Dans un entretien fleuve, Renaud Girard décrypte les stratégies d'influence des Etats-Unis, de la Russie et des acteurs régionaux au Levant. Pour le Grand reporter, seul un réalisme assumé peut amener à ne pas répéter les erreurs passées en Irak et en Syrie.
Renaud Girard est géopoliticien, grand reporter et correspondant de guerre. Chroniqueur international du Figaro, journal pour lequel il a couvert les principaux conflits de la planète depuis 1984, il est également professeur de Stratégie à Sciences Po Paris. Il a notamment publié Retour à Peshawar(éd. Grasset, 2010) et dernièrement Le Monde en guerre (éd. Montparnasse, 2016).
- La bataille de Mossoul a commencé. Peut-on dire qu'il s'agit du début de la fin pour l'État islamique?
Renaud GIRARD. - Il s'agit du début de la fin pour l'État islamique en tant qu'État, de la fin de cette espèce de Sunnistan qui a essayé de vivre de manière indépendante. En revanche ce n'est pas la fin de l'organisation terroriste «État islamique». Il faut bien faire la différence. On a trop souvent dit que l'État islamique n'était pas un État. La BBC dit toujours «te so called Islamic State» («le soi-disant État Islamique»). Pourtant, Daech contrôle un territoire, qui, certes, se réduit. Il dispose d'une administration et de tribunaux, qui nous paraissent certes barbares. Il y a aussi une hiérarchie civile avec le Calife Abou Bakr al-Baghdadi et militaire avec les anciens généraux de l'armée de Saddam Hussein. Enfin, l'État islamique prélève l'impôt. Daech a donc bien les éléments constitutifs d'un État. L'État islamique va donc disparaître comme État, mais pas comme organisation terroriste. Sur le terrain militaire à Mossoul, à l'image de toutes les guerres asymétriques, les militants islamistes sont passés maîtres dans l'art de l'esquive. Ils ne vont pas avoir la sottise de se prêter à un combat frontal. Ils vont reculer, s'évaporer, laissant des milliers de pièges et de mines derrière eux. Ils vont donc préférer la dissimulation pour ressurgir ailleurs. On peut par exemple penser au désert libyen. De plus, la fin prochaine de Daech en tant qu'État contrôlant un territoire (ni même son éventuelle disparition en tant qu'organisation terroriste, ce qui n'est pas à l'ordre du jour) n'implique la fin des attentats islamistes en Occident. Il y a eu des attentats avant Daech, il y en aura après, ils seront juste commis sous le drapeau d'autres organisations.
Il y a encore près d'un million et demi de civils à Mossoul. Alors que les opinions occidentales se sont émues de la situation à Alep, à quoi peut-on s'attendre sur un plan humanitaire pour cette bataille urbaine qui s'engage?
Pour l'instant, la situation à Mossoul est très dure pour les civils, principalement parce que Daech enlève des habitants pour s'en servir comme boucliers humains. Les Américains et la coalition internationale arriveront-ils à Mossoul à un résultat plus rapide, plus efficace que l'Armée syrienne à Alep, laquelle obtient des résultats très mauvais et utilise la torture, l'emprisonnement politique à vaste échelle? Cela reste à voir. On ose imaginer que cela a été pensé et qu'on ne va pas rééditer les erreurs passées de l'Irak. La bonne idée serait de faire en sorte que ce soient les tribus sunnites qui, elles-mêmes, se débarrassent des djihadistes de Daech. Si ça fonctionne, ça serait un très grand succès. L'Histoire est imprévisible, attendons de voir.
La plupart des observateurs parlent de crimes de guerre à Alep. La Russie s'est empressée de faire savoir qu'elle constatait aussi des crimes de guerre à Mossoul. Qu'en pensez-vous?
