Le « vent de révolution » qui souffle de l’est ces temps-ci nous pousse à revenir sur les racines historiques des mouvements de contestation populaire, au Maroc et ailleurs .
La contestation politique et sociale, même sous une forme violente, est inhérente à tous les systèmes de gouvernement. Bien sûr, le Maroc ne fait pas exception. Il n’a pas non plus attendu les théories marxistes pour vivre ses propres bouleversements, imprégnés de revendications sociales et politiques, parfois pacifiques mais qui, à cause de la répression, basculent souvent dans la violence. Encore faut-il s’entendre sur les termes : qu’est-ce qu’une révolution ? A partir de quel moment une révolte devient-elle révolution ? Qu’est-ce qui distingue l’émeute de la révolte ?
On parle souvent de révolution culturelle, de révolution industrielle, ou encore de révolution technologique. Il reste que, étymologiquement, le terme « révolution » évoque un renversement de l’ordre des choses, un bouleversement annonciateur d’une ère nouvelle. La révolution serait ainsi un moment plus ou moins long marquant un point de rupture dans l’Histoire. Aux niveaux politique et social, la définition serait néanmoins incomplète si on n’y ajoutait pas les facteurs humain et idéologique : une révolution draine les foules, mobilise des slogans et repose sur une contestation de l’ordre en place ainsi que sur une utopie mobilisatrice.
Ailleurs et autrefois
Forcément, la notion est intimement liée à « la mère de toutes les révolutions », celle de 1789, que la plupart des historiens choisissent de clore en 1799, avec l’établissement du Consulat de Bonaparte. En dix ans, la France aura connu au moins trois régimes (monarchie constitutionnelle, Convention et Directoire) sans pour autant qu’à chaque changement on parle de révolution. La cause en est simple : le nouvel ordre instauré était à chaque fois précaire et éphémère. Ainsi ne peut-on juger d’une révolution qu’a posteriori, au regard de la profondeur et de la pérennité du changement opéré. La France connaîtra par la suite plusieurs autres révolutions, notamment celle de 1848, qui met un terme à la monarchie de Louis-Philippe et inaugure la Deuxième république, qui débouchera en 1852 sur le Second empire de Louis-Napoléon Bonaparte. Là encore, on comprend qu’une révolution populaire peut aisément être dévoyée et confisquée au profit du pouvoir d’un seul.
De ces quelques lignes, on est déjà en mesure de tirer quelques enseignements : on ne peut parler de révolution que lorsque le peuple en colère, sorti dans les rues, est parvenu à faire tomber un régime ou à en changer la nature. Il n’y a donc pas de révolution sans peuple. Un autre enseignement réside dans la marche à tâtons vers l’inconnu, qui préside à toute révolution : il n’y a pas de révolution sans conflit, et sans contre-révolution. Les Jacobins français ont pris le dessus sur leurs concitoyens vendéens, les Bolcheviks russes ont vaincu les armées blanches fidèles au tsar, les communistes de Mao ont exilé à Taïwan les nationalistes de Tchang Kai Tchek… Enfin, un troisième enseignement réside dans le caractère profondément moderne de la notion de révolution. Selon l’historiographie occidentale, l’ère des révolutions a en effet commencé avec l’indépendance des Provinces-Unies (1579), et se serait poursuivie avec la révolution anglaise (1649) puis l’indépendance des Etats-Unis (1776) et enfin, la révolution française (1789) qui fait entrer les peuples dans l’ère contemporaine des « nations ». L’idée de révolution serait ainsi, même dans son acception marxiste, étroitement liée à celle de sécularisation : le XIXe siècle, celui des révolutions, n’est-il pas l’héritier de la Renaissance européenne, du Grand siècle et des Lumières ?
La contestation par la siba
Mais que dire alors de l’émeute ou de la révolte? Ne seraient-elles que des formes préexistantes et inabouties de révolutions ? Pour l’historien René Gallissot, « l’émeute ne dure qu’un temps, la qualification signale que l’ordre politique et social est rétabli ». Au contraire, dans le terme « révolte » perce une prise de position, un jugement de valeur.
