Par Alexander Main, Dan Beeton | 26 octobre 2015
Au début de l’été 2015, le monde avait les yeux rivés sur le combat héroïque de la Grèce contre un diktat néolibéral désastreux. On a pu voir comment les autorités financières de la zone euro ont infligé au peuple grec une douloureuse correction publique avec un zèle sadique.
Lorsque le gouvernement de gauche de la Grèce décida d’organiser un référendum national sur le programme d’austérité imposé par la zone euro et le Fonds monétaire international (FMI), la Banque centrale européenne (BCE) se livra à des représailles en restreignant les liquidités des banques grecques. Ce qui provoqua une fermeture prolongée de ces établissements financiers et plongea la Grèce dans une récession encore plus grave.
Malgré le vote massif du peuple grec contre l’austérité, l’Allemagne et le cartel des créanciers européens ont pu bafouer la démocratie et obtenir exactement ce qu’ils voulaient : la complète soumission à leur programme néolibéral.
Au cours des quinze dernières années, un combat similaire contre le néolibéralisme a été livré dans tout le continent américain et, pour l’essentiel, sans la moindre information du public. Au début, Washington tenta de réprimer toute contestation en recourant à des méthodes encore plus féroces que celles utilisées contre la Grèce, mais le mouvement de résistance de l’Amérique latine contre l’agenda néolibéral a été largement couronné de succès. C’est un récit épique qui voit progressivement le jour grâce à l’exploration continue de l’énorme masse de câbles diplomatiques américains rendus publics par WikiLeaks.
Le néolibéralisme était très solidement implanté en Amérique latine bien longtemps avant que les autorités allemandes et celles de la zone euro ne commencent à imposer par la force des ajustements structurels à la Grèce et aux autres pays périphériques endettés. En recourant à la contrainte (les conditionnalités attachées aux prêts du FMI) et à l’endoctrinement (en formant les Chicago boys de la région), les Etats-Unis ont réussi, dès le milieu des années 1980, à répandre l’évangile de l’austérité fiscale, de la déréglementation, du prétendu « libre-échange », de la privatisation et de la réduction draconienne du secteur public à l’échelle de tout le continent.
Le résultat fut étonnamment semblable à ce que l’on a pu voir en Grèce : croissance stagnante (pratiquement aucune augmentation du revenu par tête d’habitant durant les deux décennies 1980-2000), pauvreté croissante, baisse du niveau de vie pour des millions de foyers, et pléthore de nouvelles opportunités pour les investisseurs et les grandes entreprises internationales avec, à la clé, des profits rapides.
A la fin des années 1980, la région commença à se rebeller et à se soulever contre les politiques néolibérales. Au début, la rébellion était essentiellement spontanée et inorganisée – comme ce fut le cas du Caracazo [1] au Venezuela début 1989. Mais, par la suite, les candidats anti-néolibéraux ont commencé à gagner les élections et – au grand dam de l’Establishment de la politique étrangère américaine – un nombre croissant d’entre eux ont tenu leurs promesses de campagne et ont commencé à mettre en œuvre des mesures de lutte contre la pauvreté, ainsi que des politiques hétérodoxes qui ont réaffirmé le rôle de l’Etat dans l’économie. Entre 1999 et 2008, les candidats orientés à gauche – opposés à des degrés variables au néolibéralisme et à l’hégémonie américaine – ont remporté les élections présidentielles au Venezuela, au Brésil, en Argentine, en Uruguay, en Bolivie, au Honduras, en Equateur, au Nicaragua et au Paraguay.
Une bonne partie de l’histoire des efforts du gouvernement américain pour contenir et faire refluer la vague anti-néolibérale est accessible à travers les dizaines de milliers de câbles diplomatiques de WikiLeaks en provenance des missions diplomatiques américaines de la région, du début des années 2000 à 2010. Les câbles – que nous analysons dans le livre The WikiLeaks Files : The World According to U.S. Empire publié par Verso Books – révèlent jour après jour les mécanismes d’intervention politique des Etats-Unis en Amérique latine, transformant en pure dérision la position officielle du Département d’Etat qui proclame que « les Etats-Unis ne s’ingèrent pas dans la politique intérieure des autres pays ». Un soutien matériel et stratégique est apporté aux groupes d’opposition de droite, dont certains sont violents et anti-démocratiques. Les câbles donnent aussi une image édifiante de l’état d’esprit idéologique de guerre froide qui règne chez les diplomates américains, et les montre tentant de faire usage de mesures coercitives rappelant celles récemment appliquées pour étouffer la démocratie grecque.