Quand il y a une guerre, il y a toujours des crimes de guerre! La guerre n'est pas belle. Pendant la Seconde Guerre mondiale, les Japonais en ont commis. Ils ont ensuite été sanctionnés lors du procès de Tokyo. Mais qu'en est-il du bombardement américain de Tokyo par bombes incendiaires en 1944 qui a fait plusieurs centaines de milliers de morts civiles? N'était-ce pas aussi des crimes de guerre? Le bombardement aérien n'est pas nouveau, il n'a pas commencé à Alep. En 1944, quand les Américains veulent mettre pied sur le continent européen, la ville de Saint-Lô est entièrement rasée la nuit du 6 au 7 juin 1944 parce que les Américains pensaient qu'il y avait des Allemands dans la gare. Il se trouve qu'il n'y en avait pas… mais il aurait pu y en avoir. Pourtant, cela ne donne pas raison aux nazis pour autant! Croire que dans la guerre, il n'y a que des militaires qui meurent, c'est une vision naïve de l'histoire. Ceci a pu correspondre à certaines guerres pendant une période relativement courte de l'histoire, disons de la bataille de Fontenoy en 1744 - «Messieurs les Anglais, tirez les premiers» - jusqu'à la Guerre de 14. Mais dès la Première Guerre mondiale, il y a eu beaucoup de civils tués et des atrocités commises.
Quand il y a une guerre, il y a toujours des crimes de guerre !
Ce qui est immoral, c'est la guerre! C'est pour ça que je combats dans mes écrits depuis trente ans le néoconservatisme et tous les acteurs politiques qui pensent, à la suite du sénateur Jackson aux États-Unis et dans une mauvaise interprétation du philosophe Leo Strauss, que leur idée de la justice, de la démocratie et des droits de l'Homme est plus importante que la paix et peut s'imposer par la force. En défenseur du réalisme politique, c'est-à-dire en Metternichien ou en Kissingerien, je pense que la paix est le bien le plus précieux.
Contrairement à ce que l'on pense parfois, la position réaliste n'a rien de cynique. Les réalistes ne sont pas des désabusés qui entre la paix et la démocratie choisiraient la paix. Au contraire, je pense que ce choix est illusoire, car il ne peut pas y avoir de démocratie s'il n'y a pas la paix. Comme la paix est la condition de la démocratie, vouloir imposer la démocratie par la force, comme le souhaitent les néoconservateurs, est un contresens. C'est ce que prouve l'exemple irakien: l'invasion de l'Irak a non seulement plongé le pays dans le chaos et nourri le terrorisme islamiste, mais en plus l'Irak n'a pas progressé d'un pouce vers la démocratie. Les Irakiens ont perdu la paix, mais n'ont pas gagné la liberté.
Quel est votre regard sur la situation à Alep?
La souffrance des populations civiles à Alep est intolérable. Si notre compassion était réelle, nous ne resterions pas là, les bras ballants, nous contentant d'une indignation médiatique de bon aloi. Nous passerions à l'action. Mais pour agir, il faut tenir compte des réalités, car, par définition, la réalité exerce un pouvoir de contrainte. Comme disait Lacan, «le réel, c'est quand on se cogne.» Or, ici, la réalité, c'est que des exactions sont commises des deux côtés et que nous ne pouvons pas intervenir militairement contre Bachar, ne serait-ce que parce qu'il est protégé par la Russie et que nous n'avons personne à mettre à sa place. Il faut donc prendre les réalités telles qu'elles sont et parler avec Bachar.
C'est le réalisme seul qui pourra sauver Alep.
D'ailleurs, c'est le réalisme seul qui pourra sauver Alep. C'est justement parce que cette guerre est horrible qu'il faut parler avec Bachar. Bachar appartient à un clan qui est au pouvoir depuis 46 ans. Il est soutenu par les Russes et l'Iran, représente l'appareil d'État, est puissant militairement et a le soutien d'une partie importante de la population (toutes les minorités, mais aussi une partie des sunnites), c'est donc un acteur incontournable. Et, puisqu'on ne fait de la politique que sur des réalités il faut lui parler (comme il faut aussi parler aux rebelles salafistes), même si c'est désagréable. Si la guerre est si longue et sanglante, c'est parce que Bachar et les rebelles représentent tous deux l'une des faces de la société syrienne, qui est très polarisée: il n'y aura donc pas de sortie de crise si on refuse de parler aux rebelles ou à Bachar. Si on ne parle pas à Bachar, nous n'aurons jamais la paix et le bain de sang continuera. N'oublions pas qu'il a fallu parler aux Serbes pour faire les accords de Dayton et en finir avec la guerre de Bosnie. Si on avait parlé à Bachar et si on avait proposé/imposé une médiation, il n'y aurait pas aujourd'hui le massacre d'Alep. En rompant avec lui, nous nous sommes donc privés de tout moyen de négociation avec lui, ce qui l'a incité à durcir sa répression. Nous avons donc une part de responsabilité dans les massacres par notre refus de parler à Bachar. La vraie morale (qui est d'aider les habitants d'Alep) se moque de nos indignations.
