important de noter que les deux personnages, étudiés ici, sont deux des plus grandes figures de l’Islam de l’Algérie contemporaine. Le cheikh Abde el-Hamid Ben Badis est la grande figure du mouvement réformateur en Algérie.
Il représente, à l’instar du cheikh Mohmmed Abduh en Egypte, le ‘alim de formation classique s’engageant pour la promotion d’une réforme culturelle et religieuse. Malek Bennabi, quant à lui, est la figure même de l’intellectuel musulman connaissant à la fois les références culturelles arabo-islamiques et la culture occidentale.
Cette double culture permit à l’intellectuel Algérien de développer une pensé singulière à la fois proche de celle du mouvement réformateur algérien mais en même temps critique vis-à-vis de celui-ci.
Malek Bennabi était conscient qu’il était difficile pour lui de porter un regard détaché, « neutre », sur l’action d’un homme qu’il avait admiré et qui fut son contemporain. Il reconnaissait qu’il lui manquait le recul du temps pour porter un regard global sur la pensée et l’œuvre du cheikh Abd el-Hamid Ben Badis.
Selon le penseur Algérien, « parler de Ben Badis alors que l’écho de sa voix vibre encore à nos oreilles, alors que sa figure n’a pas encore pris cette mobilité éternelle qui permet à l’historien de lire ses traits définitifs, est une tâche quelque peu malaisée pour un homme de cette génération. Il faudrait plus de recul. Ben Badis est encore trop près de nous. Son nom nous impose d’abord une image familière de l’homme que nous connaissons. Nous le voyons marcher de son pas menu par les ruelles du vieux Constantine, saluant ce groupe, s’arrêtant à celui-ce pour demander des nouvelles d’un absent ou d’un malade »[1].
Dans les écrits de Malek Bennabi se rapportant au cheikh Abd el-Hamid Ben Badis, la question, pour l’auteur de « vocation de l’Islam », n’était pas tant de présenter celui-ci dans les détails de son existence que de tirer de la figure du cheikh ce qui pouvait servir à l’édification culturelle, religieuse et même idéologique de ses contemporains.
Cette question était posée par le penseur Algérien dans les premières lignes du premier article qu’il consacra à Abd el-Hamid Ben Badis en 1953 : « comment dégager une figure de Ben Badis qui soit valable pour ses compatriotes qui l’ont connu et pour le postérité ? »[2]. « C’est pourquoi, selon Malek Bennabi, Ben Badis ne doit pas, comme une figure du passé, être relégué dans une galerie rétrospective. Sa présence salvatrice parmi nous doit être comme elle l’était dans le combat islahiste[3]. La présente génération doit reprendre les tâches un peu oubliées avec le même élan créateur de jadis »[4].
Dans cette perspective, Malek Bennabi a étudié la pensée et l’action du fondateur de l’association des Oulémas d’abord dans le but d’inspirer la pensée et l’action de ses contemporains.
Ainsi il affirmait : « ce qui nous intéresse davantage, c’est le sens de sa pensée, de son action dans le cadre social et politique qui se transforme en fonction de cette pensée et cette action »[5]. Pour cela l’intellectuel Algérien voulait « procéder un peu à la manière de A. J. Toynbee en histoire générale, c’est-à-dire, cerner du même trait les causes historiques d’une époque et les effets qu’elles déterminent à travers la pensée et l’action de ses contemporains »[6].
Au milieu des ruines
Malek Bennabi qui fut, selon Anouar Abdel-Malek, « l’un des premiers philosophes sociaux du monde arabe et afro-asiatique de notre temps »[7], mit, dans tous ses écrits sur le cheikh Abd el-Hamid Ben Badis, l’action et la pensée de ce dernier en rapport avec le contexte social qui fut le sien, c’est-à-dire celui de l’Algérie sous domination coloniale. « Ben Badis, écrivait le penseur Algérien, a vécu dans un cadre social et politique qui a fourni assurément toutes les motivations qui l’ont fait agir et penser comme il a agi et pensé. Sa personnalité c’est le prisme à plusieurs facettes qui réfléchit tous les aspects de ce milieu où germent les idées qui vont le transformer »[8].
De fait, dans tous ses écrits de sur Abd el-Hamid Ben Badis, Malek Bennabi ne se contenta pas de faire le portrait du fondateur de l’association des Oulémas mais dressa un véritable « état des lieux » du monde dans lequel évoluait le cheikh de Constantine.
Cet « état des lieux » du monde arabo-islamique en général et de l’Algérie en particulier était sous-tendu par la recherche des causes de l’origine de son asservissement. La décadence, et sa conséquence la colonisation, furent sûrement l’une des origines des réflexions de Malek Bennabi comme de nombreux autres intellectuels arabo-musulmans.