Alors que l’émeute revêt un caractère improvisé et souvent désorganisé, la révolte implique l’existence de revendications : on se révolte contre l’injustice, l’oppression – les révoltes d’esclaves ne peuplent-elles pas l’antiquité ? Qualifier une émeute de révolte, c’est donc, dans une certaine mesure, lui accorder ses lettres de noblesse.
L’histoire marocaine n’est pas avare de révoltes contre le pouvoir en place. Certains historiens et sociologues français, arrivés dans les cartons du protectorat, ne se sont d’ailleurs pas privés d’insister sur l’opposition entre bled siba, territoire des tribus dissidentes, et bled makhzen, constitué des fiefs du sultan et des tribus fidèles. Le phénomène observé est assez simple : le territoire que contrôle effectivement le sultan est à géométrie variable, il est fonction de sa richesse et de la force de son armée. La désobéissance et la révolte des tribus se manifestent régulièrement par des exactions contre les agents du Makhzen, mais aussi par de vraies batailles rangées contre les troupes du sultan.
Pour Henri Terrasse, auteur d’une monumentale (mais idéologiquement marquée) Histoire du Maroc des origines à l’établissement du protectorat (éd. Frontispice, Casablanca, 1949) : « Toute la politique du makhzen était commandée par l’existence d’un bled makhzen et d’un bled siba. Les limites du pays soumis et des terres dissidentes ne changeaient guère, sauf pour quelques mois ou quelques années, dans la zone limitée où une grande harka (campagne militaire du sultan) avait pu agir. Depuis Sidi Mohammed Ben Abdellah (Mohammed III, régnant de 1757 à 1790), la dissidence avouée ou effective avait encore fait des progrès ». Terrasse va plus loin : « Les harkas, nécessaires pour affirmer l’autorité sultanienne sur les provinces lointaines ou aux marges du pays dissident, étaient souvent plus coûteuses qu’efficaces. Les résultats obtenus par la force ne duraient guère. Le déplacement de tout l’appareil militaire chérifien répondait surtout à des raisons de prestige ». Pour autant, toujours selon Terrasse, « le bled siba restait profondément divisé et ne faisait aucune tentative vers l’unité : ses tribus ne rêvaient que d’indépendance dans le morcellement. Quasi intangible, le pays dissident ne constituait pas une menace massive et urgente. Ses progrès eux-mêmes étaient lents : il était par nature une résistance et une négation ; incapable d’organisation et d’unité, il restait hors d’état de déclencher une offensive coordonnée contre le gouvernement central ». Ainsi, pour Henri Terrasse, éminent représentant de l’historiographie coloniale, bled siba était non seulement l’incarnation d’une autorité makhzénienne contestée, mais également un frein à l’apparition d’un Etat moderne.
La thèse d’une siba perpétuelle, déniant au sultan toute autorité, a néanmoins été battue en brèche par les historiens marocains, pour la plupart héritiers du mouvement national. Dans cette deuxième conception de la siba, on préfère insister sur le fait que les dissidents, la plupart du temps, reconnaissaient l’autorité religieuse et la légitimité du sultan. Ce qu’ils contestaient, c’était le niveau des taxes et des impôts imposés par son administration.
Ces historiens opposent ainsi contestation économique ou fiscale et contestation politique ou religieuse, ce faisant ils veulent montrer que la légitimité monarchique n’a jamais été contestée et que le Maroc a toujours été unifié. Deux thèses qui sont loin d’être établies. Dans Monarchie et islam politique au Maroc (éd. Presses de Sciences Po, Paris, 1999), le politologue Mohamed Tozy fait pourtant sienne cette conception de la siba. Il va même plus loin en en faisant un élément régulateur du système : « La reconnaissance d’un espace de dissidence est une des caractéristiques du système makhzénien. Elle nous renseigne sur la capacité du système à entretenir une relative circulation des élites et à atténuer les risques de dégénérescence par la domination, dans l’enceinte du pouvoir, d’une pensée courtisane unique. La dissidence fonctionnerait à ce niveau comme lieu de ressourcement nécessaire au développement d’une pensée critique et au renouvellement de l’élite. Dans ce contexte, elle n’est pas perçue comme un dysfonctionnement. Elle ne constitue pas une menace directe contre le système ; au contraire, elle garantit sa régénération. Le pouvoir comme les dissidents la perçoivent comme une demande d’intégration ».
