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Joseph Stiglitz : "la guerre en Irak n'est pas étrangère à la crise économique actuelle"

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  • Joseph Stiglitz : "la guerre en Irak n'est pas étrangère à la crise économique actuelle"

    De passage à Paris pour présenter son dernier livre, "Une guerre à 3000 milliards de dollars", le prix Nobel d'économie Joseph Stiglitz nous a accordé une interview. De la campagne présidentielle américaine, à la crise des subprimes, il en a profité pour nous livrer ses impressions quant à la mission que lui a confié Nicolas Sarkozy, non sans humour.
    Joseph Stiglitz, 64 ans, a reçu le prix Nobel d’économie en 2001 pour ses travaux sur l’influence de la distribution inégale des informations sur le comportement des marchés financiers. Il a acquis une grande notoriété à la suite de ses violentes critiques contre le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale, qu’il avait décidé de quitter fin 1999 alors qu’il y était économiste en chef. Stiglitz fut aussi chef des conseillers économiques de Bill Clinton à la Maison-Blanche. Il vient de publier Une guerre à 3000 milliards de dollars chez Fayard.

    A l'origine de ce livre, il y a un article, publié en janvier 2006. Qu'est-ce qui vous a décidé à en faire un livre ?
    D'abord parce que la guerre a continué depuis ! Quand on a eu fini cet article, on s'est rendu compte qu'il restait bien des aspects que nous n'avions pas eu le temps de traiter, comme les conséquences de cette guerre au niveau mondial ou la façon dont l'administration Bush traitait nos troupes. Nous voulions publier ce livre à l'occasion d'une date décisive : les 5 ans de cette guerre. Décisive car elle est devenue la guerre la plus longue de notre histoire, plus longue que la guerre du Vietnam. L'Amérique a fait l'erreur au Vietnam d'attendre trop longtemps pour se retirer, des milliers de vies ont été perdues pour rien. Allons-nous reproduire nos erreurs ? La date des prochaines élections n'est bien sûr pas étrangère à notre travail. Le but est bien de parvenir à un changement profond de la politique notre pays.

    3000 milliards de dollars, c'est le coût de la guerre en Irak, d'après vos estimations. Ce chiffre a créé la polémique dans votre pays, le maintenez-vous ?
    Oui, bien que nos calculs reposent sur des hypothèses très prudentes ! Le véritable coût est vraisemblablement supérieur encore. Certes, le Congressional Budget Office obtient un montant qui paraît bien inférieur, mais c'est parce qu'ils ne prennent en compte que les dix ans à venir, alors que nous avons chiffré le coût des quarante prochaines années. Je suis confiant. Je sais qu'on a vraiment été prudent, et que notre chiffrage est rigoureux.

    John Mc Cain, le candidat du parti républicain, a dit récemment que, s'il le fallait, l'Amérique pourrait rester un siècle en Irak. Qu'en pensez-vous ?
    Il a un peu modifié son discours ces derniers temps... Il dit maintenant que nous devrons retirer la plupart de nos troupes d'ici 2013. Mais ce serait un véritable désastre si nous restions aussi longtemps là-bas ! Cela coûte déjà quatre milliards par mois. Et la somme ne cesse d'augmenter chaque année. Or il y a déjà tellement de besoins que nous ne parvenons pas à satisfaire : les moyens de lutter contre le réchauffement climatique, la santé, l'éducation... Et puis John Mc Cain ne veut pas admettre que notre armée a causé des destructions qu'il est quasi impossible de faire oublier à la population irakienne. On ne peut pas oublier Guantanamo, la prison d'Abu Graib... Nous ne sommes pas vus comme des libérateurs, mais comme des occupants qui pratiquent la torture et qui ont dévasté le pays. Certes, pour moi tout cela ne reflète pas les valeurs américaines. Mais malheureusement, le mal est fait. Nous ne pouvons évidemment pas rendre la vie à ceux qui ont été tués. Quant aux dégâts infligés à l'économie irakienne, nous avons si peu fait depuis cinq ans, qu'il n'y a pas de raison de croire que nous ferons de gros progrès dans les deux ans qui viennent. Nous n'avons même pas été capables de dépenser efficacement les crédits pour la reconstruction de l'Irak, ni d'améliorer les conditions de vie du citoyen moyen, bien que nous ayons dépensé trois fois plus par Irakien que par Européen au temps du plan Marshall...