Sans surprise, les grands médias ont largement occulté ou passé sous silence cette embarrassante chronique d’agression impériale, préférant se concentrer sur les rapports des diplomates américains qui faisaient état d’actions potentiellement embarrassantes ou illicites de la part de responsables étrangers. Les quelques experts ayant pignon sur rue qui ont proposé une analyse plus développée des câbles prétendent, et ce n’est guère étonnant, qu’il n’existe pas de véritable fossé entre la rhétorique officielle des Etats-Unis et la réalité dépeinte dans ces câbles. Selon les propres mots d’un spécialiste américain des relations internationales, « on n’y trouve nullement l’image des Etats-Unis comme marionnettistes tout-puissants essayant de tirer les ficelles de différents gouvernements pour servir les intérêts de leurs grandes entreprises ».
On ne trouve pas une telle image ? Lecteurs, jugez par vous-mêmes.
« Ce n’est pas du chantage… »
Fin 2005, Evo Morales remportait une écrasante victoire à l’élection présidentielle de Bolivie, avec un programme de réforme constitutionnelle, de droits pour les indigènes et la promesse de combattre la pauvreté et le néolibéralisme. Le 3 janvier, tout juste deux jours après sa prise de fonction, Morales recevait la visite de l’ambassadeur américain à La Paz, David L. Greenlee. L’ambassadeur n’y alla pas par quatre chemins : l’aide multilatérale à la Bolivie, soumise au feu vert des Etats-Unis, dépendrait de la bonne conduite du gouvernement de Morales. Cela aurait pu être une scène du Parrain.
L’ambassadeur montra l’importance cruciale des contributions américaines aux financements internationaux clés dont dépendait l’aide à la Bolivie, tels ceux de la Banque interaméricaine de développement (BID), de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international. « Lorsque vous pensez à la BID, vous devez penser aux Etats-Unis », commenta l’ambassadeur. « Ce n’est pas du chantage, c’est la simple réalité » (…) « J’espère qu’en tant que président de la Bolivie vous comprenez l’importance de cela », ajouta-t-il, « parce que si nos chemins se séparaient, ce ne serait bon ni pour la région, ni pour la Bolivie, ni pour les Etats-Unis ». [06LAPAZ6]
Néanmoins Evo Morales ne modifia pas son programme d’un iota. Dans les jours qui suivirent, il mit les bouchées doubles et présenta des plans de re-réglementation des marchés du travail, de renationalisation de l’industrie des hydrocarbures et d’une coopération renforcée avec l’ennemi juré des Etats-Unis, Hugo Chavez. En réponse, Greenlee suggéra un « menu de possibilités à la carte » pour tenter de contraindre Morales à se plier aux volontés de Washington. Parmi ces mesures : veto aux prêts multilatéraux de plusieurs millions de dollars, report de l’allègement multilatéral programmé de la dette, pressions pour décourager le versement d’aides par la Millenium Challenge Corporation [2] – aides que la Bolivie n’a jamais reçues bien qu’elle figure parmi les pays les plus pauvres de l’hémisphère - et suppression du « soutien matériel » aux forces de sécurité boliviennes. [06LAPAZ93]
Malheureusement pour le Département d’Etat, il devint très vite clair que les menaces de ce type seraient dûment ignorées. Morales avait déjà décidé de réduire drastiquement la dépendance de la Bolivie aux lignes de crédit multilatérales soumises au contrôle du Trésor américain. Quelques semaines après son intronisation, Morales annonça que la Bolivie cesserait d’être redevable au FMI et laisserait l’accord de prêt du Fonds expirer à son terme. Des années plus tard, Morales conseillera à la Grèce et aux autres pays européens endettés de suivre l’exemple de la Bolivie et de « se libérer économiquement du diktat du FMI ».
Faute de pouvoir contraindre Morales à se soumettre à ses ordres, le Département d’Etat joua alors la carte du renforcement de l’opposition bolivienne, et la région de la Media Luna [3], que cette dernière contrôlait, commença à recevoir une aide plus importante des Etats-Unis. Un câble d’avril 2007 propose « un effort accru de l’USAID [4] pour renforcer les gouvernements régionaux dans le but de faire contrepoids au gouvernement central ». [07LAPAZ1167]. Un rapport de 2007 de cette agence indique que son Bureau des initiatives de transition (Office of Transition Initiatives, OTI [5]) « avait approuvé 101 subventions pour un montant total de 4 066 131 dollars en vue d’aider les dirigeants des départements à opérer plus stratégiquement ». Des fonds furent également versés aux groupes indigènes qui « s’opposaient à la vision des communautés indigènes qu’avait Evo Morales ». [08LAPAZ717]
Au début de l’été 2015, le monde avait les yeux rivés sur le combat héroïque de la Grèce contre un diktat néolibéral désastreux. On a pu voir comment les autorités financières de la zone euro ont infligé au peuple grec une douloureuse correction publique avec un zèle sadique.
