4 OCTOBRE 2016 | PAR ILHEM RACHIDI In Mediapart
Rabat (Maroc), de notre correspondante.- Tahakoum : la domination de l’État profond ou l’autoritarisme – il n'en existe pas de traduction parfaite. Ce mot, remis au centre du débat politique par le chef du gouvernement Abdelilah Benkirane, a dominé l’actualité à l’approche des élections législatives prévues le 7 octobre. Depuis quelques semaines, le secrétaire général du Parti justice et développement (PJD, islamiste), à la tête du gouvernement pendant cinq ans, qui tente de se présenter comme un parti anti-système, en use et abuse. Quelques jours avant le début de la campagne, lors du grand oral de Sciences-Po, il assurait qu’il n’arrêterait de parler du tahakoum que lorsque celui-ci n’existerait plus (lire sur Tel quel ou le Desk).
Son allié politique, le ministre de l’habitat et de la ville et secrétaire général du PPS (ancien parti communiste, qui fait partie de la coalition gouvernementale) Nabil Benabdallah, aura été plus direct et aura obtenu le soutien de son parti, même s’il se fait désormais discret sur ce sujet – après avoir subi les foudres du cabinet royal, qui s’est fendu d’un rare communiqué pour dénoncer « un outil de diversion politique en période électorale ». Plus tard, c’était au tour du ministre de la justice et des libertés, Mustapha Ramid, de s’indigner sur Facebook : il y regrettait de ne pas être consulté par le ministère de l’intérieur pour la préparation des élections.
Cette série de déclarations témoigne des difficultés que rencontrent ceux qui se confrontent aux vrais décideurs, même lorsqu'ils sont des acteurs politiques éminents. Alors que ces élections étaient annoncées comme une confrontation entre le PAM (moderniste, créé en 2008 pour contrer le PJD) et le PJD (islamiste) et passionnaient peu, elles ont laissé émerger un enjeu plus fondamental : l’indépendance des acteurs politiques vis-à-vis de l’État profond. Un thème imposé par le PJD et le PPS, deux partis aux idéologies opposées que tout séparait lors du précédent scrutin, il y a cinq ans, et qui n’ont pas soutenu la contestation initiée en 2011 par les Jeunes du 20-Février, opposés au système de monarchie exécutive.
« Le tahakoum, c’est le pouvoir réel, le pouvoir central. L'objectif est de contrôler le jeu politique et les ressources économiques », explique Me Abdelaziz Nouaydi, ancien professeur de droit constitutionnel et de sciences politiques et ancien conseiller du premier ministre Abderramane Youssoufi (de 1998 à 2002), aujourd’hui avocat au barreau de Rabat et conseiller de Human Rights Watch ainsi que de Transparency International pour la région Afrique du Nord et Moyen-Orient. « Pour cela, tous les moyens sont bons, y compris en utilisant les partis dits de l'administration qui, s'ils ne sont pas majoritaires, sont toujours là dans des coalitions et des majorités sous contrôle. Autres moyens : des services publics qui ne sont pas neutres dans la concurrence et qui sont mobilisables le moment voulu… Le jeu politique ne peut se faire normalement dans ce contexte. »
De nombreux partis politiques sont « télécommandés », précise Abdelaziz Nouaydi, laissant seulement deux forces politiques crédibles et relativement indépendantes au sein du parlement issu des élections de 2011, selon lui : le PJD et le PPS. De même que la Fédération de la gauche démocratique (FGD), composée de trois partis de gauche dont le Parti socialiste unifié (PSU) de Nabila Mounib, qui avait soutenu la contestation en 2011 et qui a renoué avec la participation en 2015. Elle propose une troisième voie et suscite un réel espoir chez les militants et les sympathisants de gauche.