    Vous dites que les Etats-Unis n'ont pas déclaré la guerre pour mettre la main sur le pétrole irakien. Pourquoi ?
    Les guerres du XXIe siècle sont différentes des guerres du XIXe siècle. Au dix-neuvième siècle, si vous gagniez la guerre, vous possédiez le pays ennemi et toutes ses ressources. Plus tard, avec la notion juridique de souveraineté, la convention de la Haye, les Nations Unies etc., on a tenté de faire la guerre d'une manière qui se voulait "plus civilisée". Si bien qu'aujourd'hui, quand un pays en occupe un autre, il ne peut pas simplement s'emparer des ressources à son seul profit. Pour ceux qui en douteraient, il suffit de dire que, si nous avons fait la guerre pour nous assurer un pétrole bon marché, nous avons lamentablement échoué. Oui les compagnies pétrolières sont les rares bénéficiaires de cette guerre. Mais l'économie américaine dans son ensemble a, elle, payé le prix fort.

    Justement, la guerre d'Irak n'a-t-elle pas à voir avec la crise économique actuelle ?
    Absolument. D'abord l'argent que l'Etat dépense en Irak ne stimule pas l'économie comme le feraient les mêmes sommes dépensées sur le territoire national. Ensuite la guerre a contribué à la hausse des prix du pétrole. Or si nous avions gardé la somme – estimée au minimum à 25 milliards de dollars – que nous avons envoyée chaque année à l'Arabie Saoudite et aux autres exportateurs de pétrole, et si nous l'avions dépensée en achats de produits américains, le P.I.B. des Etats-Unis aurait été plus élevé. Enfin, dernière chose : au moment du premier choc pétrolier, dans les années soixante-dix, le pays a basculé dans la récession, avec son cortège de problèmes. Cette fois-ci, on a crû y échapper parce que la Réserve fédérale a cherché à contrebalancer les effets négatifs de la guerre : elle a maintenu les taux d'intérêt à un niveau très bas. Elle a encouragé une consommation financée par l'emprunt. Notre pays a vécu sur de l'argent emprunté et sur du temps emprunté. Jusqu'à la crise des subprimes. Nous n'avons pas encore payé les coûts financiers complets de la guerre : nous allons les payer dans les années qui viennent...

    Le 8 janvier dernier, le président français, Nicolas Sarkozy, vous a chargé, avec un autre Prix Nobel d’économie Amartya Sen, de mener une mission dont l'objectif est de donner une nouvelle définition de la croissance. Où en êtes-vous ?
    Notre objet n'est pas de promouvoir la croissance. Mais de redéfinir la mesure de la croissance. Et ce n'est pas pinailler que de le préciser. Car ce que vous mesurez affecte ce que vous faites. Si vous ne mesurez pas l'impact sur l'environnement, vous ne vous souciez pas de l'environnement. Si vous ne mesurez pas la qualité de vie, vous ne vous souciez pas de la qualité de vie. Il est capital de comprendre en quoi nos mesures sont inadéquates. Prenons un exemple : beaucoup de gens croient que l'économie américaine est plus performante que les autres parce que le P.I.B. est plus élevé, et que c'est pour ça qu'il faut imiter l'économie américaine. Alors qu'en fait, la plupart des américains vivent moins bien qu''ils ne vivaient en 1999. Toutes les augmentations de revenus n'ont concerné que la frange la plus haute de l'échelle sociale. Les pauvres ne sont pas seulement devenus plus pauvres, les classes moyennes aussi. C'est là le parfait exemple d'une mauvaise stratégie politique qui se sert du mauvais instrument de mesure.

    Pourtant, n'est-ce pas la façon dont le gouvernement français mesure aujourd'hui encore le progrès ? Ne ressentez-vous pas quelques contradictions entre vos idées et celles du président français ?
    En tant qu'économiste, j'ai beaucoup d'idées différentes. Et en tant qu'homme politique, le président Sarkozy semble avoir lui-même beaucoup d'idées différentes ! (sourire) Inévitablement, il y aura des points sur lesquels nous pourrons tomber d'accord et d'autres où ce ne sera pas possible.

    Justement, lesquels ?
    Je ne connaîs pas tous les aspects de la politique française. Mais par exemple, le président semble penser que nous avons besoin d'une nouvelle définition de la mesure des performances économiques. Que nous soyons ou pas d'accord sur cette nouvelle mesure, c'est une autre question. L'important est qu'il nous garantit une indépendance complète. Il se dit très préoccupé par le changement climatique. Je le suis aussi. Maintenant, je sais que je suis clairement plus préoccupé que lui par le fait de garantir une protection sociale à mes concitoyens. Lui semble penser que le problème majeur est plutôt le taux d'imposition trop élevé. Je pense au contraire que plus d'impôts signifie plus d'investissements dans l'éducation, la santé etc. et donc une meilleure qualité de vie. Je crois au rôle de l'Etat. Aux Etats-Unis, nous avons pu voir combien le secteur privé était imparfait ! Je crois que votre président pense aussi que l'Etat doit jouer un rôle important. Vous savez, il n'est pas comme ces conservateurs américains, pour qui moins il y a d'Etat, mieux c'est...

    Telerama, 2008
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