Lorsque le gouvernement de gauche de la Grèce décida d’organiser un référendum national sur le programme d’austérité imposé par la zone euro et le Fonds monétaire international (FMI), la Banque centrale européenne (BCE) se livra à des représailles en restreignant les liquidités des banques grecques. Ce qui provoqua une fermeture prolongée de ces établissements financiers et plongea la Grèce dans une récession encore plus grave.
Malgré le vote massif du peuple grec contre l’austérité, l’Allemagne et le cartel des créanciers européens ont pu bafouer la démocratie et obtenir exactement ce qu’ils voulaient : la complète soumission à leur programme néolibéral.
Au cours des quinze dernières années, un combat similaire contre le néolibéralisme a été livré dans tout le continent américain et, pour l’essentiel, sans la moindre information du public. Au début, Washington tenta de réprimer toute contestation en recourant à des méthodes encore plus féroces que celles utilisées contre la Grèce, mais le mouvement de résistance de l’Amérique latine contre l’agenda néolibéral a été largement couronné de succès. C’est un récit épique qui voit progressivement le jour grâce à l’exploration continue de l’énorme masse de câbles diplomatiques américains rendus publics par WikiLeaks.
Le néolibéralisme était très solidement implanté en Amérique latine bien longtemps avant que les autorités allemandes et celles de la zone euro ne commencent à imposer par la force des ajustements structurels à la Grèce et aux autres pays périphériques endettés. En recourant à la contrainte (les conditionnalités attachées aux prêts du FMI) et à l’endoctrinement (en formant les Chicago boys de la région), les Etats-Unis ont réussi, dès le milieu des années 1980, à répandre l’évangile de l’austérité fiscale, de la déréglementation, du prétendu « libre-échange », de la privatisation et de la réduction draconienne du secteur public à l’échelle de tout le continent.
Le résultat fut étonnamment semblable à ce que l’on a pu voir en Grèce : croissance stagnante (pratiquement aucune augmentation du revenu par tête d’habitant durant les deux décennies 1980-2000), pauvreté croissante, baisse du niveau de vie pour des millions de foyers, et pléthore de nouvelles opportunités pour les investisseurs et les grandes entreprises internationales avec, à la clé, des profits rapides.
A la fin des années 1980, la région commença à se rebeller et à se soulever contre les politiques néolibérales. Au début, la rébellion était essentiellement spontanée et inorganisée – comme ce fut le cas du Caracazo [1] au Venezuela début 1989. Mais, par la suite, les candidats anti-néolibéraux ont commencé à gagner les élections et – au grand dam de l’Establishment de la politique étrangère américaine – un nombre croissant d’entre eux ont tenu leurs promesses de campagne et ont commencé à mettre en œuvre des mesures de lutte contre la pauvreté, ainsi que des politiques hétérodoxes qui ont réaffirmé le rôle de l’Etat dans l’économie. Entre 1999 et 2008, les candidats orientés à gauche – opposés à des degrés variables au néolibéralisme et à l’hégémonie américaine – ont remporté les élections présidentielles au Venezuela, au Brésil, en Argentine, en Uruguay, en Bolivie, au Honduras, en Equateur, au Nicaragua et au Paraguay.
Une bonne partie de l’histoire des efforts du gouvernement américain pour contenir et faire refluer la vague anti-néolibérale est accessible à travers les dizaines de milliers de câbles diplomatiques de WikiLeaks en provenance des missions diplomatiques américaines de la région, du début des années 2000 à 2010. Les câbles – que nous analysons dans le livre The WikiLeaks Files : The World According to U.S. Empire publié par Verso Books – révèlent jour après jour les mécanismes d’intervention politique des Etats-Unis en Amérique latine, transformant en pure dérision la position officielle du Département d’Etat qui proclame que « les Etats-Unis ne s’ingèrent pas dans la politique intérieure des autres pays ». Un soutien matériel et stratégique est apporté aux groupes d’opposition de droite, dont certains sont violents et anti-démocratiques. Les câbles donnent aussi une image édifiante de l’état d’esprit idéologique de guerre froide qui règne chez les diplomates américains, et les montre tentant de faire usage de mesures coercitives rappelant celles récemment appliquées pour étouffer la démocratie grecque.
