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Etienne de la Boétie, la tyrannie et nous

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  • Etienne de la Boétie, la tyrannie et nous

    Vous vous rappelez : « Parce que c’était lui, parce que c’était moi… » (Montaigne, Essais, I, 28 — « De l’amitié »)

    Comme je suis un grand paresseux, j’ai passé l’été à travailler mes cours de l’année à venir. En particulier, sur le programme imposé en classes prépas scientifiques — renouvelé chaque année. À savoir, le Discours de la servitude volontaire, les Lettres persanes et la Maison de poupée, trois œuvres majeures rassemblées sous l’intitulé « Servitude et soumission ».

    On sait que l’Inspection générale, à qui le ministre ne laisse presque plus rien à faire depuis que tout se décide à la DGESCO où l’inépuisable et irremplaçable Florence Robine joue le rôle effacé de vrai ministre pendant que l’autre papillonne devant les écrans télé, a un strict devoir de réserve. Ce qu’elle a à dire, elle l’exprime par la bande — en l’occurrence par les programmes, étant entendu que ce que l’on fait en classes préparatoires — tous des enfants de bourgeois — n’intéresse guère un ministère qui se penche avec sollicitude sur l’art et la manière d’abrutir le plus grand nombre possible d’élèves dans le minimum de temps.
    Trois œuvres sur la tyrannie. Montesquieu s’intéresse autant à l’exercice du pouvoir par ce « vieux » roi de France qu’était Louis XIV en 1714 qu’à la domination d’un sultan sur son harem : c’est le thème à proprement parler romanesque qui court dans les Lettres persanes, et qui explose dans les dernières pages en une splendide révolte des courtisanes contre leur seigneur et maître — serait-il possible que des femmes en pays d’islam ne se sentent pas libres ? J’en ai parlé par ailleurs. Ibsen met en scène la révolte d’une femme contre la tyrannie de son mari — ah bon, le modèle scandinave tant vanté ne serait finalement pas si libéral que cela ? Quant à La Boétie, il a rédigé à 18 ans (j’ai commencé par là : vous voyez, les p’tits, ce qu’écrivait un garçon de votre âge il y a cinq siècles, et maintenant réfléchissez à la façon dont le niveau monte sans cesse) l’une des études les plus exemplaires sur les mécanismes de la dénaturation de l’homme par la tyrannie. Les Protestants, premiers éditeurs de l’œuvre après la mort précoce de l’auteur, l’avaient re-titrée « le Contre Un », et en avaient fait un brûlot anti-monarchique.

    C’était sans doute forcer un peu le sens, mais l’époque s’y prêtait : le juriste préféré de La Boétie, Anne de Bourg, celui qui lui a enseigné le Droit, avait eu le tort d’adhérer à la Réforme et a été condamné au bûcher en 1559 — par égard pour sa condition d’universitaire, on a bien voulu l’étrangler avant de le passer au feu.

    Anne_de_Bourg

    Etienne Dolet, treize ans au auparavant, n’avait pas eu cette chance.

    « C’est le peuple qui s’asservit, qui se coupe la gorge, qui ayant le choix ou d’être serf ou d’être libre, quitte la franchise et prend le joug, qui consent à son mal ou plutôt le pourchasse », écrit le jeune philosophe. D’où la nécessité de lui expliquer quel est son « droit naturel » : la Nature (Deus sive Natura, dira Spinoza un siècle plus tard — Dieu est le grand absent du Discours de La Boétie : comme dira Laplace expliquant l’histoire du monde à Napoléon, « je n’ai pas eu besoin de cette hypothèse ») nous a fait libres, et nous choisissons l’esclavage (serf, en 1550, ça a un sens précis). « C’est mon choix » diraient certaines — et c’est là que La Boétie démonte patiemment les mécanismes par lesquels la tyrannie de quelques-uns (car le tyran s’appuie sur une cohorte de suiveurs et de clients) s’impose au plus grand nombre et les dépossède de leur liberté native, si bien qu’« il semble maintenant que l’amour même de la liberté ne soit pas si naturelle ».
    Comment s’en sortir ? En cultivant cette « semence de raison » que la Nature a mise en nous — à condition qu’une éducation adéquate nous permette de la faire fructifier. Les Lumières (il y a chez La Boétie, avec deux siècles d’avance, un fort sentiment de la force de la Raison et du nécessaire Contrat social — Rousseau sans trop le dire lui piquera nombre d’idées) sont l’ennemi de la tyrannie, qui le sait si bien qu’elle fait de son mieux pour les éteindre : La Boétie, qui connaît ses classiques, sait comment panem, circenses, TF1 et les nouveaux programmes du collège aident à la pérennisation de la Tyrannie.