Si notre compassion pour Alep est sincère, alors nous devons surmonter notre répugnance instinctive (et légitime) et accepter de parler avec Bachar pour sauver ce qui peut encore l'être.
Pour Alep, je propose la solution suivante: ne pas attendre un grand règlement global de la question syrienne, mais conclure une paix locale. Pour cela, les rebelles doivent déposer les armes et en appeler à l'ONU, aux États-Unis, à la Russie (qui, en tant que soutien de Damas, peut contrôler le régime syrien) et à la Turquie (qui est le protecteur des rebelles) pour garantir leur sécurité et s'assurer que le régime syrien ne commettra pas d'exactions contre eux.
Ne faudrait-il pas en plus venir en aide aux rebelles à Alep?
Non. À Alep, il y a deux catégories de gens: les rebelles et les civils, qui sont utilisés comme boucliers par les rebelles. Ce sont les civils qu'il faut aider (par la diplomatie et l'action humanitaire), pas les rebelles. Les rebelles sont des militants islamistes, qui se livrent à de nombreuses exactions.
Méditons les leçons du passé. Ne commettons pas la même erreur qu'en Afghanistan où pour lutter contre les Soviétiques, nous avons nourri un serpent dans notre sein en soutenant Ben Laden ou le fanatique Gulbuddin Hekmatyar (responsable de la mort de 10 soldats français en 2008). Ne commettons pas la même erreur qu'en Irak où le renversement d'un dictateur laïc et inoffensif pour l'Occident a déstabilisé toute la région et mené au chaos, à la persécution des chrétiens et à Daech.
Méditons les leçons du passé. Ne commettons pas la même erreur qu'en Afghanistan où pour lutter contre les Soviétiques, nous avons nourri un serpent dans notre sein en soutenant Ben Laden.
N'oublions pas que, comme le décrivait déjà Michel Seurat, Alep est une ville où l'implantation islamiste est très ancienne. En 1973, Hafez el-Assad propose une constitution laïque, mais des émeutes islamistes éclatent à Hama, Oms et surtout à Alep (qui est la deuxième ville du pays, le poumon économique). Il accepte de faire une concession en faisant inscrire dans la Constitution que le Président doit être musulman.
Le principal groupe rebelle à Alep est le Front Al-Nosra, branche syrienne d'Al Qaeda. Pour des raisons médiatiques. En reprenant le nom antique de «Cham» pour désigner la Syrie, il montre son mépris pour la réalité nationale moderne de la Syrie. Or, ce groupe a commis de nombreuses exactions. Le 9 septembre 2013, la ville historique chrétienne de Maaloula, au nord de Damas, est attaquée par le front Al-Nosra. Dans la ville, les djihadistes saccagent alors les églises, occupent les monastères et tuent au moins 20 civils et en enlèvent 15 autres. Le 11 décembre 2013, Al-Nosra a infiltré la ville industrielle d'Adra (au nord-est de Damas): au moins 32 civils alaouites, chrétiens, druzes et ismaélites ont été massacrés. Certaines personnes ont été décapitées.
À cause de son idéologie et de ces exactions, Al-Nosra n'a pas bonne presse auprès de l'opinion syrienne. D'après un sondage mené en juillet 2015 en Syrie par l'institut international ORB, 63% des Syriens ont une mauvaise image d'Al-Nosra (22 plutôt négative et 41 très négative). En mars 2016, des centaines d'habitants sunnites de la ville de Ma'arrat al-Numan (nord-ouest) ont manifesté dans les rues, au péril de leur vie, pour demander le départ du Front al-Nosra.