Pour ces hommes de foi et de culture la domination européenne provoqua une véritable « crise occidentale dans la pensée arabo-islamique ». « Pourquoi sommes-nous dominés ? » ; « Qu’est ce qui a provoqué notre chute ? » ; « Où avons-nous failli ? » ; « Comment redresser la situation ? » ; « Comment promouvoir une renaissance politique et culturelle du monde arabo-islamique ? ». Telles étaient les réflexions et les questionnements des intellectuels arabo-musulmans de l’époque[9].
Pour Malek Bennabi, « le monde musulman émerge de l’ère post-Almohade depuis le siècle dernier, sans toutefois retrouver encore son assiette. Comme un cavalier qui a perdu l’étrier et ne parvient pas encore à le reprendre, il cherche son nouvel équilibre. Sa déchéance séculaire, qui l’avait condamné à l’inertie, à l’apathie, à l’impuissance, à la colonisabilité, a conversé néanmoins ses valeurs plus ou moins fossilisées »[10].
L’efficacité de l’idée islamique, écrivait le penseur Algérien, « ira diminuant tout au long de l’ère post-almohadienne, jusqu’au moment où sonnera l’heure du colonialisme dans le monde. Le contact brutal avec la civilisation nouvelle a lieu pour la conscience musulmane dans les pires conditions »[11].
Selon Malek Bennabi, la crise du monde arabo-islamique en général et de l’Algérie en particulier devait être comprise à deux niveaux différents : premièrement, les causes internes de la décadence qui avaient permis la domination par l’impérialisme Occidental et la colonisation ; deuxièmement, l’action propre de la colonisation et de l’impérialisme.
L’une des causes de la décadence interne du monde arabo-islamique, sur laquelle Malek Bennabi insiste particulièrement dans ses écrits sur Abd el-Hamid Ben Badis, était le mysticisme, le maraboutisme, qui avait envahi toute la société maghrébine, maintenue dans un véritable état léthargique depuis le fin de l’ère almohadienne.
Malek Bennabi ne condamnait pas la mystique en tant que telle mais les dérives qui l’avaient transformée en un élixir permettant aux sociétés musulmanes de ne pas affronter les réalités de leur propre défaillance en se réfugiant dans un monde uniquement métaphysique. Le maraboutisme était devenu dans ces conditions une sorte d’ « opium du peuple », pour reprendre une formule devenue célèbre.
De fait, le mouvement islahiste algérien, et Abd el-Hamid Ben Badis à sa tête, s’attacha à combattre avec vigueur le maraboutisme et ses dérives.
Selon l’intellectuel Algérien, « la pensé islahiste s’est traduite surtout dans ce combat contre un mysticisme de Bas-Empire post-almohadien […]. La civilisation musulmane avait perdu son essor depuis longtemps. La pensée mystique musulmane a subi le sort de toutes ses valeurs culturelles, avant d’aboutir avec elle au naufrage où tout s’est englouti, au cours des siècles post-almohadien. Plus que toute autre valeur, elle était exposée à la perte de ses prestiges dans cette dégradation générale »[12].
Pour Malek Bennabi, les dérives de la mystique musulmane étaient l’un des symptômes les plus marquants du déclin du monde arabo-islamique. « Il suffirait de situer la pensée mystique à deux époques, nous dit le penseur Algérien, pour sentir sa chute vertigineuse : l’époque où elle était incarnée par un Hassan El Basri[13] ou un Soufyan Eth-Thouri[14] et l’époque où elle portera une livrée faite de mille pièces pour mobiliser l’austérité du derviche ou du charlatan, aux yeux des foules crédules rêvant d’un paradis à bon marché. Au demeurant la livrée rapiécée sera parfois même sur le dos d’un gai luron comme ce muphti de l’Est européen qu’on voit avec son cafetan symbole de pauvreté, hanter ces hôtels de luxes où descendent les délégations qui viennent à des congrès islamiques, où après toute sa bonne humeur vaut mieux que l’hypocrite bigoterie qui l’entoure.
par Youssef Girard
jeudi 21 juin 2007
Lorsque nous parlons de la perception d’un individu par un autre, cela signifie que nous cherchons à comprendre la relation qu’il y a entre deux sujets d’études. Cette mise en relation nous en dira autant sur la personne décrite ici que le cheikh Abd el-Hamid Ben Badis, que sur celui décrivant cette personne, dans le cadre de cet article de Malek Bennabi.