Face à ces contraintes, le PJD peut-il, s’il est reconduit, réellement lutter contre la mainmise du tahakoum sur la vie politique marocaine ? Rien n’est moins sûr. « Benkirane ne pourra jamais appliquer des mesures que le pouvoir central ne veut pas parce qu’il n'a pas le pouvoir et n’a pas d’alliés forts », poursuit Nouaydi. Il résume l’équation politique à laquelle fait face le chef du gouvernement depuis la victoire de son parti en 2011, compliquée par un contexte international peu favorable aux islamistes, surtout depuis l'apparition de Daech : « Nous avons un gouvernement qui a des opposants de l’intérieur, poursuit-il. Le gouvernement est faible. Benkirane n’a pas cessé de faire des concessions au pouvoir au niveau politique et social. Il a renoncé à ses pouvoirs constitutionnels et appliqué des mesures drastiques, parfois courageuses, pour sauvegarder les équilibres budgétaires et l'avenir des retraites. Le bilan pour ce qui est du combat contre la corruption reste médiocre, car elle est endémique et inhérente au système politique lui-même. »
Malgré ce bilan contesté, le PJD serait-il soudain devenu un réel opposant à l’État profond ? Cette question fait sourire de nombreux critiques du pouvoir. Car d’après eux, Benkirane a été beaucoup trop mesuré dans son opposition à cet État profond durant ces cinq dernières années. « Pourquoi il ne l’a pas fait, lutter contre le tahakoum ? » s’insurge Mohamed Boulaich, ancien d’Ilal Amam et membre du PSU de 2005 à 2015. « Il était là, sur place, tout près du tahakoum, des afarit et des tamassih [les démons et les crocodiles, mots utilisés par Benkirane pour désigner les forces de l’ombre – ndlr]. Il a abandonné une partie de ses droits constitutionnels. Il aurait pu grignoter pas mal de choses, il ne l’a pas fait. »
Pour le militant des droits humains et de la cause amazigh Ahmed Assid, le PJD tente, à travers ce débat sur le tahakoum, d’éviter un débat sur son bilan. « Il a été cinq ans au gouvernement, il ne va pas nous parler du tahakoum maintenant ! » lance-t-il. « Les islamistes sont gênés par la monarchie qui monopolise le pouvoir et c’est pourquoi ils parlent de tahakoum, en désignant les gens de l’entourage royal. C’est une manière de dénoncer la monarchie sans rentrer en conflit direct avec le roi parce que ce n’est pas dans leur intérêt. C’est la manière d’agir de la tendance ikhwaniya dans le monde entier. D’abord s’installer dans les institutions, puis essayer de casser les fondements de l’État moderne pour le remplacer par l’État religieux… Nous, quand nous en parlons, nous parlons d’un système autoritaire, où tous les pouvoirs sont concentrés dans les mêmes mains, où il n’y a pas de séparation des pouvoirs. Pour nous, c’est cela le tahakoum. La différence entre nous et les islamistes, c’est que les islamistes veulent démolir ce système pour créer un autre tahakoum au nom de la religion, un tahakoum sacré. Nous, les démocrates, ne voulons pas remplacer un tahakoum par un autre. »
Ce début de rébellion du PJD aura néanmoins suffi pour rappeler qu’il n’est pas en odeur de sainteté auprès des décideurs, malgré ses concessions. À mesure que les jours passent, la campagne ressemble de plus en plus à un référendum pour ou contre le PJD, dont le leader n’hésite pas à s’ériger en victime du « système ». À l’issue des communales et des régionales de septembre 2015, le PAM et le PJD étaient au coude-à-coude. Le PJD a nettement progressé en milieu urbain et remporté les mairies des principales villes, tandis que le PAM, qui préside cinq régions sur douze, est plus influent dans le monde rural.
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Rabat (Maroc), de notre correspondante.- Tahakoum : la domination de l’État profond ou l’autoritarisme – il n'en existe pas de traduction parfaite. Ce mot, remis au centre du débat politique par le chef du gouvernement Abdelilah Benkirane, a dominé l’actualité à l’approche des élections législatives prévues le 7 octobre. Depuis quelques semaines, le secrétaire général du Parti justice et développement (PJD, islamiste), à la tête du gouvernement pendant cinq ans, qui tente de se présenter comme un parti anti-système, en use et abuse. Quelques jours avant le début de la campagne, lors du grand oral de Sciences-Po, il assurait qu’il n’arrêterait de parler du tahakoum que lorsque celui-ci n’existerait plus (lire sur Tel quel ou le Desk).
Son allié politique, le ministre de l’habitat et de la ville et secrétaire général du PPS (ancien parti communiste, qui fait partie de la coalition gouvernementale) Nabil Benabdallah, aura été plus direct et aura obtenu le soutien de son parti, même s’il se fait désormais discret sur ce sujet – après avoir subi les foudres du cabinet royal, qui s’est fendu d’un rare communiqué pour dénoncer « un outil de diversion politique en période électorale ». Plus tard, c’était au tour du ministre de la justice et des libertés, Mustapha Ramid, de s’indigner sur Facebook : il y regrettait de ne pas être consulté par le ministère de l’intérieur pour la préparation des élections.
Cette série de déclarations témoigne des difficultés que rencontrent ceux qui se confrontent aux vrais décideurs, même lorsqu'ils sont des acteurs politiques éminents. Alors que ces élections étaient annoncées comme une confrontation entre le PAM (moderniste, créé en 2008 pour contrer le PJD) et le PJD (islamiste) et passionnaient peu, elles ont laissé émerger un enjeu plus fondamental : l’indépendance des acteurs politiques vis-à-vis de l’État profond. Un thème imposé par le PJD et le PPS, deux partis aux idéologies opposées que tout séparait lors du précédent scrutin, il y a cinq ans, et qui n’ont pas soutenu la contestation initiée en 2011 par les Jeunes du 20-Février, opposés au système de monarchie exécutive.