Renaud Girard est géopoliticien, grand reporter et correspondant de guerre. Chroniqueur international du Figaro, journal pour lequel il a couvert les principaux conflits de la planète depuis 1984, il est également professeur de Stratégie à Sciences Po Paris. Il a notamment publié Retour à Peshawar(éd. Grasset, 2010) et dernièrement Le Monde en guerre (éd. Montparnasse, 2016).
- La bataille de Mossoul a commencé. Peut-on dire qu'il s'agit du début de la fin pour l'État islamique?
Renaud GIRARD. - Il s'agit du début de la fin pour l'État islamique en tant qu'État, de la fin de cette espèce de Sunnistan qui a essayé de vivre de manière indépendante. En revanche ce n'est pas la fin de l'organisation terroriste «État islamique». Il faut bien faire la différence. On a trop souvent dit que l'État islamique n'était pas un État. La BBC dit toujours «te so called Islamic State» («le soi-disant État Islamique»). Pourtant, Daech contrôle un territoire, qui, certes, se réduit. Il dispose d'une administration et de tribunaux, qui nous paraissent certes barbares. Il y a aussi une hiérarchie civile avec le Calife Abou Bakr al-Baghdadi et militaire avec les anciens généraux de l'armée de Saddam Hussein. Enfin, l'État islamique prélève l'impôt. Daech a donc bien les éléments constitutifs d'un État. L'État islamique va donc disparaître comme État, mais pas comme organisation terroriste. Sur le terrain militaire à Mossoul, à l'image de toutes les guerres asymétriques, les militants islamistes sont passés maîtres dans l'art de l'esquive. Ils ne vont pas avoir la sottise de se prêter à un combat frontal. Ils vont reculer, s'évaporer, laissant des milliers de pièges et de mines derrière eux. Ils vont donc préférer la dissimulation pour ressurgir ailleurs. On peut par exemple penser au désert libyen. De plus, la fin prochaine de Daech en tant qu'État contrôlant un territoire (ni même son éventuelle disparition en tant qu'organisation terroriste, ce qui n'est pas à l'ordre du jour) n'implique la fin des attentats islamistes en Occident. Il y a eu des attentats avant Daech, il y en aura après, ils seront juste commis sous le drapeau d'autres organisations.
Il y a encore près d'un million et demi de civils à Mossoul. Alors que les opinions occidentales se sont émues de la situation à Alep, à quoi peut-on s'attendre sur un plan humanitaire pour cette bataille urbaine qui s'engage?
Pour l'instant, la situation à Mossoul est très dure pour les civils, principalement parce que Daech enlève des habitants pour s'en servir comme boucliers humains. Les Américains et la coalition internationale arriveront-ils à Mossoul à un résultat plus rapide, plus efficace que l'Armée syrienne à Alep, laquelle obtient des résultats très mauvais et utilise la torture, l'emprisonnement politique à vaste échelle? Cela reste à voir. On ose imaginer que cela a été pensé et qu'on ne va pas rééditer les erreurs passées de l'Irak. La bonne idée serait de faire en sorte que ce soient les tribus sunnites qui, elles-mêmes, se débarrassent des djihadistes de Daech. Si ça fonctionne, ça serait un très grand succès. L'Histoire est imprévisible, attendons de voir.
La plupart des observateurs parlent de crimes de guerre à Alep. La Russie s'est empressée de faire savoir qu'elle constatait aussi des crimes de guerre à Mossoul. Qu'en pensez-vous?