Nationalisme et révolution
Si, jusqu’au début du XXe siècle, la siba a été le principal mode de contestation, par les tribus, de l’ordre établi, qu’il soit fiscal ou politique, l’établissement des protectorats français et espagnol au Maroc change la donne : la révolte s’exprime désormais contre l’occupation étrangère et développe un corpus idéologique, souvent religieux, parfois progressiste, ou encore les deux. Dans une certaine mesure, la lutte armée de Mohamed Ben Abdelkrim El Khattabi contre les armées espagnoles et françaises a ainsi constitué une révolution: un soulèvement populaire, porté par des aspirations nationalistes et anticoloniales, a en effet été en mesure d’instaurer un régime républicain dans le Rif de 1921 à 1926. La révolution d’Abdelkrim est-elle pour autant l’un des derniers avatars des révoltes tribales, ou est-elle le premier jalon de la marche révolutionnaire qu’a constitué la lutte pour l’indépendance ? La question reste ouverte.
Force est néanmoins de constater que les indépendantistes marocains des années 1940 et 1950 ont largement puisé dans l’héritage de la révolution du Rif. L’émir Abdelkrim a ainsi été érigé en modèle, en précurseur de la lutte révolutionnaire pour l’indépendance. Car celle-ci a bien été une révolution. Elle en a en tout cas toutes les caractéristiques : un mouvement populaire, politique et violent qui parvient à mettre à bas l’ordre du protectorat. Si les autorités coloniales sont, jusqu’à un certain point, grâce à la « pacification », parvenues à mettre un terme à l’existence d’un bled siba, elles n’en ont pas moins été confrontées à une forme nouvelle de contestation, non plus rurale mais urbaine. Cette dernière assertion mérite toutefois d’être nuancée : même s’il s’est accru sous le Protectorat, le phénomène de la révolte urbaine au Maroc n’est pas né avec l’occupation. Un cas fameux, notamment, est rapporté par les historiens, celui de la révolte des tanneurs à Fès en 1873-1874, au début du règne de Hassan Ier. Dans Ville et figures du charisme (éd. Toubkal, Casablanca, 2003), l’historien Abdelahad Sebti précise les caractéristiques de cette révolte : « Focalisation de la violence contre l’homme du fisc ; neutralité bienveillante de la bourgeoisie citadine ; violence du peuple urbain interférant avec la turbulence des ruraux qui participent au soulèvement ». Là encore, la révolte s’apparenterait moins à une contestation de l’ordre politique et religieux qu’à des revendications sociales et économiques renforcées par l’enrichissement visible des agents du Makhzen.
Pour le sociologue Mohamed Guessous, c’est néanmoins le protectorat et la lutte pour l’indépendance qui transforment définitivement la siba, phénomène essentiellement rural, en un phénomène globalement urbain. Quant à René Gallissot, il pointe du doigt la responsabilité des autorités françaises dans l’organisation de la répression des émeutes urbaines : « Au Maroc en particulier, probablement à cause de la concentration prolétaire à Casablanca, le protectorat français avait sciemment préparé la machinerie anti-émeute, ou plutôt la machine à prendre au piège l’émeute qu’on écrase, la manifestation de masse. En décembre 1952, à la suite de l’assassinat du leader syndicaliste Ferhat Hached (…), les syndicalistes marocains ont appelé à la grève générale. Le rassemblement de rues converge vers la Bourse du travail ; celle-ci, encerclée, devient une souricière pour multiplier les brutalités et les arrestations, mais plus encore le mitraillage fait rage dans les rues. C’est ainsi que s’initie le cycle des émeutes de Casablanca, plus exactement le recours à la force armée préparée à la répression dans la rue » (Emeutes et mouvements sociaux au Maghreb, perspectives comparées, éd. Karthala, Paris, 1999).