« Le tahakoum, c’est le pouvoir réel, le pouvoir central. L'objectif est de contrôler le jeu politique et les ressources économiques », explique Me Abdelaziz Nouaydi, ancien professeur de droit constitutionnel et de sciences politiques et ancien conseiller du premier ministre Abderramane Youssoufi (de 1998 à 2002), aujourd’hui avocat au barreau de Rabat et conseiller de Human Rights Watch ainsi que de Transparency International pour la région Afrique du Nord et Moyen-Orient. « Pour cela, tous les moyens sont bons, y compris en utilisant les partis dits de l'administration qui, s'ils ne sont pas majoritaires, sont toujours là dans des coalitions et des majorités sous contrôle. Autres moyens : des services publics qui ne sont pas neutres dans la concurrence et qui sont mobilisables le moment voulu… Le jeu politique ne peut se faire normalement dans ce contexte. »
De nombreux partis politiques sont « télécommandés », précise Abdelaziz Nouaydi, laissant seulement deux forces politiques crédibles et relativement indépendantes au sein du parlement issu des élections de 2011, selon lui : le PJD et le PPS. De même que la Fédération de la gauche démocratique (FGD), composée de trois partis de gauche dont le Parti socialiste unifié (PSU) de Nabila Mounib, qui avait soutenu la contestation en 2011 et qui a renoué avec la participation en 2015. Elle propose une troisième voie et suscite un réel espoir chez les militants et les sympathisants de gauche.
Face à ces contraintes, le PJD peut-il, s’il est reconduit, réellement lutter contre la mainmise du tahakoum sur la vie politique marocaine ? Rien n’est moins sûr. « Benkirane ne pourra jamais appliquer des mesures que le pouvoir central ne veut pas parce qu’il n'a pas le pouvoir et n’a pas d’alliés forts », poursuit Nouaydi. Il résume l’équation politique à laquelle fait face le chef du gouvernement depuis la victoire de son parti en 2011, compliquée par un contexte international peu favorable aux islamistes, surtout depuis l'apparition de Daech : « Nous avons un gouvernement qui a des opposants de l’intérieur, poursuit-il. Le gouvernement est faible. Benkirane n’a pas cessé de faire des concessions au pouvoir au niveau politique et social. Il a renoncé à ses pouvoirs constitutionnels et appliqué des mesures drastiques, parfois courageuses, pour sauvegarder les équilibres budgétaires et l'avenir des retraites. Le bilan pour ce qui est du combat contre la corruption reste médiocre, car elle est endémique et inhérente au système politique lui-même. »
Malgré ce bilan contesté, le PJD serait-il soudain devenu un réel opposant à l’État profond ? Cette question fait sourire de nombreux critiques du pouvoir. Car d’après eux, Benkirane a été beaucoup trop mesuré dans son opposition à cet État profond durant ces cinq dernières années. « Pourquoi il ne l’a pas fait, lutter contre le tahakoum ? » s’insurge Mohamed Boulaich, ancien d’Ilal Amam et membre du PSU de 2005 à 2015. « Il était là, sur place, tout près du tahakoum, des afarit et des tamassih [les démons et les crocodiles, mots utilisés par Benkirane pour désigner les forces de l’ombre – ndlr]. Il a abandonné une partie de ses droits constitutionnels. Il aurait pu grignoter pas mal de choses, il ne l’a pas fait. »
Pour le militant des droits humains et de la cause amazigh Ahmed Assid, le PJD tente, à travers ce débat sur le tahakoum, d’éviter un débat sur son bilan. « Il a été cinq ans au gouvernement, il ne va pas nous parler du tahakoum maintenant ! » lance-t-il. « Les islamistes sont gênés par la monarchie qui monopolise le pouvoir et c’est pourquoi ils parlent de tahakoum, en désignant les gens de l’entourage royal. C’est une manière de dénoncer la monarchie sans rentrer en conflit direct avec le roi parce que ce n’est pas dans leur intérêt. C’est la manière d’agir de la tendance ikhwaniya dans le monde entier. D’abord s’installer dans les institutions, puis essayer de casser les fondements de l’État moderne pour le remplacer par l’État religieux… Nous, quand nous en parlons, nous parlons d’un système autoritaire, où tous les pouvoirs sont concentrés dans les mêmes mains, où il n’y a pas de séparation des pouvoirs. Pour nous, c’est cela le tahakoum. La différence entre nous et les islamistes, c’est que les islamistes veulent démolir ce système pour créer un autre tahakoum au nom de la religion, un tahakoum sacré. Nous, les démocrates, ne voulons pas remplacer un tahakoum par un autre. »
Ce début de rébellion du PJD aura néanmoins suffi pour rappeler qu’il n’est pas en odeur de sainteté auprès des décideurs, malgré ses concessions. À mesure que les jours passent, la campagne ressemble de plus en plus à un référendum pour ou contre le PJD, dont le leader n’hésite pas à s’ériger en victime du « système ». À l’issue des communales et des régionales de septembre 2015, le PAM et le PJD étaient au coude-à-coude. Le PJD a nettement progressé en milieu urbain et remporté les mairies des principales villes, tandis que le PAM, qui préside cinq régions sur douze, est plus influent dans le monde rural.
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