En effet, celui qui décrit une personne et son action le fait en fonction d’un regard singulier porteur de son identité individuelle propre. Dans le regard de Malek Bennabi sur le cheikh Abd el-Hamid Ben Badis, nous apprenons autant de choses sur le penseur Algérien et sa pensée que sur le président-fondateur de la l’Association des Oulémas et chef de file du mouvement réformateur algérien.
Avant de rentrer dans le vif du sujet, il est important de noter que les deux personnages, étudiés ici, sont deux des plus grandes figures de l’Islam de l’Algérie contemporaine. Le cheikh Abde el-Hamid Ben Badis est la grande figure du mouvement réformateur en Algérie.
Il représente, à l’instar du cheikh Mohmmed Abduh en Egypte, le ‘alim de formation classique s’engageant pour la promotion d’une réforme culturelle et religieuse. Malek Bennabi, quant à lui, est la figure même de l’intellectuel musulman connaissant à la fois les références culturelles arabo-islamiques et la culture occidentale.
Cette double culture permit à l’intellectuel Algérien de développer une pensé singulière à la fois proche de celle du mouvement réformateur algérien mais en même temps critique vis-à-vis de celui-ci.
Malek Bennabi était conscient qu’il était difficile pour lui de porter un regard détaché, « neutre », sur l’action d’un homme qu’il avait admiré et qui fut son contemporain. Il reconnaissait qu’il lui manquait le recul du temps pour porter un regard global sur la pensée et l’œuvre du cheikh Abd el-Hamid Ben Badis.
Selon le penseur Algérien, « parler de Ben Badis alors que l’écho de sa voix vibre encore à nos oreilles, alors que sa figure n’a pas encore pris cette mobilité éternelle qui permet à l’historien de lire ses traits définitifs, est une tâche quelque peu malaisée pour un homme de cette génération. Il faudrait plus de recul. Ben Badis est encore trop près de nous. Son nom nous impose d’abord une image familière de l’homme que nous connaissons. Nous le voyons marcher de son pas menu par les ruelles du vieux Constantine, saluant ce groupe, s’arrêtant à celui-ce pour demander des nouvelles d’un absent ou d’un malade »[1].
Dans les écrits de Malek Bennabi se rapportant au cheikh Abd el-Hamid Ben Badis, la question, pour l’auteur de « vocation de l’Islam », n’était pas tant de présenter celui-ci dans les détails de son existence que de tirer de la figure du cheikh ce qui pouvait servir à l’édification culturelle, religieuse et même idéologique de ses contemporains.
Cette question était posée par le penseur Algérien dans les premières lignes du premier article qu’il consacra à Abd el-Hamid Ben Badis en 1953 : « comment dégager une figure de Ben Badis qui soit valable pour ses compatriotes qui l’ont connu et pour le postérité ? »[2]. « C’est pourquoi, selon Malek Bennabi, Ben Badis ne doit pas, comme une figure du passé, être relégué dans une galerie rétrospective. Sa présence salvatrice parmi nous doit être comme elle l’était dans le combat islahiste[3]. La présente génération doit reprendre les tâches un peu oubliées avec le même élan créateur de jadis »[4].
Dans cette perspective, Malek Bennabi a étudié la pensée et l’action du fondateur de l’association des Oulémas d’abord dans le but d’inspirer la pensée et l’action de ses contemporains.
Ainsi il affirmait : « ce qui nous intéresse davantage, c’est le sens de sa pensée, de son action dans le cadre social et politique qui se transforme en fonction de cette pensée et cette action »[5]. Pour cela l’intellectuel Algérien voulait « procéder un peu à la manière de A. J. Toynbee en histoire générale, c’est-à-dire, cerner du même trait les causes historiques d’une époque et les effets qu’elles déterminent à travers la pensée et l’action de ses contemporains »[6].
Au milieu des ruines
Malek Bennabi qui fut, selon Anouar Abdel-Malek, « l’un des premiers philosophes sociaux du monde arabe et afro-asiatique de notre temps »[7], mit, dans tous ses écrits sur le cheikh Abd el-Hamid Ben Badis, l’action et la pensée de ce dernier en rapport avec le contexte social qui fut le sien, c’est-à-dire celui de l’Algérie sous domination coloniale. « Ben Badis, écrivait le penseur Algérien, a vécu dans un cadre social et politique qui a fourni assurément toutes les motivations qui l’ont fait agir et penser comme il a agi et pensé. Sa personnalité c’est le prisme à plusieurs facettes qui réfléchit tous les aspects de ce milieu où germent les idées qui vont le transformer »[8].