Révolution makhzénienne
La contestation politique et sociale, même sous une forme violente, est inhérente à tous les systèmes de gouvernement. Bien sûr, le Maroc ne fait pas exception. Il n’a pas non plus attendu les théories marxistes pour vivre ses propres bouleversements, imprégnés de revendications sociales et politiques, parfois pacifiques mais qui, à cause de la répression, basculent souvent dans la violence. Encore faut-il s’entendre sur les termes : qu’est-ce qu’une révolution ? A partir de quel moment une révolte devient-elle révolution ? Qu’est-ce qui distingue l’émeute de la révolte ?
On parle souvent de révolution culturelle, de révolution industrielle, ou encore de révolution technologique. Il reste que, étymologiquement, le terme « révolution » évoque un renversement de l’ordre des choses, un bouleversement annonciateur d’une ère nouvelle. La révolution serait ainsi un moment plus ou moins long marquant un point de rupture dans l’Histoire. Aux niveaux politique et social, la définition serait néanmoins incomplète si on n’y ajoutait pas les facteurs humain et idéologique : une révolution draine les foules, mobilise des slogans et repose sur une contestation de l’ordre en place ainsi que sur une utopie mobilisatrice.
Ailleurs et autrefois
Forcément, la notion est intimement liée à « la mère de toutes les révolutions », celle de 1789, que la plupart des historiens choisissent de clore en 1799, avec l’établissement du Consulat de Bonaparte. En dix ans, la France aura connu au moins trois régimes (monarchie constitutionnelle, Convention et Directoire) sans pour autant qu’à chaque changement on parle de révolution. La cause en est simple : le nouvel ordre instauré était à chaque fois précaire et éphémère. Ainsi ne peut-on juger d’une révolution qu’a posteriori, au regard de la profondeur et de la pérennité du changement opéré. La France connaîtra par la suite plusieurs autres révolutions, notamment celle de 1848, qui met un terme à la monarchie de Louis-Philippe et inaugure la Deuxième république, qui débouchera en 1852 sur le Second empire de Louis-Napoléon Bonaparte. Là encore, on comprend qu’une révolution populaire peut aisément être dévoyée et confisquée au profit du pouvoir d’un seul.
De ces quelques lignes, on est déjà en mesure de tirer quelques enseignements : on ne peut parler de révolution que lorsque le peuple en colère, sorti dans les rues, est parvenu à faire tomber un régime ou à en changer la nature. Il n’y a donc pas de révolution sans peuple. Un autre enseignement réside dans la marche à tâtons vers l’inconnu, qui préside à toute révolution : il n’y a pas de révolution sans conflit, et sans contre-révolution. Les Jacobins français ont pris le dessus sur leurs concitoyens vendéens, les Bolcheviks russes ont vaincu les armées blanches fidèles au tsar, les communistes de Mao ont exilé à Taïwan les nationalistes de Tchang Kai Tchek… Enfin, un troisième enseignement réside dans le caractère profondément moderne de la notion de révolution. Selon l’historiographie occidentale, l’ère des révolutions a en effet commencé avec l’indépendance des Provinces-Unies (1579), et se serait poursuivie avec la révolution anglaise (1649) puis l’indépendance des Etats-Unis (1776) et enfin, la révolution française (1789) qui fait entrer les peuples dans l’ère contemporaine des « nations ». L’idée de révolution serait ainsi, même dans son acception marxiste, étroitement liée à celle de sécularisation : le XIXe siècle, celui des révolutions, n’est-il pas l’héritier de la Renaissance européenne, du Grand siècle et des Lumières ?
La contestation par la siba
Mais que dire alors de l’émeute ou de la révolte? Ne seraient-elles que des formes préexistantes et inabouties de révolutions ? Pour l’historien René Gallissot, « l’émeute ne dure qu’un temps, la qualification signale que l’ordre politique et social est rétabli ». Au contraire, dans le terme « révolte » perce une prise de position, un jugement de valeur.