    Eh non, je ne sollicite pas le texte ! Ecoutez plutôt la façon dont les discours, à deux siècles et demi de distance, se répondent :
    La Boétie, 1548 : « Il est incroyable de voir comme le peuple, dès qu’il est assujetti, tombe soudain dans un si profond oubli de sa liberté qu’il lui est impossible de se réveiller pour la reconquérir : il sert si bien, et si volontiers, qu’on dirait à le voir qu’il n’a pas seulement perdu sa liberté mais bien gagné sa servitude. Il est vrai qu’au commencement on sert contraint et vaincu par la force ; mais les successeurs servent sans regret et font volontiers ce que leurs devanciers avaient fait par contrainte. Les hommes nés sous le joug, puis nourris et élevés dans la servitude, sans regarder plus avant, se contentent de vivre comme ils sont nés et ne pensent point avoir d’autres biens ni d’autres droits que ceux qu’ils ont trouvés ; ils prennent pour leur état de nature l’état de leur naissance. »
    Laclos, 1784 : « Ô ! femmes, approchez et venez m’entendre. Que votre curiosité, dirigée une fois sur des objets utiles, contemple les avantages que vous avait donnés la nature et que la société vous a ravis. Venez apprendre comment, nées compagnes de l’homme, vous êtes devenues son esclave ; comment, tombées dans cet état abject, vous êtes parvenues à vous y plaire, à le regarder comme votre état naturel ; comment enfin, dégradées de plus en plus par votre longue habitude de l’esclavage, vous en avez préféré les vices avilissants, mais commodes, aux vertus plus pénibles d’un être libre et respectable. Si ce tableau fidèlement tracé vous laisse de sang froid, si vous pouvez le considérer sans émotion, retournez à vos occupations futiles. Le mal est sans remède, les vices se sont changés en mœurs. Mais si au récit de vos malheurs et de vos pertes, vous rougissez de honte et de colère, si des larmes d’indignation s’échappent de vos yeux, si vous brûlez du noble désir de ressaisir vos avantages, de rentrer dans la plénitude de votre être, ne vous laissez plus abuser par de trompeuses promesses, n’attendez point les secours des hommes auteurs de vos maux : ils n’ont ni la volonté, ni la puissance de les finir, et comment pourraient-ils vouloir former des femmes devant lesquelles ils seraient forcés de rougir ; apprenez qu’on ne sort de l’esclavage ; que par une grande révolution. »

    Laclos traitait « de l’éducation des femmes ». Et La Boétie ne dit pas autre chose. Filant la métaphore des « semences » de raison, il explique : « Les semences de bien que la nature met en nous sont si menues et glissantes qu’elles ne peuvent endurer le moindre heurt de la nourriture contraire ; elles ne s’entretiennent pas si aisément comme elles s’abâtardissent, se fondent et viennent à rien : ni plus ni moins que les arbres fruitiers, qui ont bien tous quelque naturel à part, lequel ils gardent bien si on les laisse venir, mais ils le laissent aussitôt pour porter d’autres fruits étrangers et non les leurs, selon qu’on les ente ».
    Montaigne, qui fera des Essais le grand livre du deuil qu’il portera toute sa vie de la mort de son ami, a parfaitement compris que « l’institution des enfants » (ce joli mot qui renvoie au « tuteur » des arbres, un mot qui a donné « instituteur », celui qui vous fait tenir droit, et qu’une bande de fonctionnaires au service de la tyrannie d’aujourd’hui entend remplacer par « professeur des écoles », si seyant) est le noyau dur de la liberté ou de l’esclavage.

    Je ne vais pas vous dévoiler tout le Discours — allez, ça fait 40 pages et si vous ne voulez pas vous offrir l’édition Garnier-Flammarion, augmentée d’une Préface d’une grande qualité, vous le trouverez ici. Mais je flaire dans le choix d’un tel sujet, en ces temps de fascisme rose et de Pensée unique, une critique suave de ce qui se passe en France et ailleurs.
    Il n’y a pas qu’aux prépas que sont proposés des textes qui parlent à notre actualité. À l’agrégation d’espagnol cette année, un universitaire qui pense probablement mal a mis la Señorita mal criada (1791), de Tomás de Iriarte (1750-1791 — les Lumières version espagnole), dans laquelle on trouve ce passage significatif :

    texte_espagnol

    Bien sûr, je n’ai pas besoin de traduire, mais je le fais quand même : « Je souhaiterais que vous preniez en aversion ce système tyrannique qui, selon la manière musulmane, ne considère les femmes depuis leur naissance que pour être les esclaves imbéciles de l’homme, les privant ainsi et à jamais de l’usage de leurs facultés. » (1) Parallèlement aux discours si politiquement corrects de tous ceux qui croient qu’un voile est un vêtement comme un autre, ça fait du bien de constater que les hommes des Lumières, il y a plus de deux siècles, avaient résolu les problèmes que l’on remet aujourd’hui sur le tapis de prière.

    Jean-Paul Brighelli
    The truth is incontrovertible, malice may attack it, ignorance may deride it, but in the end; there it is.” Winston Churchill
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