De fait, dans tous ses écrits de sur Abd el-Hamid Ben Badis, Malek Bennabi ne se contenta pas de faire le portrait du fondateur de l’association des Oulémas mais dressa un véritable « état des lieux » du monde dans lequel évoluait le cheikh de Constantine.
Cet « état des lieux » du monde arabo-islamique en général et de l’Algérie en particulier était sous-tendu par la recherche des causes de l’origine de son asservissement. La décadence, et sa conséquence la colonisation, furent sûrement l’une des origines des réflexions de Malek Bennabi comme de nombreux autres intellectuels arabo-musulmans.
Pour ces hommes de foi et de culture la domination européenne provoqua une véritable « crise occidentale dans la pensée arabo-islamique ». « Pourquoi sommes-nous dominés ? » ; « Qu’est ce qui a provoqué notre chute ? » ; « Où avons-nous failli ? » ; « Comment redresser la situation ? » ; « Comment promouvoir une renaissance politique et culturelle du monde arabo-islamique ? ». Telles étaient les réflexions et les questionnements des intellectuels arabo-musulmans de l’époque[9].
Pour Malek Bennabi, « le monde musulman émerge de l’ère post-Almohade depuis le siècle dernier, sans toutefois retrouver encore son assiette. Comme un cavalier qui a perdu l’étrier et ne parvient pas encore à le reprendre, il cherche son nouvel équilibre. Sa déchéance séculaire, qui l’avait condamné à l’inertie, à l’apathie, à l’impuissance, à la colonisabilité, a conversé néanmoins ses valeurs plus ou moins fossilisées »[10].
L’efficacité de l’idée islamique, écrivait le penseur Algérien, « ira diminuant tout au long de l’ère post-almohadienne, jusqu’au moment où sonnera l’heure du colonialisme dans le monde. Le contact brutal avec la civilisation nouvelle a lieu pour la conscience musulmane dans les pires conditions »[11].
Selon Malek Bennabi, la crise du monde arabo-islamique en général et de l’Algérie en particulier devait être comprise à deux niveaux différents : premièrement, les causes internes de la décadence qui avaient permis la domination par l’impérialisme Occidental et la colonisation ; deuxièmement, l’action propre de la colonisation et de l’impérialisme.
L’une des causes de la décadence interne du monde arabo-islamique, sur laquelle Malek Bennabi insiste particulièrement dans ses écrits sur Abd el-Hamid Ben Badis, était le mysticisme, le maraboutisme, qui avait envahi toute la société maghrébine, maintenue dans un véritable état léthargique depuis le fin de l’ère almohadienne.
Malek Bennabi ne condamnait pas la mystique en tant que telle mais les dérives qui l’avaient transformée en un élixir permettant aux sociétés musulmanes de ne pas affronter les réalités de leur propre défaillance en se réfugiant dans un monde uniquement métaphysique. Le maraboutisme était devenu dans ces conditions une sorte d’ « opium du peuple », pour reprendre une formule devenue célèbre.
De fait, le mouvement islahiste algérien, et Abd el-Hamid Ben Badis à sa tête, s’attacha à combattre avec vigueur le maraboutisme et ses dérives.
Selon l’intellectuel Algérien, « la pensé islahiste s’est traduite surtout dans ce combat contre un mysticisme de Bas-Empire post-almohadien […]. La civilisation musulmane avait perdu son essor depuis longtemps. La pensée mystique musulmane a subi le sort de toutes ses valeurs culturelles, avant d’aboutir avec elle au naufrage où tout s’est englouti, au cours des siècles post-almohadien. Plus que toute autre valeur, elle était exposée à la perte de ses prestiges dans cette dégradation générale »[12].
Pour Malek Bennabi, les dérives de la mystique musulmane étaient l’un des symptômes les plus marquants du déclin du monde arabo-islamique. « Il suffirait de situer la pensée mystique à deux époques, nous dit le penseur Algérien, pour sentir sa chute vertigineuse : l’époque où elle était incarnée par un Hassan El Basri[13] ou un Soufyan Eth-Thouri[14] et l’époque où elle portera une livrée faite de mille pièces pour mobiliser l’austérité du derviche ou du charlatan, aux yeux des foules crédules rêvant d’un paradis à bon marché. Au demeurant la livrée rapiécée sera parfois même sur le dos d’un gai luron comme ce muphti de l’Est européen qu’on voit avec son cafetan symbole de pauvreté, hanter ces hôtels de luxes où descendent les délégations qui viennent à des congrès islamiques, où après toute sa bonne humeur vaut mieux que l’hypocrite bigoterie qui l’entoure.
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