Alors que l’émeute revêt un caractère improvisé et souvent désorganisé, la révolte implique l’existence de revendications : on se révolte contre l’injustice, l’oppression – les révoltes d’esclaves ne peuplent-elles pas l’antiquité ? Qualifier une émeute de révolte, c’est donc, dans une certaine mesure, lui accorder ses lettres de noblesse.
L’histoire marocaine n’est pas avare de révoltes contre le pouvoir en place. Certains historiens et sociologues français, arrivés dans les cartons du protectorat, ne se sont d’ailleurs pas privés d’insister sur l’opposition entre bled siba, territoire des tribus dissidentes, et bled makhzen, constitué des fiefs du sultan et des tribus fidèles. Le phénomène observé est assez simple : le territoire que contrôle effectivement le sultan est à géométrie variable, il est fonction de sa richesse et de la force de son armée. La désobéissance et la révolte des tribus se manifestent régulièrement par des exactions contre les agents du Makhzen, mais aussi par de vraies batailles rangées contre les troupes du sultan.
Pour Henri Terrasse, auteur d’une monumentale (mais idéologiquement marquée) Histoire du Maroc des origines à l’établissement du protectorat (éd. Frontispice, Casablanca, 1949) : « Toute la politique du makhzen était commandée par l’existence d’un bled makhzen et d’un bled siba. Les limites du pays soumis et des terres dissidentes ne changeaient guère, sauf pour quelques mois ou quelques années, dans la zone limitée où une grande harka (campagne militaire du sultan) avait pu agir. Depuis Sidi Mohammed Ben Abdellah (Mohammed III, régnant de 1757 à 1790), la dissidence avouée ou effective avait encore fait des progrès ». Terrasse va plus loin : « Les harkas, nécessaires pour affirmer l’autorité sultanienne sur les provinces lointaines ou aux marges du pays dissident, étaient souvent plus coûteuses qu’efficaces. Les résultats obtenus par la force ne duraient guère. Le déplacement de tout l’appareil militaire chérifien répondait surtout à des raisons de prestige ». Pour autant, toujours selon Terrasse, « le bled siba restait profondément divisé et ne faisait aucune tentative vers l’unité : ses tribus ne rêvaient que d’indépendance dans le morcellement. Quasi intangible, le pays dissident ne constituait pas une menace massive et urgente. Ses progrès eux-mêmes étaient lents : il était par nature une résistance et une négation ; incapable d’organisation et d’unité, il restait hors d’état de déclencher une offensive coordonnée contre le gouvernement central ». Ainsi, pour Henri Terrasse, éminent représentant de l’historiographie coloniale, bled siba était non seulement l’incarnation d’une autorité makhzénienne contestée, mais également un frein à l’apparition d’un Etat moderne.
La thèse d’une siba perpétuelle, déniant au sultan toute autorité, a néanmoins été battue en brèche par les historiens marocains, pour la plupart héritiers du mouvement national. Dans cette deuxième conception de la siba, on préfère insister sur le fait que les dissidents, la plupart du temps, reconnaissaient l’autorité religieuse et la légitimité du sultan. Ce qu’ils contestaient, c’était le niveau des taxes et des impôts imposés par son administration.
Ces historiens opposent ainsi contestation économique ou fiscale et contestation politique ou religieuse, ce faisant ils veulent montrer que la légitimité monarchique n’a jamais été contestée et que le Maroc a toujours été unifié. Deux thèses qui sont loin d’être établies. Dans Monarchie et islam politique au Maroc (éd. Presses de Sciences Po, Paris, 1999), le politologue Mohamed Tozy fait pourtant sienne cette conception de la siba. Il va même plus loin en en faisant un élément régulateur du système : « La reconnaissance d’un espace de dissidence est une des caractéristiques du système makhzénien. Elle nous renseigne sur la capacité du système à entretenir une relative circulation des élites et à atténuer les risques de dégénérescence par la domination, dans l’enceinte du pouvoir, d’une pensée courtisane unique. La dissidence fonctionnerait à ce niveau comme lieu de ressourcement nécessaire au développement d’une pensée critique et au renouvellement de l’élite. Dans ce contexte, elle n’est pas perçue comme un dysfonctionnement. Elle ne constitue pas une menace directe contre le système ; au contraire, elle garantit sa régénération. Le pouvoir comme les dissidents la perçoivent comme une demande d’intégration ».