Quand il y a une guerre, il y a toujours des crimes de guerre! La guerre n'est pas belle. Pendant la Seconde Guerre mondiale, les Japonais en ont commis. Ils ont ensuite été sanctionnés lors du procès de Tokyo. Mais qu'en est-il du bombardement américain de Tokyo par bombes incendiaires en 1944 qui a fait plusieurs centaines de milliers de morts civiles? N'était-ce pas aussi des crimes de guerre? Le bombardement aérien n'est pas nouveau, il n'a pas commencé à Alep. En 1944, quand les Américains veulent mettre pied sur le continent européen, la ville de Saint-Lô est entièrement rasée la nuit du 6 au 7 juin 1944 parce que les Américains pensaient qu'il y avait des Allemands dans la gare. Il se trouve qu'il n'y en avait pas… mais il aurait pu y en avoir. Pourtant, cela ne donne pas raison aux nazis pour autant! Croire que dans la guerre, il n'y a que des militaires qui meurent, c'est une vision naïve de l'histoire. Ceci a pu correspondre à certaines guerres pendant une période relativement courte de l'histoire, disons de la bataille de Fontenoy en 1744 - «Messieurs les Anglais, tirez les premiers» - jusqu'à la Guerre de 14. Mais dès la Première Guerre mondiale, il y a eu beaucoup de civils tués et des atrocités commises.
Quand il y a une guerre, il y a toujours des crimes de guerre !
Ce qui est immoral, c'est la guerre! C'est pour ça que je combats dans mes écrits depuis trente ans le néoconservatisme et tous les acteurs politiques qui pensent, à la suite du sénateur Jackson aux États-Unis et dans une mauvaise interprétation du philosophe Leo Strauss, que leur idée de la justice, de la démocratie et des droits de l'Homme est plus importante que la paix et peut s'imposer par la force. En défenseur du réalisme politique, c'est-à-dire en Metternichien ou en Kissingerien, je pense que la paix est le bien le plus précieux.
Contrairement à ce que l'on pense parfois, la position réaliste n'a rien de cynique. Les réalistes ne sont pas des désabusés qui entre la paix et la démocratie choisiraient la paix. Au contraire, je pense que ce choix est illusoire, car il ne peut pas y avoir de démocratie s'il n'y a pas la paix. Comme la paix est la condition de la démocratie, vouloir imposer la démocratie par la force, comme le souhaitent les néoconservateurs, est un contresens. C'est ce que prouve l'exemple irakien: l'invasion de l'Irak a non seulement plongé le pays dans le chaos et nourri le terrorisme islamiste, mais en plus l'Irak n'a pas progressé d'un pouce vers la démocratie. Les Irakiens ont perdu la paix, mais n'ont pas gagné la liberté.
Quel est votre regard sur la situation à Alep?
La souffrance des populations civiles à Alep est intolérable. Si notre compassion était réelle, nous ne resterions pas là, les bras ballants, nous contentant d'une indignation médiatique de bon aloi. Nous passerions à l'action. Mais pour agir, il faut tenir compte des réalités, car, par définition, la réalité exerce un pouvoir de contrainte. Comme disait Lacan, «le réel, c'est quand on se cogne.» Or, ici, la réalité, c'est que des exactions sont commises des deux côtés et que nous ne pouvons pas intervenir militairement contre Bachar, ne serait-ce que parce qu'il est protégé par la Russie et que nous n'avons personne à mettre à sa place. Il faut donc prendre les réalités telles qu'elles sont et parler avec Bachar.
C'est le réalisme seul qui pourra sauver Alep.
D'ailleurs, c'est le réalisme seul qui pourra sauver Alep. C'est justement parce que cette guerre est horrible qu'il faut parler avec Bachar. Bachar appartient à un clan qui est au pouvoir depuis 46 ans. Il est soutenu par les Russes et l'Iran, représente l'appareil d'État, est puissant militairement et a le soutien d'une partie importante de la population (toutes les minorités, mais aussi une partie des sunnites), c'est donc un acteur incontournable. Et, puisqu'on ne fait de la politique que sur des réalités il faut lui parler (comme il faut aussi parler aux rebelles salafistes), même si c'est désagréable. Si la guerre est si longue et sanglante, c'est parce que Bachar et les rebelles représentent tous deux l'une des faces de la société syrienne, qui est très polarisée: il n'y aura donc pas de sortie de crise si on refuse de parler aux rebelles ou à Bachar. Si on ne parle pas à Bachar, nous n'aurons jamais la paix et le bain de sang continuera. N'oublions pas qu'il a fallu parler aux Serbes pour faire les accords de Dayton et en finir avec la guerre de Bosnie. Si on avait parlé à Bachar et si on avait proposé/imposé une médiation, il n'y aurait pas aujourd'hui le massacre d'Alep. En rompant avec lui, nous nous sommes donc privés de tout moyen de négociation avec lui, ce qui l'a incité à durcir sa répression. Nous avons donc une part de responsabilité dans les massacres par notre refus de parler à Bachar. La vraie morale (qui est d'aider les habitants d'Alep) se moque de nos indignations.