Sans surprise, les grands médias ont largement occulté ou passé sous silence cette embarrassante chronique d’agression impériale, préférant se concentrer sur les rapports des diplomates américains qui faisaient état d’actions potentiellement embarrassantes ou illicites de la part de responsables étrangers. Les quelques experts ayant pignon sur rue qui ont proposé une analyse plus développée des câbles prétendent, et ce n’est guère étonnant, qu’il n’existe pas de véritable fossé entre la rhétorique officielle des Etats-Unis et la réalité dépeinte dans ces câbles. Selon les propres mots d’un spécialiste américain des relations internationales, « on n’y trouve nullement l’image des Etats-Unis comme marionnettistes tout-puissants essayant de tirer les ficelles de différents gouvernements pour servir les intérêts de leurs grandes entreprises ».
On ne trouve pas une telle image ? Lecteurs, jugez par vous-mêmes.
« Ce n’est pas du chantage… »
Fin 2005, Evo Morales remportait une écrasante victoire à l’élection présidentielle de Bolivie, avec un programme de réforme constitutionnelle, de droits pour les indigènes et la promesse de combattre la pauvreté et le néolibéralisme. Le 3 janvier, tout juste deux jours après sa prise de fonction, Morales recevait la visite de l’ambassadeur américain à La Paz, David L. Greenlee. L’ambassadeur n’y alla pas par quatre chemins : l’aide multilatérale à la Bolivie, soumise au feu vert des Etats-Unis, dépendrait de la bonne conduite du gouvernement de Morales. Cela aurait pu être une scène du Parrain.
L’ambassadeur montra l’importance cruciale des contributions américaines aux financements internationaux clés dont dépendait l’aide à la Bolivie, tels ceux de la Banque interaméricaine de développement (BID), de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international. « Lorsque vous pensez à la BID, vous devez penser aux Etats-Unis », commenta l’ambassadeur. « Ce n’est pas du chantage, c’est la simple réalité » (…) « J’espère qu’en tant que président de la Bolivie vous comprenez l’importance de cela », ajouta-t-il, « parce que si nos chemins se séparaient, ce ne serait bon ni pour la région, ni pour la Bolivie, ni pour les Etats-Unis ». [06LAPAZ6]
Néanmoins Evo Morales ne modifia pas son programme d’un iota. Dans les jours qui suivirent, il mit les bouchées doubles et présenta des plans de re-réglementation des marchés du travail, de renationalisation de l’industrie des hydrocarbures et d’une coopération renforcée avec l’ennemi juré des Etats-Unis, Hugo Chavez. En réponse, Greenlee suggéra un « menu de possibilités à la carte » pour tenter de contraindre Morales à se plier aux volontés de Washington. Parmi ces mesures : veto aux prêts multilatéraux de plusieurs millions de dollars, report de l’allègement multilatéral programmé de la dette, pressions pour décourager le versement d’aides par la Millenium Challenge Corporation [2] – aides que la Bolivie n’a jamais reçues bien qu’elle figure parmi les pays les plus pauvres de l’hémisphère - et suppression du « soutien matériel » aux forces de sécurité boliviennes. [06LAPAZ93]
Malheureusement pour le Département d’Etat, il devint très vite clair que les menaces de ce type seraient dûment ignorées. Morales avait déjà décidé de réduire drastiquement la dépendance de la Bolivie aux lignes de crédit multilatérales soumises au contrôle du Trésor américain. Quelques semaines après son intronisation, Morales annonça que la Bolivie cesserait d’être redevable au FMI et laisserait l’accord de prêt du Fonds expirer à son terme. Des années plus tard, Morales conseillera à la Grèce et aux autres pays européens endettés de suivre l’exemple de la Bolivie et de « se libérer économiquement du diktat du FMI ».
Faute de pouvoir contraindre Morales à se soumettre à ses ordres, le Département d’Etat joua alors la carte du renforcement de l’opposition bolivienne, et la région de la Media Luna [3], que cette dernière contrôlait, commença à recevoir une aide plus importante des Etats-Unis. Un câble d’avril 2007 propose « un effort accru de l’USAID [4] pour renforcer les gouvernements régionaux dans le but de faire contrepoids au gouvernement central ». [07LAPAZ1167]. Un rapport de 2007 de cette agence indique que son Bureau des initiatives de transition (Office of Transition Initiatives, OTI [5]) « avait approuvé 101 subventions pour un montant total de 4 066 131 dollars en vue d’aider les dirigeants des départements à opérer plus stratégiquement ». Des fonds furent également versés aux groupes indigènes qui « s’opposaient à la vision des communautés indigènes qu’avait Evo Morales ». [08LAPAZ717]
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