Nationalisme et révolution
Si, jusqu’au début du XXe siècle, la siba a été le principal mode de contestation, par les tribus, de l’ordre établi, qu’il soit fiscal ou politique, l’établissement des protectorats français et espagnol au Maroc change la donne : la révolte s’exprime désormais contre l’occupation étrangère et développe un corpus idéologique, souvent religieux, parfois progressiste, ou encore les deux. Dans une certaine mesure, la lutte armée de Mohamed Ben Abdelkrim El Khattabi contre les armées espagnoles et françaises a ainsi constitué une révolution: un soulèvement populaire, porté par des aspirations nationalistes et anticoloniales, a en effet été en mesure d’instaurer un régime républicain dans le Rif de 1921 à 1926. La révolution d’Abdelkrim est-elle pour autant l’un des derniers avatars des révoltes tribales, ou est-elle le premier jalon de la marche révolutionnaire qu’a constitué la lutte pour l’indépendance ? La question reste ouverte.
Force est néanmoins de constater que les indépendantistes marocains des années 1940 et 1950 ont largement puisé dans l’héritage de la révolution du Rif. L’émir Abdelkrim a ainsi été érigé en modèle, en précurseur de la lutte révolutionnaire pour l’indépendance. Car celle-ci a bien été une révolution. Elle en a en tout cas toutes les caractéristiques : un mouvement populaire, politique et violent qui parvient à mettre à bas l’ordre du protectorat. Si les autorités coloniales sont, jusqu’à un certain point, grâce à la « pacification », parvenues à mettre un terme à l’existence d’un bled siba, elles n’en ont pas moins été confrontées à une forme nouvelle de contestation, non plus rurale mais urbaine. Cette dernière assertion mérite toutefois d’être nuancée : même s’il s’est accru sous le Protectorat, le phénomène de la révolte urbaine au Maroc n’est pas né avec l’occupation. Un cas fameux, notamment, est rapporté par les historiens, celui de la révolte des tanneurs à Fès en 1873-1874, au début du règne de Hassan Ier. Dans Ville et figures du charisme (éd. Toubkal, Casablanca, 2003), l’historien Abdelahad Sebti précise les caractéristiques de cette révolte : « Focalisation de la violence contre l’homme du fisc ; neutralité bienveillante de la bourgeoisie citadine ; violence du peuple urbain interférant avec la turbulence des ruraux qui participent au soulèvement ». Là encore, la révolte s’apparenterait moins à une contestation de l’ordre politique et religieux qu’à des revendications sociales et économiques renforcées par l’enrichissement visible des agents du Makhzen.
Pour le sociologue Mohamed Guessous, c’est néanmoins le protectorat et la lutte pour l’indépendance qui transforment définitivement la siba, phénomène essentiellement rural, en un phénomène globalement urbain. Quant à René Gallissot, il pointe du doigt la responsabilité des autorités françaises dans l’organisation de la répression des émeutes urbaines : « Au Maroc en particulier, probablement à cause de la concentration prolétaire à Casablanca, le protectorat français avait sciemment préparé la machinerie anti-émeute, ou plutôt la machine à prendre au piège l’émeute qu’on écrase, la manifestation de masse. En décembre 1952, à la suite de l’assassinat du leader syndicaliste Ferhat Hached (…), les syndicalistes marocains ont appelé à la grève générale. Le rassemblement de rues converge vers la Bourse du travail ; celle-ci, encerclée, devient une souricière pour multiplier les brutalités et les arrestations, mais plus encore le mitraillage fait rage dans les rues. C’est ainsi que s’initie le cycle des émeutes de Casablanca, plus exactement le recours à la force armée préparée à la répression dans la rue » (Emeutes et mouvements sociaux au Maghreb, perspectives comparées, éd. Karthala, Paris, 1999).
Révolution makhzénienne
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