Si notre compassion pour Alep est sincère, alors nous devons surmonter notre répugnance instinctive (et légitime) et accepter de parler avec Bachar pour sauver ce qui peut encore l'être.
Pour Alep, je propose la solution suivante: ne pas attendre un grand règlement global de la question syrienne, mais conclure une paix locale. Pour cela, les rebelles doivent déposer les armes et en appeler à l'ONU, aux États-Unis, à la Russie (qui, en tant que soutien de Damas, peut contrôler le régime syrien) et à la Turquie (qui est le protecteur des rebelles) pour garantir leur sécurité et s'assurer que le régime syrien ne commettra pas d'exactions contre eux.
Ne faudrait-il pas en plus venir en aide aux rebelles à Alep?
Non. À Alep, il y a deux catégories de gens: les rebelles et les civils, qui sont utilisés comme boucliers par les rebelles. Ce sont les civils qu'il faut aider (par la diplomatie et l'action humanitaire), pas les rebelles. Les rebelles sont des militants islamistes, qui se livrent à de nombreuses exactions.
Méditons les leçons du passé. Ne commettons pas la même erreur qu'en Afghanistan où pour lutter contre les Soviétiques, nous avons nourri un serpent dans notre sein en soutenant Ben Laden ou le fanatique Gulbuddin Hekmatyar (responsable de la mort de 10 soldats français en 2008). Ne commettons pas la même erreur qu'en Irak où le renversement d'un dictateur laïc et inoffensif pour l'Occident a déstabilisé toute la région et mené au chaos, à la persécution des chrétiens et à Daech.
Méditons les leçons du passé. Ne commettons pas la même erreur qu'en Afghanistan où pour lutter contre les Soviétiques, nous avons nourri un serpent dans notre sein en soutenant Ben Laden.
N'oublions pas que, comme le décrivait déjà Michel Seurat, Alep est une ville où l'implantation islamiste est très ancienne. En 1973, Hafez el-Assad propose une constitution laïque, mais des émeutes islamistes éclatent à Hama, Oms et surtout à Alep (qui est la deuxième ville du pays, le poumon économique). Il accepte de faire une concession en faisant inscrire dans la Constitution que le Président doit être musulman.
Le principal groupe rebelle à Alep est le Front Al-Nosra, branche syrienne d'Al Qaeda. Pour des raisons médiatiques. En reprenant le nom antique de «Cham» pour désigner la Syrie, il montre son mépris pour la réalité nationale moderne de la Syrie. Or, ce groupe a commis de nombreuses exactions. Le 9 septembre 2013, la ville historique chrétienne de Maaloula, au nord de Damas, est attaquée par le front Al-Nosra. Dans la ville, les djihadistes saccagent alors les églises, occupent les monastères et tuent au moins 20 civils et en enlèvent 15 autres. Le 11 décembre 2013, Al-Nosra a infiltré la ville industrielle d'Adra (au nord-est de Damas): au moins 32 civils alaouites, chrétiens, druzes et ismaélites ont été massacrés. Certaines personnes ont été décapitées.
À cause de son idéologie et de ces exactions, Al-Nosra n'a pas bonne presse auprès de l'opinion syrienne. D'après un sondage mené en juillet 2015 en Syrie par l'institut international ORB, 63% des Syriens ont une mauvaise image d'Al-Nosra (22 plutôt négative et 41 très négative). En mars 2016, des centaines d'habitants sunnites de la ville de Ma'arrat al-Numan (nord-ouest) ont manifesté dans les rues, au péril de leur vie, pour demander le départ du Front al-Nosra.
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